i^Zi-ii^ t^x^vcu'i T 3 9007 0321 6252 DATE DUE V or I SHELLEY ŒUVRES POÉTIQUES COMPLETES SHELLEY ŒUVRES POETIQUES COMPLETES Traduction F. RABBE II Les Ceuci. — Prométliée délivré. La Magicienne de l'Atlas. — Epipsycliidiou. — Adonais. Hellas. PARIS NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE ALr.EUT SAVIAE, ÉDITEUR 18, UUE DROUOT, 18 1887 Tous droit; réservé? f ~ JUGEMENTS DE LA CUIÏIQUE SUR SHELLEY ET SON THADUCTEUR FRANÇAIS « Si nous inlrodiiisions Shelley auprès de nos lecleurs, ils leraienl des comparaisons, el ils ont du llair... « Il y a un homme sur le comple de (}ui le monde s'est méchaniment, i^rossièremenl et hrulalement trompé. iMain- tenanl qu'il est mort, peut-être lui rendra-t-il justice. » Hyiîon. « Shelley, honni de son temps, à peine deviné ])ar ses meilleurs amis, nous apparaît aujourd'hui comme un de ces malheureux el hienheureux solitaires, qui, pénc'trés des aspirations inconscientes de leur époque, sont par là même en coulracdilion llai>iaule avec la société qui les environne. Ils demeurent un mystère pour leurs contemporains et vivent dans le cercle magique de leurs rêves comme dans une île escarpée el inaccessihle. Privés de riiomma;,^e des vivants, ils jouissenl dun privilège auliemeul enviable, puisqii ils habitent une région supérieure aux vicissitudes du siècle. Par lame de leur pensée, ils sont de tous les tem|(S, car ils se rattachent à tout ce ([uil y a de plus noble dans le passé, comme ils annoncent ce (juil y a de plu I bear, dans l'avenir. » Edoiaiîd Sculkk. Ri'VHf (les Dctix-Mondi'^-. V février 1877. II («aVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY « Shcllcy, le moins égoïste des hommes, a eu beausincli- iier im instant devant les prétentions bruyantes et popu- laires de IJyron, le temps a définitivement remis à leurs places riiomme généreux et l'homme envieux. Otez à Byron sou enjouement <'yni(|ue et son éloquence sentimentale, mélange inégal de Louvet et de Rousseau, ôte/.-lui la puissance d'imagination satirique, ses nobles élans révolu- tionnaires et ses grandes qualités de combattant, il ne restera de ce géant manqué qu'un poète de troisième ordre, le moins viril et le plus égoïste des hommes de lettres. Otez à Shelley sa toi sublime, son dévouement héroïque, son amour du droit et de Tidéal, il sera toujours un des plus grands poètes de tous les siècles. » Al(;f,hxox-(-haki,ks Swinkium;. « Shelley a été poète dans toutes les acceptions de ce mot, qui en a tant. » K.-I). Four.uKS. Orif/ltitiii.r ri licaii.r csjirils ilc /Wiii//flcrrr (■oiilciii/ior/iliic. « Shelley grandit davantage à mesure (|ue l'on s'éloigne de la date de sa mort. Son nom inconnu en France ne lardeia pas à prendre place dans TKurope entière auprès (lu nom de IJyron, (|uil ('clipseia sans doiilc aux yeux de la postérité. » Ouïsse Bahot. lîcrKv aiiiffiiijxiniiiir. 30 novembre 18G7. « Nous (loiiliMis (|u un :iiili'i' poète miMJenie ail possédé à un i'-;.;:)! degr(> les plus hautes <|ualil*-s des plus grands maîtres anciens. Les mots de hardc cl d'inspiration, (|iii semblent si froids et si aiïecli's <|uaiid on les appli(|ue à daiiires ('ciivains luoilernes, oui une piopiit'-lé |)arl'aite qujuil nu les applique i\ Sbelley. Ce u'esl pas un auteur, mais un barde; sa |i()e-.ie ne semble pas de l'art, mais de linspiiatiou. > '.M \(M I \v. œUYRES POÉTIQUKS DE SHELLEY III « Ou n'a liiit'ie vu d'cspril dont la pensée planât plus haut et plus loin des ehoses réelles. In profond sentiment i;erniani(|ue alli<,' à des ('molions païennes a ])roduit sa poésie , poésie panthéiste, et pourtant pensive, presque grecque et pourtant anglaise, où la fantaisie joue comme une enfant folle et songeuse avec le magnifique écheveau des formes et des couleurs. Mais quelle ardeur secrète par delà ces splendides images, et comme on sent la cha- leur de la fournaise par delà les fantômes colorés qu'elle fait flotter sur Thorizon ! Quelqu'un depuis Shakespeare et Spencer a-l-il trouvé des extases aussi tendres et aussi grandioses ?... Tout vit ici. tout respire et désire. » T.VINE. Hisltiirc (Ir lu liltcrtidirc ani/luiac. « Wordsworth avait chanté l'hymen de la nature et de Ihonnne ; Shelley, c'est l'hymen même qui s'accomplit dans toute livresse de la jeunesse, hymen incessamment renouvelé de lame en ce qu'elle a de plus profond, de plus passager ou de i)lus intime, avec toutes les apparences de la nature les plus durables ou les plus évanescentes... Dans la vie réelle, cette puissance d'enchantement et d'illusion a transfigiiié les êtres quelle rencontrait et qu'elle transportait au ciel, quitte à retomber brisée sur la terre sous les insultes-et les trahisons de la réalité. Ainsi tous ses rêves ont été vécus, comme toute sa vie a été rêvée. Sa destinée d'homme et de poète s'est épanouie tout entière, les racines dans la vie, la fleur dans le songe. Impossible de distinguer Ihomme du poète ; ils ne font qu'un dès le premier battement, et delà la réalité saisis- sante de ces créations nuageuses et la variété infinie de leur monotonie. » . J.\MES D.XRMFSTETER. Essais de liltcratare amjiaise, 1883. « Saisir nellement certains aspects de la vie et les rendre avec perfection ne satisfait pas pleinement Shelley. Il cher- IV caavuKs poetiqies du; siielley clie à aller an loud de lout, el 11 est plein du piesseuliiiienl de la vieoeculle des choses. 11 crée à nouveau loul ce quil touche; ses iuiaj^es ne sont nulle part ailleurs... Tout à fait septentrional par son amour de l'au-delà et du sans-bornes, Shelley est pres(|ue un Grec par son libre esprit et sa vision lumineuse de la nature... Il est, à cou|) sûr, très supérieur à Hyron par la sincérité de linspiralion et une absence complète de pose et de romantisme ; par la pensée plus pure et plus haute ; par un senliment plus profond de la nature; par une i;ràce idéale, une exquise fantaisie ; j>ar la richesse du rythme et la plénitudt; de riiarmouie. enliu, par une langue toujours vivante et splendide , bien plus neuve (|uc celle de Byron. » .Mviitici: HoiciiOK. « .\ y regarder de près, Shelley a bien été le seul des spéculatifs anglais <|ui ait aimé de ccrur llniversalilé des Ktres. Son àine plonge au sein des Phénomènes de la Nature: et voilà que leur vie se dilate et s'épand au dehors. Le Nuage raconte ses métamorphoses, et la Sensi- tive salaiiguil d'amour... Les mille sensations des choses fréîmissent : leurs mille teintes se colorent: leurs mille transformations se l'épondent : et le cercle dliaiinonie du /Vo»k7/k% dt'/ù'rt'étreint toutes les vibrations del'L'nivers. » (Iaiuuki. Sauu.vzi.n. l'oitra modcrnrs édition KLKMIR BOURGES Sons la Hache, 1' édition Le Crépnscule des Dieux, 2'- edit. CHARLES lîUKT M.adame la Connétable Contes moiineurs Médaillons et Camées ROr.KRT .i Francfort Jésus, à *{ fr. 50 NARCIS OI.LER Le Papillon, avec prélace d'EMiLE Zoi.A, traduction Savine, 2*^ édit. E. PARnO BAZAN Le Natnralisme. 2'^ édition PEREZ GALDOS Dona Perfecta, traduction Lugol, 2" édition PIEP.P.E PEUGEOT L'Esprit allemand, 2" édition.... ALlSEPvT PINARD Madame X PAUL POUROT Premiers soupirs .JEAN RAMEAU La Vie et la Mort, 2'^ édition.... .T. -II. ROSNV Nell Horn (de l'Armée du Saint), 2" édition LÉO ROUAN ET Chambre d'Hôtel, 2'" édition CAMILLE HE SAINTE-CROIX La Mauvaise Aventure, 2'' édition (JRÉGOR SAMAROW (Oscar M('iliiiii) Les Scandales de Berlin, 7*' édit. 2 L'Ecroulement d'un Empire 2 Mines et Contre-mines 2 AI.l'.KRT SA VINE Les Etapes d'un naturaliste .... 1 geor(;es .sKuvii.REs Iloseline, 2'' édition t SHELLEY Œuvres i)oétiques complètes , irad. Kaiiiii-: 3 AUREI) SIRVEN ET A. LAIRIQUE Le Valet assassin, 3" édition .... 1 LOUIS TIERCELIN Amourettes, 2" é TUÉZENICK Les (iens qui >'amusent, 2» édit. 1 .lUAN \ALERA Le Commandeur Mendoza, tr.'id. S\\ lm:, 3' cdiiidn 1 GIONANNI VEUliA Les MalavoKlia, :'>" édition 1 .H l.i:S VIItAL m C'i'iir IVIé. •• rdiiinn 1 Ulanehes Mains, ".i" cililiun 1 luui^. - lni|iiiiiierio E. Aiiaiilt et Cie. LES CENCI TRAGÉDIE EN CINQ ACTES 1819 Rabbe. n. — i A M. Henri MERCIER Tiaduilcur de Keats. Le fradiirlciir de Slicllci/, F. Uabbe. « These are two f'rienih whose lif'es trere undivided; « So let their memory he, nou^ then have glided « Under the ffrnve.... » SUKI.LKY. DEDICACE A LEIGH HUNT Mon cher ami, c'est d'un lointain pays, et aprè.? des mois qui m ont semblé des années, que j'inscris votre nom en tête du dernier de mes essais littérai- res. Les écrits que j'ai jiubliés jusquici n'ont guère été autre chose que des visions, où fai voulu joer- sonnifier mes propres conceptions du beau et du juste. J'y fais la pi art des défauts littéraires qui viennent de la jeunesse et de l'impat'ience ; ce sont les rêves de ce qui devrait être, ou peut être. Le drame cpue je vous présente est une triste réalité. Je mets de côté la jirésomptueuse attitude du poHe enseignant; je me contente d'y peindre, avec les couleurs queme fournit mon propre cœur, ce qui a été. Si j'avais connu quelqu'un plus Iiaulement doué que vous de tout ce qui fait le vrai mérite d'un homm.e, j'aurais sollicité jjour cet ouvrage l'honneur de son nom. Quelqu' u)i de plus noble, de plus ho- norable, de pluslionnète et de plus brace; quelqu'un dune tolérance plus élevée à l'égard de tous ceux qui pensent ou agissent mal, et en même temps 4 DÉDICACE plus jnir de tout mal; quelquun qui sache mieux recevoir et dispenser un bioifait, tout en étant tou- jours condamné à donner beaucoup plus quil ne jjeut recevoir ; quelqu'un de vie et de mœurs plus simples, et (clans la plus haute acception du mot) 2')lus pures, je n'en ai jamais connu; et j'avais ce- pendant déjà été lieureux en amitiés, ([uand votre notn s'est ajouté à la liste. Puissions-nous dans cette patiente et irréconci- liable Jiaine pour la tyrannie et l' imposture domes- tique et politique, qu'a si hautement fait éclater tout le cours de votre vie, et à laquelle, si j'avais la santé et les talents, je dévouerais la mienne, puissions- nous vivre et mourir en nous encoura- geant l'un l'autre dans notre tâche! Soyez heureux ! Votre ami affectionné, Percy B. Shelley. Rome, t2!) mai iSl!.). PREFACE Dans UK'S voyai^fs eu Ilalic on iiic coiiiimiiii(|ii:i un manuscrit, copié dans les Aichivos du palais dos C.cuci à Rome, contenant le récit détaillé des horreurs qui abou- tirent à l'extinction dune des plus nobles et des plus riches familles de cette ville pendant le pontificat de Clément VIII. en Tannée 1599. Voici l'histoire : Un vieillard, ajjrès avoir passé sa vie dans la débauche et la perversité, Unit par concevoir une implacable haine contre ses propres enfants ; cette haine se manifesta à l'égard de sa fille sous la forme d'une passion incestueuse, aggravée par toutes sortes de cruautés et de violences. Cette fille, après avoir longtemps essayé en vain d'échapper à ce qu'elle considérait comme une souillure ineftaçable pour son corps et son àme, complota à la fin, avec sa belle-mère et son frère, le meurtre de leur commun tyran. La jeune vierge, réduite à une si terrible extrémité en obéissant à une impulsion plus forte que son horreur, était certainement une charmante et adorable créature, faite pour plaire et être admirée, et ainsi violemment détournée de sa nature par la nécessité des circonstances et de rojunion. La conspiration fut promplement découverte; et, malgré les plus instantes prières adressées au pape par les plus hauts personnages de Rome, les coupables furent mis à mort. Le vieillard, durant sa vie, avait à plusieurs reprises acheté au pape son pardon pour des crimes capitaux, d'une inexprimable énormité, au prix de cent mille couronnes ; il est donc () I'llKFAC.K (lilticilc (rallrihiii^r à l";iiiioiii- de lajiislicc la iiuiii de ses viclimcs. Til dos molils du pape jioiir sévir lui piohalde- nicul ccKe considi-i'alioii, que quicoiKjue tuail Ic conilo CfMui privait son liésor dune source assurée et ahondanle de revenus (I). Une lelle hisloiie, présentée de manière à exposer au lecleni' tons les sentiments de ceux (|ui y ont joué un rôle, leurs espérances et leurs eiaintes, leurs niéliances et leurs rêves, les divers intérêts, passions et opinions, qui taisaient ai^ir chacun des personnages, tout en eoneouiant à un même dénouement terrible, serait comme un (lambeau (|ui porterait la lumière dans quel- ques-unes des plus sombres et des plus secrètes profon- deurs du eo-ur humain. Quand j'arrivai à Kome, je pus constater (|u"on ne pou- vait parler de ee sujet des (lenci dans la s(»eiét('' italienne sans ('Veiller un vifel |)rotond intérêt, et (ju'il ne man(|uait jamais diiicliner les sentiments de l'auditoire à une pitié lomanesque pour les mallieuis (|ui avaient poussé à une si hoi'i'ihle extrémité une femme couchée de:puis deux siècles dans la commune poussièie, en même temps (|u"on l'absol- vait avec entbousiasme. Tout le monde connaissait les principaux traits de cette histoire, et |iarlaiur humain, .lavais une copie du tableau du (iuidc! représentant li('alrice, tableau conservé an palais Colonna {'2], et mon domesti(|ue italien y reconnut du pre- mier couj) le portrait de la C.enci. L"inl(''iêt national et universel (|u'e\(ile encoie celte histoire, et (|u'elle a excitt' pendant deux siècles dans tous l(!s laiiits de la societt- dans une i;raude ville où lima- ^iuation est toujours en éveil, a etc pour- moi la première révc'lation d'un sujet vraiment fait pour le drame. C'est une trat;('-die. (|ui. par le seul lait d'('-veiller ainsi et de passionner la >\mpatliie liiimaiue, a dt'jà (d)lcnu approba- (I) Le f;niiV("inoiiionli);i|i;il iis.i anciennement des luvcaiitioiis les plus exlraoïdinaircs pour cmpcchcr la publicité de faits ipii attestent (l'une façon si traKi(iiif >a porvcisitc et sa faiblesse, et jiisciu'à ces derniers temps, ta commiuiicalion des manuscrits olfril (pieUpie difliculte (S). (.') Aujour son âme. Ainsi, à la première scene du quatrième acte, quand Lucrèce s'expose elle-même aux conséquences d'une altercation avec Cenci, après lui avoir administré un narcoli(jue, elle n"a d'aulre dessein que de l'amener au moyen d'un conte à se confesser avant de mourir, la con- fession étant regardée par les catholiques comme une condition essentielle du salut ; et elle ne renonce à son dessein que quand elle s'aperçoit qu'en y persévérant elle exposerait Béatiice à de nouveaux outrages. J'ai évité avec le plus grand soin, en écrivant cette pièce, d'y introduire ce qu'on appelle communément de la « pure poésie » : on y Irouvera, je crois, à peine une comparaison détachée, ou une seule description isolée, à moins qu'on ne regarde comme « pure poésie » la description que fait Béatrice de l'abîme qui attend le meurire de son père (1). Dans une composition dramati(iue, l'imagination et la passion doivent se pénétrer l'une l'autre, la première ne devant servir ([nau plein développement et à la pleine expression de la seconde. L'imagination est comme le Dieu immortel prenant un corps pour la réde)n[)tion de la passion mortelle. C'est ainsi que les images les plus sublimes, comme les plus familières, peuvent concourir à reflet dramatique, quand elles sont employées à l'expres- sion d'un sentiment véhément, qui élève ce (jui est bas, et permet de saisir ce qui est élevé, en jetant sur le tout l'ombre de sa propre grandeur. D'ailleurs, j'ai écrit avec plus de négligence, c'est-à-dire sans me livrer à un choix d'expressions savant et toujours fastidieux. De ce côté, je suis entièrement de l'avis de ces criti([ucs modernes qui pensent que, pour émouvoir chez les hommes une vraie sympathie, il faut employer le langage qui leur est familier; (1) L'idée de ce morceau m'a été suggérée par un des plus sublimes passages du Purgatoire de Saint-Patrice, AeCii\A('ron; le seul plagiat que j'aie commis avec intention dans toute la pièce. (Voir acte lU, scène I.) (S), 1* 10 i>ki':fa(;k cl (|iic l'('lii(l(' (If nos iiiands aiurlrcs, les aiicuMis poètes :iiii;lais. dcviait siiiloiil nous cxciltT à l'aire poiir noire Iciiips CM' ([nils oiil Tail pour le leur. Il saiiil de parler le laiiifage réel des hommes en général, et non celui de telle classe particulière de la société à lacpielle peut api)artenir réci'ivaiii. En voilà assez sur ce que j'ai voulu Taire. Je ne doute pas (|ue le succès soit tout autre chose ; surtout pour un écrivain (|ui ne s'est appli(|ué que depuis i)eu à I <'lu(l(' de la lillcraUiit' diaMiatir.i'.sc.o Cenci GlACOMO, I BER>.vun(),) Le cakdin.vl Camillo Le prince Cdlonna OkSI.NO, prélat SaVELLA, Icsat ilu pape Ol.lMI'Kt, ) ! assassins •Mak/.io, ) A>'DREA, scrviU'iir till coiiilc Nuhlcs. .Iiisf's, r.ardos, Sor\ilciiis LuCRETlA, fcnimo do Ci'iici, liolk'-inrrc de ses onfanls IJkATKICE, sa (ille La SCENE se passe piincii)alcnient à Rome ; elle est transportée pendant le (luatricnie acte à l'etrella, un château dans les Apennins d'A- pulie. EPOOrE : sous le I'onliliCI A toi ?... Mais tout ceci est oiseux ! Nous devrions nous connaître l'un l'autre. Quant à mon caractère et ma manière d'envisager ce que les hommes appellent crime, en me voyant satisfaire mes sens à ma guise, et revendiquer ce droit par la force ou la ruse, c'est là matière d'opinion publique, et il m'est assez indillérent d'en discuter avec vous. Je puis m'en expliquer avec vous comme avec ma propre conscience : ne racontez- vous pas que vous m'avez à moitié converti ? Donc la la vanité sera assez forte pour vous imposer silence, si If) («aVRl'.S IM)l'/r!QlES I)K SHELLEY la crainte n'y suffisait pas; toutes deux le feront, je n'en doute pas... Tous les hommes se délectent dans les jouissances sensuelles ; tous les hommes trouvent du bonheur dans la vengeance ; mais ils ti'iom|)hent surtout en face des tortures qu'ils ne peuvent jamais l'essentir, entretenant leur secrète paix des douleurs d'autrui. Pour moi, je ne connais pas d'autre bonheur. J'aime la vue de l'agonie et la sensation de la joie, quand c'est l'agonie d'un autre, et ma joie à moi. Je ne connais pas le remords, très peu la crainte, ces deux freins, je crois, des autres hommes. Cette humeur s'est dévelop- pée en moi, si bien qu'aujourd'hui tout dessein conçu l)ar ma captieuse fantaisie, l'image de son caprice (et elle n'en forme pas (|ui ne puisse faii'e frémir des hommes tels que vous), est comme ma nourriture natu- relle, et je n'ai pas de repos jusqu'à ce qu'il soil accompli. <:A>nLLO N'es-tu pas le plus misérable des hommes ? CENCl l*our(|uoi misérable?... Non ; je suis ce (jue vos théo- logiens appellent « un (;ndurci », ce qu'ils doivent être eux-mêmes en impudence, pour oser vilipender ainsi le goût particulier d'un liomme. Il est vrai, j'étais phis lieureux (|ue je ne h' suis, alors jii) Je liai jamais vu dans aiieiiii M'il i;aile si eiijiiiiee el si liaiielie. SECO.Mt (.(»>VI\E (^Uebpie <'-veiieuien( 1res desire, dolll lioils «lejuandons LES CExr.i 23 à partager la joie, nous a réunis; faites-nous en part, comte. CENCI C'est, en effet, un événement ardemment désiré. Quand un père, de son cœur de père, fait monter de cette terre au grand Père de tous une prière, alors qu'il se couche pour dormir, et qu'il se lève après y avoir rêvé, — une supplication, un désir, une espérance — le conjurant d'accorder une faveur à ses deux fils, la seule qu'il demande pour eux ; si tout à coup, au-delà de sa plus chère espérance, ce vœu s'accomplit, alors il se réjouii'a, invitera à une fête ses amis et ses parents, et exigera de leur amour quils s'associent à sa joie. Eh bien, rendez-moi donc cet hommage; car je suis ce père. BÉATRICE à Lunetia Grand Dieu! Quelle horreur! Il doit être arrivé quelque affreux malheur à mes frères ! LUCRETIA Ne crains rien, enfant; il parle trop sincèrement. LÉ A TRICE Ah! mon sang se glace! J'ai peur de ce sourire mauvais autour de son œil, qui ride sa peau jusqu'à sa chevelure même. CENCI Voilà les lettres apportées de Salamanque; Béatrice, lisez-les à votre mère. 0 Dieu, je te remercie! En une seule nuit tu as accompli, par des voies impénétrables, ce que je voulais faire. Mes lils désobéissants et rebelles sont morts.... Oui, morts!... Que signifie ce change- 24 ŒUVRES POIÏTIQUES DE SHELLEY ment de contenance? Vous ne m'entendez pas, je vous dis qu'ils sont morts; ils n'auront plus besoin de nourriture ou de vêtements; les cierges qui leur ont éclairé le sombre voyai^e sont leurs derniers frais. Le l'apc, j'imagine, natlend pas sans doute que je les entretienne dans leurs cercueils!... Réjouissez-vous avec moi ; une joie prodigieuse inonde mon C(x*ur ! Lu('rcti;i tomlic à moilio é\;in(iiiie; Bcatiicc la soutient. RKATRICF, Ce n'est pas vrai! — (^hère dame, je vous en prie, levez les yeux. Si c'était vrai, il y a un Dieu au ciel, et il ne le laisserait |)as vivre pour se glorifier dune pa- reille faveur. Ilonnne dénaturé, tu sais bien que c'est faux ! CENCI Vrai comme le nom de Dieu, que j'invoque ici pour Ic'moigner que je dis la pure vérité, et dont la très favorable Providence s'est montrée jusque dans les circonstances de leur mort. Car ilocco (Uait agenouillé à la messe avec seize an 1res, (piand l'c-glise s'écroula et en l'écrasant le ri'dinsit à létal de momie; le reste échappa sans être aticiiit. Crisiofanoa ('!(' poignardé par eireui' de la main d'un jahtux, i)('n(lant monde s:nis pilie? (>b! pense/, donc, (|uel ahinie de mauv il a lidhi pour ellacer. dabnrd lamour. puis le lespect, il;ms le dueile tspril dun riir:nil. jus(pi a ce ipiil liiumpbe de 1,1 hniUe et de l;i ci ainle ! (Ml! peiis<'Z-y !... .liii suppnrlc iMMuniup. j'ai baisi- la main sacré-o qui LKS C.KNC.I 27 nous écrasait contre lorro, jai pcns('' que peut-être ses coups étaient quelque châtiment paternel; j'ai excusé IxMucoup; beaucoup douté; cl, quand il nest plus resté aucun doute, jai cherché, à force de patience, d'amour et de larmes, à l'amollir ; et, quand j'ai vu (pie cétait impossible, je me suis agenouillée pendant de longues nuits sans sommeil, et ai fait monter vers Dieu, le Père de tous, des prières passionnées; et quand ces prières sont restées sans effet, j'ai encore supporté.... jusqu'au moment où je vous ai rencontrés ici, vous princes, et vous mes parents, à cette hideuse fête, donnée en l'honneur de la mort de mes frères! — Il en reste encore deux, sa femme et moi ; si vous ne nous sauvez pas, vous pourrez bientôt prendre part à une nouvelle fête, une de ces fêtes que les pères célèbrent sur le tombeau de leurs enfants! ...0 prince Colonna, tu es notre proche parent; Cardinal, tu es le chambellan du Pape; Camillo, tu es le chef justicier; emmenez-nous dici ! CENCI, il a conversé avec Camillo pendant la première partie du discours de Béatrice; il entend la conclusion, et alors s'avance J'espère que mes bons amis ici présents voudront bien penser à leurs propres filles — ou peut-être à leurs propres gorges — avant de prêter l'oreille à cette jeune sauvage. BÉATRICE, sans faire attention auK paroles de Cenci A^ous n'osez pas me regarder? Personne n'ose me répondre?... Un seul homme, un tyran peut-il donc maîtriser ainsi les sentiments de tant d'hommes, des meilleurs et des plus sages? Ou est-ce parce que je n'intente pas une poursuite selon les formes scrupu- 28 («UVRES l'OÉTlQUES DE SHELLEY leuses de la loi que vous refusez d'entendre ma prière? 0 Dieu! Que ne suis-je ensevelie avec mes frères! l'our- quoi les fleurs de ee printemps évanoui ne se sont-elles pas llétries sur ma tombe? Plût à Dieu que mon père célébrât aujourdbui une unique fête, qui pût servir à tous! CAMILLO Un souhait amer dans la bouche d une fille si jeune et si douce ! Ne ferons-nous rien ? COLONNA Rien que je voie, j'aurais dans le comte Cenci un enne- mi dangereux; ])onrtant, je seconderais volonliei's celui (|ui loserail. LX CAUDINAL Et moi aussi. r.ENCI Retirez-vous dans votre chambre, insolente fille ! IIKATHICE Relire-loi loi-mrnic, lionune iiiqiie ! Oui, cache-toi dans un lieu où ancnn (cil ne puisse te voir désoi'mais ! Youdrais-tu donc ol)tenir honneur et obéissance, loi qui es un bourreau ! Père. qiu)i'AlU)0 Oh ! plus, bien plus (juc jamais mère ne le lut pour aucun de ses enfants, vous lavez été |>our nn)i ! Si ce navail pas eK'mon père, pensez-vous (pie jamais pleiur? LK.r.KTI.V Hc'las ! |iauvi'e enfaiit. et (pi :uii'ie/-vnus dom* fait alors? Entre llcalrice. UÉ.\TUICK, iVuno voix pmipitee .\-t-il passe'' par ici 1 Lave/vous vu, frère 1... \ïi non ! c'est sini pas siii- lescalier ! Il sap|)roche ; il a la main sur la porte !... Mere, si jamais jai «'té pour t(»i une enlaiit sdumise, ali ! mainlenant sauv(^-moi !... Kt LKS CKNCl 31 toi, grand Dieu, dont l'imago sur la lorre est celle dun père, m'abandonnes-tu donc?... Il vient... la porte s'ou- vre ! Je vois sa face ; il fronce le sourcil pour les autres, mais à moi il sourit, comme il a fait après la fête de la nuit dernière ! Entre un serviteur. Dieu tout-puissant ! Que lu es miséricordieux ! ce n'est qu'un serviteur d'Oisino. — Eh bien, quelles nou- velles ? LR SERVITEUR Mon niaitre m'a chargé de vous dire que le Saint-Père a repoussé votre supplique sans l'ouvrir ; Il lui donne un papier. et il demande à quelle heure il pourrait en toute sûreté vous voir de nouveau. Ll'CRETIA A Y Ave Maria. Le serviteur sort. Ainsi, ma fille, notre dernière espérance est évanouie. Hélas !... Comme vous êtes pâle! vous tremblez, et vous voilà perdue dans une fixe et terrible méditation, comme si vous étiez absorbée par une accablante pensée. Vos yeux jettent un éclair glacé ! 0 très chère enfant, êtes- vous devenue folle? Sinon, je vous en prie, parlez- moi. béatku:e Vous voyez (jue je ne suis pas folle ; je vous parle. LUCRETIA Vous parliez de quelque chose que votre père aurait fait après celte abominable fête... Pourrait-ce être quel- que chose de pire que quand il souriait et criait : i Mes 32 (Tl-.UVRES POKTIQUES DE SHELLEY lils sont niorls ! », cl (jiic cliacun rcgai'dail la face de son voisin, poiw voii' si It's antres étaient aussi pâles qne Ini ? An premier mol (|u"il prononça, je sentis le sang- se précipiter dans mon cœnr, et je m'évanouis. Et, quand mon évanouissement fut passé, je m'assis toute fai- ble et effarée; pendant que seule vous vous teniez de- bout et de vos énergiques |)aroles maîtrisiez son or- gueil dénaturé ; et je pus voir l'rémir sous vos repro- ches le démon qui vil en lui. Jusqu'à celte heure vous avez toujours mis enti'e nous et la fureur chagrine de votre père votre présence protectrice ; votre ferme esprit a été notre seul refuge et notre seule défense. Quel évé- nement l'a ainsi subjugué? Quel événement peut aujour- d'hui vous avoir donné ce froid et mélancoliqu(^ regard, qui succède à une terreur inaccoutumée pour vous? bi^;atuice Que dites-vous ? Je pensais précis(''menl qu'il serait meilh'ur de ne plus lutter. II y a eu des honunes, comme mon père, ténébreux et sanglants; mais jamais Oh! avant qiw la chose en vienne à cette aIVreuse exlrc'milé, il serait plus sage de mourir ! Elle aboutit à cela finale- ment... Ll'CKETIA Oh ! ne parlez \)\\s ainsi, chèic enfant ! hiles-le-moi eiilin, (|ue vous a fait un dil volicpère '! Après celle fête mandile, ne s'est-il pas aii'(H(' (pielipie temps dans votre chambre ? Parlez-moi. i!i;i;> AKiM» 0 sœur, sœur, je ten prit', dis-le-nous ! l.KS CKXCI 33 BÉATRICE, très lentement aver un calme forcé Ce ne fut qu'un mot, mère, un pelit mot ; un regard, un sourire. Avec un accent larouche Oh ! il ma écrasée sous ses pieds, il a fait refluer mon sang- de mes joues pâles ! Ilîious a donné à tous de leau croupie, de la viande de buffle empestée, nous ordonnant de manger ou de mourir, et nous avons mangé ! Il m'a forcée de l'egarder mon Bernardo bien- aimé, quand la rouille des lourdes chaînes a gangrené ses doux membres, et pourtant je n'ai jamais désespéré. — Mais à présent... Qu'allais-je dire ?... Kevcnant à elle-même Ah ! non, il n y a rien de nouveau. Les souffrances dont nous avons tous notre part niOnt égarée. Il n"a fait que me frapper et me maudire en passant; il a dit... il a regardé... il a fait... oh ! rien absolument en dehors de son habitude; mais cela m'a troublée.... Hélas ! j'ou- blie tout à fait mon devoir ; je devrais surmonter mes sens pour l'amour de vous. LICRETIA Non, Béatrice; ayez courage, ma douce enfant. Si quelqu'un devait désespéier, c'est moi, moi qui l'aimais jadis, et qui maintenant dois vivre avec lui jusqu'à ce Dieu nous prenne en pitié, lui ou moi. Vous, vous pou- vez, comme votre sœur, trouver quelque mari, et sourire, des années encore, à vos enfants autour de vos genoux, tandis que moi, morte alors, et ce hideux lien, nous ne serons plus dans la mt-moire quo comme un rêve. BÉATRICE Chère dame, ne me parlez pas de mari. N'est-ce pas 3i ()i:ivREs poÉTiyiTEs de siielley vous qui uiavez nourrie quand ma nièio mourut ? qui nous avez protégés moi et cet enfant si cher? Avons- nous eu d'antre ami que vous dans notre enCanee ? Vos douces paroles et vos doux regards u'onl-ils pas empê- ché notre père dètre noire meurtrier ? Et j(; vous aban- donneiais aujourdhui ? Que l'ombre de; ma mère morte s'élève contre mon âme, si j'abandonnais celle qui a rempli sa place, avec un amour plus grand que celui même d'une mère. BERNARDO El moi, je pense comme ma sd'ur. Non, je ne vous laisserai jamais dans celte iiilortune, (juand même le Pape me donnerait la liberh' de vivre, conime les autres enfants de mon age, dans quehjue gaie résidence, au milicîu des amusements, d'une chèi'e (b'iicate, et en plein air pur. Oh ! ne pensez jamais (jue je veuille vous quitter, mère. LUCRETIA Mes chers, chers enfants ! Eiilic Ccnci, soudaincnu'iU. CENCI Quoi ! H(''alri-((' ici "! Ap|»rochez ! licatrice recule cl se cuumc la lace Non, necaciiczpas votre face, elle est belle, regardez- mui ! La nuit deiiiière, cepeiulaul, vous osiez bien me l'cgarder avec une ins(dence l'cbelle, essayant de per<'er d'un d'il sé'vère et scrulatrur ma seci'ète inlenlion ; tandis (piaiois je clicicliais ii cacher ce (|nr je venais \tn\s dire mais en vain. 111. V I KIC.I', raKiiii'lic. chaiicelantc en it.'i^n.-int l:i pnrle Oh ! puisse la terre m'eugloulir ! Cache-moi, ô Dieu! ij;s cKx.i 35 CENCI Alors, ce fut moi dont les paroles tombèrent inarli culées de mes lèvres, et qui dun pas chancelant m'en- fuis de votre présence, comme vous fuyez maintenant la mienne. Restez, je vous l'ordonne ! A partir de ce jour et de celte heure, on ne vous verra plus, je {)ense, avec l'œil intrépide, le sourcil hautain, la joue impudente, et cette lèvre faite pour la tendresse ou le mépris, im- poser silence au plus humble des humains, et à moi moins qu'à tout aulre. Maintenant, retirez-vous dans votre chambre. A Bernardo Et toi aussi, image délestée de ta mère maudite ; ta face laiteuse et douce me rend malade de haine ! Bt-atricc et Bciiinrilu surlent. CENCI à part Ce qui s'est passé enti-e nous suflit pour nous rendre moi hardi, elle craintive. C'est une terrible chose que de loucher à un forfait tel que celui que je médite aujourd'hui ; je suis comme ces hommes assis grelot- tant sur le talus humide de rosée, qui essaient avec leurs pieds le courant glacé ; une fois dedans.... avec quelles délices l'esprit palpite en s'ouvrant à la joie ! LUCRETI.V s'avancant tiniidomcnt vers lui 0 mon mari ! Je vous en pi-ie, {tardonnez à la pauvre Béatrice ; elle ne pensait i)as à mal. CEXCI Ni vous peut-être ? ni ce jeune drôle à qui vous avez appris par cœui- le [)arii(ide avec son alphabet ? ni Gia- como ? ni ces deux lils, les plus dénaluiés des (ils, qui auraient fini par me brouiller avec le Pape, et que 3G aaivuEs poétiques df, siii:lley clans sa misc'iicordc Dieu a supprimas on une sculo nuil? Innocents agneaux ! Ils n'ont jamais pensé à mal ! Ne cons])irie/,-v()Us pas ici ? Vous ne dites pas qu(> j'ai failli être cnipiisonné comme Ion, ou condamne à mort pour certaine aiïaire, oii vous deviez servir de lémoin ; que, ce plan ayant échoué, on songea alors à aposler des assas- sins, ou à verser un poison l'oudroyant dans ma boisson du soir, ou à m'étoutler dans liviesse ? dans la pensée (liic lions navions pas daiitre juge (pie Dieu, et (|ue Dieu avail prononce'' ma senlence, et cpiil n y avait per- sonne (pu' vous pour èlre les exé'culeurs de ce dc'ci'et enregistré dans le ciel. Oh non ! vous ne pailez pas de; cela ! LUCRETIA Que Dieu me vienne eu aide, si jai jamais en les pensées que vous m'imputez ! CKNC.l Si vous osez pi-olc-rei' encore ce mensonge pei'vei's, je vous tue. Quoi ! ce n'a pas ('■l('' par voire conseil ipie iléalrice a ti'ouhle la l'été celle niiil '! .\'esp(''riez-vous pas se me legartle/ pas (rime l'acon si lenihle ! Par mou sailli, je ne eoimaissais rien des desseins de IJealrice ; et je crois (pi'elle n'avait aucun dessein, jus(pi au moment où elle vous «'Ulendit parler de ses Irères morts. LES CENCI 37 CENCI Menteuse blasphématrice ! Vous êtes damnée pour ce péché ! jMais je veux vous mettre quelque part où vous pourrez persuader aux piei*res que fouleront vos pas de vous délivrer ; car il n'y aura là aucun homme que ceux qui osent tout sans mettre en question ce que je commande. Mercredi prochain, j(! vous expédie. Vous connaissez ce rocher sauvage, le château de Pelrella. Il est muni de fortes murailles, enfermé de fossés ; ses donjons souterrains et ses tours escarpées n'ont ja- mais raconté d'histoires, quoiqu'ils aient entendu et vu des choses qui feraient parler les pierres muettes. Qu'attendez-vous encore ? Lucretia son. Le soleil qui voit tout brille encore ; j'entends le bruit de la foule atïairée dans les rues ; je vois le brillant ciel à travers les panneaux des croisées. C'est un jour écla- tant, large et lumineux, bruyant, éblouissant, soupçon- neux, plein d'yeux et d'oreilles; pénétrant les plus sombres recoins de son insolente lumière. 0 ténèbres, venez ! Et cependant que me fait le jour ? et pourquoi désirerais-je la nuit, moi qui fais une action qui doit confondre à la fois et la nuit et le jour ?.... C'est elle qui tâtonnera à travers un brouillard égarant d'horreur ; s'il y a un soleil dans le ciel, c'est elle qui n'osera pas regarder ses rayons, ni sentir sa chaleur. Qu'elle désire donc la nuit. L'acte auquel je pense aura bientôt tout éteint pour moi; je porte en moi des ténè- bres plus épaisses et plus profondes que l'ombre de la terre, ou l'air interlunaire, ouïes constellations éteintes dans le nuage le plus sombre, ténèbres dans les(|uelles je m'achemine en sûreté et sans être vu à l'exécution de mon dessein.... Que n'est-il accompli ! n sort R.VBBE. II. — 3 38 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY SCÈXE ,11 Une chambre dans le Vatican — Entrent CAMILLO el GIACOMO, conversant CAMILLO. 11 y a une loi anibigur, cl tombée en désuétude, en vertu de Uuiiielle vous pourriez obtenir la nue provision de nourriture et de vêtement.... GLVCOMO. Hien de plus? Hélas! Bien nue d<»it èli-e la provision accordée par la stricte loi, et (pie doit payer bien niali,Mé elle l'avarice de la vieillesse. l'our(pioi mon père ne m'a- t-il pas mis à lapprentissai^c de (juelque métier mécani- que? Je n'aurais pas été alors entraîné à la rcmorijuc de ces nécessités de haute naissance que je n'aurais point rencontrées dans mon Iravail quotidien. Le fils aîné d'un nobh' l'iclu' est riiérilier lie toutes ses incapacités; il a d'immenses besoins <'t des laculli's très limitées. Vous, cardinal (lamillo, s'il vous fallait dire adieu à vos lits de plume trois luis rembourrés, à voire tabh' délicate, à vos cent serviteurs et à vos six palais, cl vous voir réduit à ce ([u'cxii^c rigoiii'ciiscnicnl la iialiirc?... C.AMU.LO lié! il y a (picbpic raison dans voire allairc; ce serait dur. C.IAC.OMO Il est (lui' lie soiillrir pour un lionune l'orl. Mais moi, j'ai une é|tousc liicn ( Ikit, une dame de haute naissance, dont, dans une licur»- de malheur, j ai prélé' le douaire à mon Itère, sans i;araiili<' et sans i(''moins; j'ai des LES CENCI 39 enfants, qui tionnont de leur mère des sens délicats, les plus belles créatures qui respirent en ce monde ; ni elle ni eu\ ne me font de reproches. Cardinal, ne pensez- vous pas que le Pape consentirait à intervenir, et à étendre son autorité au-delà des limites de la loi? CAMH.LO Sans doute votre situation est pénible; mais je sais que le Pape ne voudra pas détourner le coui'S de la loi. Après cette fête impie de la nuit dernière, jai causé avec lui, et lai pressé de réprimer la cruelle main de votre père. Il fronça le sourcil et dit : « Les enfants sont désobéissants, ils exaspèrent le ca'ur de leurs pères jusqu'à la folie et au désespoir, récompensant des années de dévouement avec l'outrage. J'ai pitié du comte Cenci du fond de mon cœur; son amour outragé a peut-être éveillé la haine, et l'a ainsi poussé aux dernières extrémités. Dans la grande guerre entre la vieillesse et la jeunesse, moi qui ai les cheveux blancs et le corps chancelant, je veux garder jusqu'à la lin une neutralité sans blâme. « Entre oisino Mon bon seigneur Orsiuo, vous avez entendu ces paroles. ORSINO Quelles paroles? GIACO-UO Hélas! ne les répétez pas. 11 n'y a donc ici pour moi aucune justice à attendi'e : aucune du moins que celle que je puis me rendre moi-même, puisque je suis poussé à bout. Mais, dites, mon innocente sœur et mon frère unique meurent sous l'œ-il de mon père. Les bourreaux fameux de ce pays, Galeas Yisconti, lîorgia, Ezzelin, 40 (»: LYRES POÉTIQUES DE SHELLEY n'ont jamais innigé au dernier de leurs csclaYes ce que ceux-ci (nidurenl; ne trouveront-ils aucun appui? CAMILLO S'ils adressaient une pétition au Pape, je ne vois pas connnent il pourrait refuser dt; l'entendre. Cependant il répute cela du plus dangereux exemple, comme tendant à allaiblii' le pouvoir paternel, pouvoir, naturellement, l'ombre du sien. — Mais excusez-moi, je vous prie; j'ai des atlaires qui ne peuvent se remettre. Caiiiillo surt GIACOMO Mais vous, Orsino, vous avez la pétition; pourquoi ne la présentez-vous pas ? ORSINO Je l'ai présentée et appuyée de mes plus chaudes prières et avec un pressant intérêt; elle a été retournée sans réponse. Je ne doute pas que les griefs étranges et exécrables qui y sont allégués (et en vérité, ils pour- rai'.lll(''lc lllUSI|llCIIII'lll OllSI.NO ll(''! Ne craigne/, pas (rachevei' voli'c peusc-e. Les I.KS C.ENCI 4 1 mots nc sont saints qu'autant quo les actions qu'ils recouvrent le sont : un prèlre qui a renié le Dieu qu'il sert, un juge qui foit pleurer la vérité sur ses décisions, un ami, comme j'en connais, dont le conseil ne serait qu'un manteau recouvrant quelque artifice égoïste, un père qui est tout ce que peut sembler un tyran, profa- neraient ces noms sacrés. GIACOMO Ne me demandez pas ce que je pense! Souvent malgré lui, le cerveau imagine des choses qu'il ne voudrait pas; et nous ajoutons foi à ces fantaisies de l'imagination, en même temps que la langue se refuse à les traduire en paroles; et il n'y a point de paroles qulles traduisent... leur horreur les rend obscures et confuses à l'œil de l'esprit. Mon cœur se refuse à penser ce que vous me demandez. ORSINO Mais le sein d'un ami est comme la plus intime retraite de notre propre esprit, où nous sommes assis à l'abri de l'immense regard du jour, et de l'air qui trahit tout. Vos regards disent ce que je soupçonnais.... GIACOMO Épargne-moi. .ïe suis comme un homme perdu à minuit dans un bois, qui n'ose pas demander à quelque passant inoffensif son chemin à travers la solitude, de peur qu'il ne soit, comme le sont mes pensées, un assassin. Je sais que tu es mon ami; et tout ce que j'ose dire à mon âme, je te le confierais volontiers. Mais à présent mon cœur est chargé, et voudrait demander un conseil solitaire à une nuit de souci sans sommeil. Pardonne-moi de te dire adieu.... Adieu! Je voudrais 42 OFAVUES I'oi'/riQrES de shelley poiivoii' à nia propre pensée suspectée adresser un mot si plein (]r paix. ORSINO Adieu! Que vos pensées soient meilleures ou plus liai'dies. ciacomo suri J'avais dispose* le cardinal Camillo à ne donner à son espérance qu'un froid encouragement. Ce qui heureuse- ment sert mes secrets desseins, c'est le travers qu'ils ont tous dans celte famille d'analyser leur propre esprit et celui des autres. (>ette sorte d'anatoniîe de soi-même doit apjircndi'e à la volonl('' de dang'ei'cux secrets; car elle tente nos forces, en nous ré'V('lanl ce qui doit être conçu et ce (pii peut être execute'' dans la profondeur des plus ténébreux desseins, (l'est ainsi que Cenci est tombé dans la fosse; fpiant à moi, depuis que Béatrice m'a r(''Y«''lé à moi-mênie et m'a fait reculer devant ce que je ne puis fuir, je fais pauvre lijiure en face de ma j)r(jpre estime, avec la((uelle je connnence à me n'-couei- lier à moitit'. Je ferai le moins de mal |)Ossil)le; cette pen- sée désarmera l'accusateur, la conscience. Apivs une pniisc Maintenant, (|uel mal y aurait-il à l'assassinat deOnci? Cependant, s'il est assassine-, poiMepioi le serait-il pai- moi? Ne pourrais-je jtas recucMllir le piolil de celte ac- tion tout en «'cliappant au pe'cln'' et au pc'ril ? ])»• toutes les choses de cette terre, ce (|iie je crains h' plus, c'est un honnne ddiil les c(»u|is vuiit plus vite ipie les paro- les. Kl tel <'st (-enci. eî. tant (|ne Cenci vivra, li' douaire de sa lille sera un tombeau secret pour nu prèli'c (|ui en vieiidrail à bnui. (► ch;iniKiiitc liealrice! Puissc-je ne pas t aimer, ou eu I "aiuiMiit. (|ue ne puis-ji' mépriser le daui^cr. et l'or, cl loul ce (|ui s'c'lève menaçant LES CENCI 43 entre ma volonté et son effet, ou sourit au delà ! — Il n'y a pas moyen d'échapper !... Sa radieuse forme s'agenouille près de moi à l'autel, elle me suit dans les assemblées des hommes et remplit mon sommeil de rêves tumultueux -- de même, quand je veille, il me semble que mon sang est un feu liquide ; et si je touche ma tête moite et étourdie, ma main enflammée la brûle ! Son nom seul, dans la bouche même d'un étranger navre et fait palpiter mon cœur. Et ainsi, sans aucun profit pour moi, j'embrasse le fantôme de voluptés insaisissables, et ma faible imagination ne possède qu'à moitié l'ombre qu'elle s'est créée. Cependant je ne veux pas plus longtemps nourrir cette vie d'heures enfiévrées; je dois faire servir les espérances inavouées de Giaco- mo à l'accomplissement de mes chers desseins. Comme du haut d'une tour, je vois le dénouement où tout doit aboutir : son père mort, son frère enchaîné à moi par un noir secret, plus snr que la tombe ; sa mère effrayée, mais sans se plaindre, de voir d'une si terrible manière ses désirs accomplis ; et elle !... Encore une fois prends courage, ô mon faible cœur! Que peut oser, comparée à loi, une faible vierge sans amis ? J'ai comme un pres- sentiment assuré du succès. Une divinité qu'on ne voit pas, à l'approche d'événements terribles, pousse les es- prits des hommes dans de ténébreuses suggestions, et celui qui en retire le plus de profit n'est pas celui qui devient l'instrument du crime, mais celui qui sait flatter l'Esprit de ténèbres (lui qui fait du cœur des autres son empire et sa proie), jusqu'à en faire son esclave, et c'est ce que ie ferai ! • ■• Il sort. ACTE III SCKMî I Un ai)parlonu'nl dans le palais (lenoi — Ll'CKETIA, puis BÉATlilCE, (pii rentre chancelante et tout etFarée. Bl^ATUICE Vite ce mouchoir !... J'ai le cerveau blesse ; mes yeux sont pleins do sang ; essuyez-les pour moi; je ne distin- gue plus rien. LUCRETIA ]Ma douce enfant, non, vous nave/, point de blessure; ce n'est qu'une rosée froide qui Jaillit de votre clicr front... Hélas ! hélas! qn'est-il arrivé ? UKATr.IC.K Cette chevehu-e d(''(aile !... comment cela se fait-il ? Ce doivent être ses mèches lloltantes (pii maveuj^^laient ainsi, et pourtant je les avais attachées bien solid<'ment. Oh ! horreur! LepavésengoulVre sous mes pas! les murs louineni autour de moi !... .le vois une fennne, là, jdeu- ranl, delioul. cahue et innnohiie, tandis (|ue moi... je l'Hsse, éperdiimenl emporli'e (hins le vei'lii^c (hi monde. — .Mon Oieii ! Le beau ciel bleu esl laehele de sanj; ! Le rayon ihi soleil, sur le parquet, esl noir! L'air s'est changé en vapeurs telles (|ne celles (|u"c\lialent les moi'ts dans les cliarniers ! l'onah ! .r(''touire ! il lamjie autour itenienl à elle-inéme. Qui cs-iii? ,lure-moi, avant que je meure dune allcule terrible. (|u'en vérité lu n'es pas ce (|iie tu semi>les.... Mérc! LLCRETI.V Oh! ma douce enfant! vous savez bien.... iii'-.ATnici. Ne le dis pas; car alors, si (•"esl la vérité", cette autre chose aussi doit être une vi-rilc", une vi'rité assurc'-e. dinable. qui s"("nchaiu(" avec chac|ue circon- slance suec("ssive de la vie, (|ui ne ditil jauiais changer, jamais s'évanouir.... Oui, il en est ainsi! OCst bien le palais Cenci : toi, tu es Lucr("lia ; et moi jesuis Hc-ati-ice!... .1 ai dit (pu'hjiies paioles <''gai'<'"es ! mais je n'en dirai LES r.ENCI 47 plus... Mère, viens près de moi; à partir de ce moment, je SUIS Sa voi\ meurt et s'éteint. LUCRETIA Hélas! enfant? que t'esl-il arrivé? Qu'a fait ton père? BÉATRICE Ce que jai fait? Ne suis-je pas innocente? Est-ce mon crime, si un homme aux cheveux blancs, au sourcil impérieux, qui ma torturée, dès mes plus tendres années oubliées, comme des pères seuls osent le faire, peut s'ap- peler lui-même mon père et l'être en effet?... Oh! que suis-je? Quel nom, quelle place, quelle mémoire seront les miens? Quel souvenir du passé survivi'a même à mon désespoir? LLCRETIA C'est un violent tyran, sans doute, mon enfant; la mort seule, nous le savons, peut nous affranchir, sa mort ou la nôtre. Mais (jue peul-il donc avoir fait, quel outrage plus terrible, ou quel forfait plus criminel?... Tu ne te ressembles plus; il sort de tes yeux comme un étrange esprit d'égarement.... Parle-moi : dénoue ces pâles mains dont les doigts sont enchaînés l'un à l'autre. BÉATRICE C'est ma vie sans repos que torture leur étreinte. Si j'essaie de parler, je deviendrai folle. Oui, quelque chose doit être fait; quoi?... je l'ignore.... quelque chose qui réduise ce que j'ai souffert à n'être plus qu'une ombre dans l'éclair terrible qui doit le venger; quelque chose de prompt, de rapide, d'irrévocable , qui détruise la conséquence de ce qu'il ne peut guérir. Une telle chose, il faut la souffrir ou la faire ! Quand je saurai 48 OEUVRES POÉTIQUES hV. SlIELLKY quoi, jo serai Inniqiiille ol calme, et rien ne me tour- mentera plus. Mais niainlenanl!.... 0 sang-, qui es le sang (ic mon père, eii'culant à travers ces veines souil- lées, si du moins, versé sur la terre polluée, tu pouvais laver le erimc et la peine dont je soudre!... Non, cela ne se peut! lUen dautres pouri-aienl douter qu'il y a un Dieu là-haut, (|ui voit et permet le mal, et mourir dans ce doute; cette foi, aucime agonie ne l'obscur- cira en moi ! M'CHKTrV Ce doit être en v('ril('' (pielque mal bien amei-; lequel? je n'ose le deviner. Oii! mon enlanl jxM'due, ne cache pas dans une douleur (»rgu<'illeuse, impi-m'lralih', tes souiïrances à ma craiiile! r.KATnicE Je ne les cache ])as. Quelles paroles voudrie/.-vous m'entendre dire? Moi, (jni ne peux me faire dans mon espiit aucune image de ce (pii ma transformée,... moi, dont la pensée est comme un spectre enveloppé du linceul de sa propre horreur sans forme! De tous les mots (pu servent à Ic'change des pensées mortelles, lequel voudrais-tu entendre? car il n'y en a point pour dire ma misère. Et si une autre comiaissait jamais quelque chose de seiiddahle à ce (|ne j'ai connu, elle mourrait, connue je moin rai, et, connue moi, sans lui laisser nu nom. 0 .M(»il! Mort ! noire loi et uotre religion lappelleiH un cliàliiueiil, et inie i('(^>nq)ense.... Oh! lequel ai-je m(''ril(''? I.rCRETIA La paix de linnoeeiiee, jus(]u'à ce (pi à votre iieure vous soyez appelée au ciel. Quoi (pic vous ayez pu souf- LES CENCI 49 fi'ir, vous n'avez fail aucun mal. La mort doit ôlre la punition du crime, ou la récompense de ceux dont les pieds se blessent aux épines que Dieu a semées sur le chemin qui mène à l'immortalité. BÉATRICE Oui, la mort est le cMlinicnt du crime! Je t'en prie, ô Dieu, ne me laisse pas m'égarer dans mes jugements. Si je dois vivre jour après jour, et garder ces membres, temple indigne de ton Espi'it, comme un immonde repaire, d'où ce que tu abhorres puisse se rire de toi, impunément... Non, cela ne sera pas! — Le suicide! Non, ce ne peut être un abri, car ta loi est comme un enfer qui sentr'ouvrc entre la volonté et lui. — Oh ! dans ce monde mortel, il n'y a ni vindicte ni loi qui puisse juger et exécuter l'arrêt vengeur de l'acte dont je souHre ! Entre Oisinn. — Elle s'approche de lui solennellcinent. Ami, soyez le bienvenu! J'ai à vous dire que, depuis que nous nous sommes rencontrés, j'ai enduré un forfait si énorme et si étrange, que ni la vie ni la mort ne peuvent plus me donner le repos. Ne me demandez pas ce que c'est ; car il y a des actes qui nont pas de forme, des souffrances qui n'ont pas de langue. ORSIXO Et quel est celui qui vous a ainsi outragée ? BÉATRICE L'homme qu'on appelle mon père; un terrible non]! ORSINq Ce ne peut être... 50 (tKUVIlES POETIQUES DE SHELLEY BÉATRICE Si cola pffiit (Hre, ou n'èlrc pas, abstonoz-vous do le ponsor. Cola est, cola a été ; consoilloz-mol do manière à CO quo cola no soit plus une autre fois. J'ai songé à mourir; mais unv crainte religieuse me lotiont, la peur que la mort mémo no puisse être un refuge contre la con- science de ce qui n'a pas encore été expié. Oh, parlez! ORSINO Accuse-le de cette action, et laisse à la loi le soin de le venger. BÉATRICE Conseiller au cœur do glace! Si je pouvais trouver un mot capable do faire connaître le criuie iU' mon bour- reau; et, cola fait, si ma langue pouvait, comme un oouioaii, arracher le secret (|ui ronge comme un chancre le cieur de mon C(rur.... oui, tout mottie à nu, do telle soi'to (\uv ma rononuni'o immacuh'o deviemio dans la bouche des plus viles counnères une histoire rebattue, une farce, une fable, un étoimomont.... Si cela pouvait être (ce «pii no sera jamais), songez donc à l'or de rononsour, à sa haine redoutée, à l'étrangx' horreur du récit accusatein-, (h'Iiant toute croyance <'t dépassant tout langage, (|u'on ose à peine murmurer, tant il est inimaginable, env<'lop|)é dc^ hideux soupçons. — Oh ! la belle! la sûre défense ! OHSINO Alors vous voulez. rendiM'or? lU.ATlUCK I/ondinvr !... Orsino, votre ctmseil sond)lo jteii ju-ofi- labh'. Kilo se liLkiunic, cl se parle à iui-%oi\ ;\ ellc-i)u''iiic LES CENCI 51 Oui, tout doit ôtrc soudainement résolu et exécuté! Quel est ce brouillard confus de pensées qui s'élèvent ombre sur ombre, sobscurcissant lune l'autre? ORSINO L'olFenseur doit-il vivre ? triompher dans son méfait? et de son crime, quel qu'il soit (crime terrible, sans aucun doute) faire, par l'habitude, ton élément ? jus- qu'à ce que tu sois tout à fait perdue, ravalée jusqu'à revêtir les apparences de ce que tu laisses faire? BÉATRICE, à elle-niôme 0 puissante mort ! Ombre au double visage ! Seul juge ! le plus équitable des arbitres! Elle se retire, absorbée dans sa pensée. LUCRETIA Si le tonnerre de Dieu descendit jamais pour venger... ORsmo Ne blasphémez pas ! Sa haute providence remet le soin de sa gloire sur cette terre, et celui de leurs pro- pres méfahs, entre les mains des hommes; s'ils négli- gent de punir le crime... LUCRETIA Mais si un misérable, comme celui-ci, parvient avec de lor à se moquer de l'opinion, de la loi, du pouvoir? S'il n'y a aucun appel possible à ce qui fait trembler les plus coupables? Si, parce que nos maux sont si extraor- dinaires, étranges et monstrueux, qu'ils dépassent toute croyance.... 0 Dieu ! si pour les raisons mêmes qui de- vraient nous assurer la réparation la plus prompte et la plus sûre, notre oll'enseur triomphe ? pendant que nous, les victimes, nous supportons un pire châtiment que celui que mérite notre bourreau ?.. 52 <»-:UVRKS POKTIQUES DK SIIKLLEY ORSINO Croyez Ijicn (|iril y ;i rôpai'alion là où il y a çrimo ; sculcmont il faut rtro assez liai'di pour s"en saisir. LICUETIV Comment ? S'il y avail (luelque moyen de loul assurer, je ne le connais pas, mais je pense qui! serait bon de... ORSINO lf('' (|uoi ? ce dernier outraj^e à lU>alrice ! Car il est tel, autant (pie je ))uis vaguement le conjecturer, qu'il t'ait du remords un dt'shonneur, et ne lui laisse, à elle, qu'un unique devoir, celui de trouver sa vengeance ; à vous, qu'un seul refuge contre» des maux mal endurés, et à moi, (pi'un seul conseil.... LICRETIV Non, nous ne pouvons espérer voir se lever pour nous l'aide, la justice, lappui, d'aucun côté où tout autre les trouverait sans (>n avoir autant besoin (pie nous. Ik'atrirc revient. ORSINO Eh bien ! BÉATRICE Sil(Mice, Orsinoî Et vous, lionoii'e dame, tandis que je |»aile. je vous en prie, rejetez loin de vous, comme des vêtements usi'-s, indulgence et res|>ect, remords et crainte, toutes les contraintes habituelles de la vie quo- tidienne, (pie nous avons subies de|)iiis notic enfance, mais (pii aujourd'hui seraient une raillerie à ma cause |>lus sainte, .b' l'ai dit, j'ai souHérl un mal. (pii. tout en restant inexprimable, esl tel (piil demande une e\j)ia- lion, et pour ce (|ui s'est passé, l't de peur que je ne LKS r.K>ci 53 sois réservée, jour après jour, à accumuler crimes sur crimes dans mon âme déjà surchargée, et à di'venir.... ce que vous ne pouvez rêver. J'ai prié Dieu, jai con- versé avec mon cœur, j'ai démêlé ma volonté enche- vêtrée, et jai fini par décider ce qui est juste. — Es-tu mon ami, Orsino? Faux ou vrai ? Jure-le sur ton salut avant que je parle. ORSIXO Je jure d'employer mon habileté et ma force, mon silence, et tout ce qui est en moi, à exécuter tes com- mandements. LUCRETIA Vous pensez que nous devons tramer sa mort? BÉATRICE Et exécuter notre trame, et sans retard. Nous devons être prompts et hardis. ORSINO Et surtout prudents. LUCRETIA Car les lois jalouses puniraient en nous de la mort et de l'infamie ce qu'elles devraient faire elles-mêmes. BÉATRICE Aussi prudents que nous pourrons , mais prompts. Orsino, les moyens ? ORSINO Je connais deux scélérats ineptes et féroces, qui font de lame dun homme le cas de celle dun ver, et tout prêts à écraser, pour le moindre caprice, la jjIus vile 54 (lEUVRKS POl^niQlKS Dl'- SHELLEY comme la plus noblo vie. Cette espèce a cours ici, à Uoinc. Ils licnncnl la niarcliandisc dont nous avons besoin. LUCRETF.V Demain, avant lamoie, Cenci doit nous transporter à ce rocher solitaire de I NI relia, dans les Aj)ennins de lApulie. S'il y arrive.... BÉATRICE Il ne faut pas qu'il y arrive. or.siNo Fera-t-il nuit, avant que vous n'atteigniez la tour? LK.RETLV Le soleil sera à peine couché. lîKATRir.E Mais je me souviens, à deux milles de ce côté du fort, la roule liaverse un ravin profond ; elle est escarpée et étroite, et scî di'ronle en toui'nants ahiupts le long- du précipice. Et dans sa profondeur il y a un loc puissant qui, depuis lui n(>nd)re ininiaginaltie d'aïuK'es, s'est sou- tenu p(''niblement et plein de terreur au-dessus d'un j^ouf- fi'e ; à voir l'effort ai^onisant avec leqnelil se cramponne à la montagne , on dirait (pi'il s'all'aisse lentement, connue une Ame mis('i-;ible (pii heure |»ar heure se ci'am- jtonne ;i la masse de la vie; et. tout en se er:im|)onnanl, il pcnilie; et. en iiciicliani, il asNonihril cncctic l'aliîme formidalile oii il a |ieur de londter. Sous ce roc.inunense connue U'. d('-sespoir, la nielaneoliipu' nn>ntagne, connut* épuisée de lassitude, bâille. Au bas, on entend, sans le LES CENC.I 5d voir, un torrent impétueux, qui bouillonne avec rage au milieu des cavernes, et un pont traverse le gouflre. Au- dessus Jiien haut, croissent, avec leurs troncs qui sen- trecoupent, de rocher en rocher, des cèdres, des ifs et des pins, dont la chevelure entortillée forme une solide voûte d'ombre avec les noirs enlacements du lierre. Là, à midi, c'est l'heure du crépuscule, et au coucher du soleil la nuit la plus noire, ORSINO Avant d'atteindre ce pont, trouvez quelque prétexte pour éperonner vos mules ou pour vous attarder, jus- qu'au moment où... BÉATRICE Quel est ce bruit? LUCRETIA Ecoulons! Non, ce ne peut être le pas d'un serviteur; ce doit être Cenci, qui revient à l'improviste. Trouvez quelque excuse à votre présence ici. BÉATRICE, à Orsino, en s'en allant Ce pas que nous entendons s'approcher ne doit jamais franchir le pont dont nous avons parlé. LiiLML'tia et Béatrice sorlent. ORSIXO Que vais-je faire ? Cenci va me trouver ici, et il me faudra soutenir l'impérieuse inquisition de ses regards qui me demanderont ce qui m'y a amené ! Masquons les miens d'un souriie insignifiant et vide. Entre Giaionio avec préciiiitation. Comment ! Vous vous aventurez ici ? Saviez- vous donc que Cenci était absent? 56 («■UVRF.S POÉTTQIKS T)E STIKLLEY OIACOMO (-■('St lui quo jo oliorcho ; ot j'attendrai son rotonr. ORSIXO Grand Diou ! posoz-vous tout lo danpfor do voire tômé- rité ? GIACOMO Oui! Et lui, mon l)ourroau , oonnaît-il son jnopre dani?er ? Nous ne sonunos plus aujourdhui, connue au- trefois, père et enfant, mais houuuo à liounno, roi)pres- seur en face de l'opprimé, lo oalonuiiat(>ur en face du calomnié, l'ennemi on faco de rennonii. 11 a r('jol(' la Nature qui était son houolior, ot la Nature lo icjotto, lui qui osl sa lioiUo ; et moi je les UK-prisc et ropoussc tous doux. Est-oo un pore, celui dniii je v;iis secouer la gorge, en lui disant: « Je ne demande point d'or; je ne réclame pas dhourousos années, ni les souvenirs dune paisible enfanc<' . ni lamour ahi'it*' an foyer; quoicpie tu maies arraclu'' tout cela, et pins encoïc : je ne demande (|ue mon lionneur intact, le seul trc'-sor de |)ai\ (luoje croyais déi'obé à ta haine, sons lamas de misère (pie lu as ac<'umulée sur moi ; ou bien je... » Diou peut coni- pren(lr(^ et pardonner ; poui(pioi madresser à un lionnno? OliSIX» (lalmo/.-vous, mon cliei' ami. r.i \<.o>io Oui, je vais vous dire avec calme ce (pilla lait. Ce vieux ErancoscoCenci, comme vous le savez. urenq»runla la dot do ma fenuno, et puis nia cet en)prunt. Il me laissa ainsi dans la pauvrol('', si bien (jne je songeai à LES CENC.I 0/ l'alléger en aceeplani un pauvre office dans lÉlal. 11 m'avait été promis, et déjà j'avais acheté des vêtements neufs pour mes enfants en haillons , et ma femme sou- riait, et mon cœur connaissait le repos, quand linter- vention de Cenci, ainsi que je l'ai découvert, fit accorder cet office à un misérable dont il paya ainsi les plus igno- bles services. Je rentrai avec ces mauvaises nouvelles, et nous nous assîmes ensemble, tristes, consolant notre découragement avec les larmes d'une affection et dune fidélité à toute épreuve, capables de tempérer les plus cruelles amertumes de la vie ; quand, selon sa coutume, il vint nous faire des reproches et nous maudire, se moquant de notre pauvreté, et nous disant que c'était un châtiment de Dieu sur des fils désobéissants. Et alors, afin de pouvoir le rendre muet de honte, je lui parlai de la dot de ma femme; mais lui, il forgea une petite his- toire fort spécieuse, racontant comment j'avais dissipé cette somme en secrètes orgies ; il vit que cela touchait ma femme, et il s'en alla en souriant ! Et quand je m'a- perçus de l'impression produite, quand je sentis que ma femme insultait de son silencieux mépris à mon ardente sincérité, quelle avait l'air hostile et froid, je sortis aussi; mais je revins bientôt. Pas assez tôt cependant pour que ma femme n'ait eu le temps d'apprendre à mes enfants ses blessantes pensées ; et tous criaient : « Donnez-nous des vêtements, père ! Donnez-nous une meilleure nourriture ! Ce que vous dissipez en une nuit nous suffirait pour des mois ! » Je les regardai, et je vis que mon foyer n'était plus qu'un enfer. Et je ne retour- nerai plus dans cet enfer, jusqu'à ce que mon ennemi m'ait fait réparation ; sinon, de même qu'il m'a donné la vie, moi, renversant la loi de la nature, je... 58 CEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY ORSIXCt Crois-moi, lu réparation (\uv lu viens chercher ici te sera refusée. GIACOMO Alors.... N'ètes-vous pas mou ami? Navez-vous pas, l'autre joui*, quand nous conversions ensemble, fait allusion à cette alternative sur le boid de hKiuelle vous voyez que je suis en sus])ens? Alors mes ij^riefs étaient moindres. Ce mot « parricide », quoicjue je sois bien l'ésolu, me hante comme la crainte. OUSIM» C'est la chose qui est à craindi'c, car le mot en lui- même est une moquerie creuse. .Mais remai'(piez com- ment Dieu très sai^c rassendjle en un même point les (ils d'un juste arrêl, en le saiicliliaul ainsi : ce à quoi vous songez est, poui' ainsi dire, accompli. GIAC.OMO 11 est mort! Sa londte esl prêle. Appi-eiiez-le, depuis (pie nous ne nous sununes vus, Cenci a oulrayc' sa lille. oi.vr.oMo Quel oulrai^c? onsiNo l'n oulraiic (pi'idle ne dit pas, mais (pie v(»us pouvez conjeclurei' à demi, connue je le lais, de sa pâleur lixe cl (le la diinleiM' lianlaiiie de sou l'niiil dm cnii'iil cuiiriMr dans le vide, de sa voi\ sevt-re et uu»notone, où se noient i\ la l'ois tendresse el leiicui- ; eiiliu de ceci LES r.ENCI 59 pendant que sa belle mère et moi, perdus dans notre propre horreur, nous causions ensemble avec d'obscures allusions (sans nous comprendre l'un lautre, devinant confusément et effleurant timidement la vérité, tout en songeant à sa vengeance), elle nous interrompit, et son regard nous dit, avant cpie ses lèvres l'aient articulé : « Il faut qu'il meure ! » CIACOMO Il suffit. Tous mes doutes sont apaisés. Il y a ici, pour cet acte, une plus haute raison que la mienne ; il y a un juge plus saint que moi, un vengeur plus irréprochable. Béatrice, toi qui dans la grâce de ta douce jeunesse n'as jamais marché sui' un ver, jamais meurtri une fleur vivante, sans t'élre apitoyée sur leur sort en versant des larmes inutiles ! Charmante sû'ur, toi en qui les honunes s'émerveillaient de voir la beauté et la sagesse s'unir sans se détruire l'une l'autre! on ta déshonorée! 0 mon cœur, ne demande pas d'autre justification ! Dois-je attendre, Orsino, qu'il revienne, pour le poignarder à sa porte ? ORSIXO Non ; quelque accident pourrait intervenir et le sauver d'une issue maintenant très assurée; vous, pris au dépourvu, vous ne sauriez où fuir, comment vous excu- ser ou vous cacher. Non, écoutez-moi; tout est tramé, le succès est si sûr que.... Entre Béatrice. BÉATRICE C'est la voix, de mon frère ! Ne me reconnaissez-vous pas? GIACOMO Ma sœur, ma sa'ur perdue! GO UiUVIlES POÉTIQUES DE SHELLEY BÉATRICE Oui, perdue!... Je vois quOrsiuo vous a parlé, et que vous eonjeeturez des choses trop horribles à dire, et cependant bien loin de la réalité. Mais, ne vous arrêtez pas, il peut revenir. Embrasse-moi ; je saurai qualors lu consens à sa mort. Adieu, adieu! Que la piété envers Dieu, (pie lamour Iraternel, que la justice et la clémence, (pie tout ce qui peut attendrir les c(ji'urs les j)lus durs, endurcissent le lien, ('> mon frère! — Ne réponds rien.... adieu ! Ils sortent si'i)arcmcnt. SGKXK II In |K,'lil apiiartonionl dans la maison ilc Giaconio GIACOMO seul 11 est niinuil, et Orsino ne vient pas encore. Tonnerre, le ))ruit (Pun orage. Kh (pioi! les ('lernels (''U'Uients sympathisent-ils avec un ver tel que l'homme? Si! en était ainsi, le Irait de l'éclair ailé de piti('' ne tomberait ])as sur les pierres et les arbres. Ma lemme et mes enfants dorment ; ils sont maintenant plongés dans des rêves insiiji^nifiants ; et moi, je dois veillei', toujours incertain si celle action 1res m'-- cessaire est juste. 0 loi, lampe épuisc'c, dont la llamme moiuanle est secou(''(^ ])ar le vent, et sur le bord de ia(|ii('ll(' V(>llii;(' robs(uiil<'' dcvoraiilc. loi. petite (hunme, (pu vacilles en Ions sens, comme le pouls d'iui mourant (pii sCleve cl (pu l<»mbe! Si je ne h* d(»nnais pas dali- meiil, connue tu lomiierais bieiili'il. et sei'ais coinme si lu n'avais jamais ('le ! Ainsi se consume et t<»nd)e. en ce! JMsiîuil même |)eul-êli"e. I;i \ ie (pii a allinné' la LES CENCI 61 mienne ; mais aucun i)ouvoir ne sau l'ait remplir de riuiile vilalc celte lampe de cliair une fois épuisée. Ha ! c"est le sang-, dont se sont nourries ces veines, qui coule jusqu'à ce qu'il soit tout entier refroidi ; c'est la forme ofi s'est mouh'e la mienne, qui tombe dans les spasmes blêmes et livides de la mort; c'est l'àme, dont j'ai i-eçu la parure de la ressemblance immortelle avec Dieu, qui maintenant se tient toute nue devant le tribu- nal du ciel ! une cloche sonne. Une lieure ! Deux heures ! Les heures se traînent toujours; et quand mes cheveux seront blancs, mon lils peut-être veillera aussi alors, torturé entre une juste haine et un vain remords; gourmandant le tardif messager de nouvelles semblables à celles que j'attends! Je voudrais presque qu'il ne fût pas mort, (}uel({ue grands que soient mes maux; cependant.... Mais c'est le pas d'Orsino. Entre Oibino. l'arlez ! ORSINO Je viens vous dire ({u'il a échappé. GIACOMO Échappé ! ORSINO Et qu'il est sain et sauf dans Petrella. 11 a passé à l'endroit fixé pour l'action, une heure trop lût. GIACOMO Sommes-nous les jouets de tels hasards? Et faut-il donc perdre ainsi en d'aveugles appréhensions les heures oîi nous dirions agir? Ainsi le vent et le ton- nerre, qui semblaient hurler son glas, ne sont que le retentissant <''clat d(^ rire avec lequ<'l le ciel se moque 62 OELVUES POÉTIQUES DE SIIELLEY de noire faiblesse! Désormais je ne me repenlii-ai plus d(^ rien de ce que j'aurai projeté ou l'ail, mais seulement de mon repentir. onsiNo Vois, la lampe s'est éteinte. GI.VCOMO Si nous n'avons aucun remords (|uand l'air obseur a bu celte llamme innocente, pourcjuoi l'aiblirions-nous, ((uaiid la vie de (]enci, celle lumière à la clarté de hujuellc les mauvais espi'ils voient les aciions l'xi'crables (piils inspii'ciU, doit s'c'teindi'e pour toujours? Non, maintenant me voilà endurci. OI'.SINO Kl) ! (|u'est-il lu'soin de cela? Hiii jamais a ciaint la |)àle inliMision du remords dans une action juste? Quoi- que notre prenner plan ail échoué, ne douiez pas (piil ne soit bientôt couché' dans le re|)os. Mais rallume/, la hunpe, (|ue nous ne causions [)as dans les Ic-nèbres. C.I.VC.OMO r.illuinaiil la lami»o El cependant, une lois (''teinte, je ne pourrai pas l'allumer la vie de mon père; ne p«'nse/,-vous pas <|ue son ombre pourrait l'aire; valoir cet argument ilevant Dieu? OKSINO l'ne Cois évancuiie, pouve/,-vous ranimer la |)aix de; voire sœiM'? vos profires années ('leinles de jeuui'sse el d'espf'rance? les pai'oles amères de voli'c l'emme? tous les oulrai^es (pic le laiblc dans I iidorUmc reçoit de i'hiiiUMic liriiicnx? v(»lre inrrc niorle ?... LES CENGI 63 GIACOMO Oh! n'en dites pas davantage! Je suis bien résolu, quoiqu'il s'agisse pour cette main déteindre la vie qui la aniuK'e! ORSINO Il n'est pas besoin de tout cela. Écoutez. Vous connaissez Olinipio, le gardien de Peti'ella, au temps du vieux Colonna, celui que votre père a dégradé de son poste? et Marzio, ce misérable désespéré que Tannée dernière il priva du salaire du sang bien gagne'" et l)icn dû? GI.VCOMU Je connais Olimpio; et Ion dit qu'il haïssait le vieux Cenci au point que dans sa rage silencieuse ses lèvi'es pâlissaient à le voir seulement passer. De Marzio, je ne sais rien. ORSINO La haine de Marzio égale celle dOlimpio. J'ai envoyé ceSi hommes, en votre nom et comme à votre requête, s'aboucher avec Béatrice et Lucretia. GIACOHO S'aboucher seulement ? ORSINO Les moments qui vont s'écouler d'ici à demain, à l'heure de minuit, peuvent éterniser la mémoire de leur vol par sa mort. Avant cette heure, ces hommes auront parlé, et peut-être agi et tout achevé. GIACOMO Écoutez! Quel est ce bruit? 04 œUVRES POÉTIQUES DE SIIELLKY ORSIXO C'est le chien de garde qui pleure, et les poutres qui eraquenl ; rien autre chose. r.i.vcoMO C'est ma femme (pii se plaint dans son sommeil. JCn suis sur, elle dit de moi des choses amères; et autour d'elle mes enfants rêvent que je leur refuse leui' subsis- tance. OUSIX» Pendant que celui (|iii h's en a vraiment priv(''S, et (|ui remplit damertume leur repos allann'', doit maintenant |)loni>(' dans dinfàmes volui)t(''s, et lrionq)liant se rit de Un dans des visions île haine heureuse, trop semblables à la r(''alit('' du jour. GIACOMO S'il se réveille encore une fois, je ne me fieiai plus à des mains mercenaires. onsiNo (^est ce (pie lu aurais de nneux à faii'c. Je dois par- tir; bonne nuit! Quand nous nous l'clrouverons, puisse tout être accompli ! OIACOMO l'i loul oubli*'! Ob! puissé-je n'avoii" jamais ('t('! ns sortoiil. ACTE IV SCÈNE I [in appartement dans le château de Petrella — Entre (lenci. CENCI Elle ne vient pas, cependant tout à l'heure je l'ai laissée vaincue et évanouie ! Elle connaît la peine qui attend ses délais. Et cependant si les menaces étaient vaines ! Ne suis-je pas maintenant dans l'enceinte de Petiella ? Ai-je encore à craindre les yeux et les oreilles de Rome ? Ne pourrais-je pas à mon aise la traîner par sa chevelure d'or ? La fouler aux pieds ? La laisser sans sommeil jusqu'à ce que sa cervelle soit excédée ? La dompter au moyen des chaînes et de la faim? Il suffirait de moins. Quoi ! laisser inaccompU ce que je brûle le plus d'atteindre ! Non ! C'est sa volonté obstinée qui, de son propre consentement, s'inclinera aussi bas que ce qui lavilit. Entre Uicretia. Toi, misérable abhorrée ! Dérobe-toi à ma haine ; fuis, dispai^ais !... Non, reste ; fais venir ici Béatrice. LUCUETIA 0 mon époux ! Je t'en prie, pour le triste amour de toi-même, prends garde à ce que tu fais. Un homme, qui, comme toi, marche à travers les crimes et à travers les dangers qu'attirent ses crimes, peut à chaque lieure trébucher soudainement dans la tombe, Et lu es 4' 06 or.ivm-.s iMM'/riQUKS dk siiekley vieux ; les cliovoiix sont £;ris, prosqiio hlniios. Si lu voux Ic saiivci' loi-mrine dc la moii ct do rcnfcr, aie ])ilié do (a (iilo ; donno-la à quol(|uo ami, on niaiiago, alin (juollo no soil pas pour loi uno tonlalion iW haino, on ilo plus criniiuollos ponsoos, s'il on oxislo. CEKCI Oui ! oomnio sa smir, qui a irouvé un foyer pour insullor à nia liaino avec sa prospéritc'» ? Une élraniçe niino vous éorasora loulos doux, ollo ol loi, ol tout oe (jui nio roslo onooro. IMa morl pont ôli'o rapide ; son destin la i^ai>nora de vitesse. Va, ct dis-lui do venir ioi, (H avant (\iw mon humeur ne soit changée ; sinon je la traînerai pai' les cheveux. LUCRETIA C'est elle (|ni ma envoyt'o vois loi, ô mon époux. A ta ])i'osenco, connue tu le sais, elle est loml)ée évanouie ; et dans celles crise, elle a entendu uno voix qui disait : « Cenci va nioui'ir ! Qu'il se confesse ! Lange accusa- toni' alleiid oiieoi'o, alln de savoii' si Dieu, pour punii' ses ('normes crimes, ondiu'cira son C(enr mourant. * C.KXCI Oui, cola se voit ; sans aucun doute il |)oul se faire dos i'<''V(''lali(ms divines. II est ('vident (pie j'ai (''l('' favorisé d Cm liMiil : car. lorsipie j ai en maiidil mes (ils. ils sont nioi'ts. - - (^ost ainsi ! — (,)uanl au liieii on au mal, chansons ! — Le re|ientir ! Le repentir est r(nivro l'acile d'un inslanl, et depend plus de Dieu (jue de moi. — Ition I llien I — Il faut (pie j altandonne le |H)inl capilid, (pii était (rempoisoiuier et de coi-i'onipro .son ànie. l ne |i;iii-('. l.iKicliii s',i])prci(|ic a\rf aiixii'lé, ct rCI 73 déloger d'une forme humaine un esprit du profond enfer. LUCRETIA Il a parlé, il est vrai, de la mort et du jugement avec nne étrange eonfianee pour un homme aussi pervers ; comme quelqu'un qui croit en Dieu, mais qui ne se soucie ni du bien ni du mal. Et cependant, mourir sans confession ! BÉATRICE Oh ! croyez bien que 1<; ciel est miséricordieux et juste, et qu'il ne voudra pas ajouter la terrible nécessité qui nous pousse à la somme de ses offenses. Olimpio et Marzio entrent, en bas. LUCRETIA Regarde, les voici. BÉATRICE Toutes choses mortelles se hâtent ainsi vers leur fin ténébreuse. . . Descendons. Lucretia et Béatrice sortent. OLIMPIO Quels sont vos sentiments à l'égard de cette aflairé ? MARZIO Ceux d'un homme qui pense qu'un millier de cou- ronnes est un excellent prix courant pour la vie dun vieil assassin. Vos joues sont pâles. OLIMI'IO C'est le reflet blanc des vôtres que vous appelez pâle. MARZIO Est-ce leur teinte naturelle ? Rabbk. II. — 5 74 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY OLIMPIO C'est plutôt ma haine, et le désir impatient de l'as- souvir, qui éteint les eouleurs de leur sang. MARZIO Alors vous êtes disposé à laflaire ? OLLMPIO Oui, si l'on m'oflrait mille couronnes pour tuer un serpent qui aurait mordu mon enfant, je ne serais pas mieux disposé. Enlicnt BôaUice olLucrctia. Nobles dames ! Étes-vous résolus i Est-il endormi ? Tout est tranquille ? BÉATRICE OLIMPIO MARZIO LUCRETIA Jai mêlé de l'opium à sa boisson; il dort si probm- démenl... nÉATRK.K Que sa mort ne fera que subsliliier ;in\ siens des rêves (jui cbàlit'iil le pi'clic, elle nv sera (|u'une eonli- mialioii liMK'bi'eiise de lenfcr en lui . cl Dieu [misse; l'clcindrc !... Mais clcs-vous résolus? Vous savt'/ (pic eesl un acte haut et saint ! OLIMPIO Nous sommes résolus. LES CEXCI 75 MARZIO Quant aux moyens de justifier cet acte, cela est votre att'aire. BÉATRICE Bien! venez. OLIMPIO Chut ! écoutez ! quel est ce bruit ? MARZIO Ah ! c'est quelqu'un qui vient ! BÉATRICE Lâches que vous êtes, jouets de votre conscience, bercez dans le repos vos cœurs d'enfants. C'est la porte de fer, que vous avez laissée ouverte, ballottant au vent qui entre en faisant entendre un sifflement de mc'pris. Venez, suivez-moi : et que vos pas soient connue les miens, légers, rapides et hardis. ils sortent. SCENE III Un appartement Jans le ehàteau. — Eiitrenl BÉATRICE et LUCBETIA LUCRETIA Ils sont maintenant à la besogne. BÉATRICE Sans doute, c'est déjà fait. LUCRETIA Je ne l'ai pas entendu gémir. BÉATRICE Il ne gémira pas. 76 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY LU(;UETL4 Quel est ce bruit ? BÉATRICE Écoute ! c'est un bruit de pas autour de son lit. LLCRiriIA Mon Dieu ! S il n'était plus maintenant qu'un froid et raide cadavre... BÉATRICE Oh ! ne crains pas ce qui peut être exécuté, mais bien ce qui pourrait rester sans exécution. L'acte scelh; tout. Eiilrenl Oliiiipio et Marzio. Est-ce fait ? MARZIO Quoi ? OLIMPiO I\"avez-vuus i)as appelé? BÉATRICE Quand ? OLIMPIO 'i'oiil de suite. BÉATRICE Je vous demande si loul est achevé. OLIMPK» Nous n'osons pas luei* un vieillard (pii doit. Sa grêle chevelui'c grise, son front sévèie et vt'nérable, ses mains veiné-es croist-es sur sa poid'iue soulevée, le calme et imiorciil scMiimeil dans l('(iuel il est couché, m'oiil icleim. Non. non, je ne puis m'y r<'-soudrc. MAi;/.i<» Moi, j ai ('■h'- plus li:inli; J'ai i;i)iiriiiande Oliinpio, en LKS CKNC.I / / l'invitant à porter le fardeau de ses offenses jusqu'à son propre tombeau, et à me laisser la récompense. Et déjà mon poignard touchait la gorge lâche et ridée, quand le vieillard eut un soubresaut dans son sommeil, et dit : « Dieu! écoute, oh, écoute la malédiction d'un père! N'es-tu pas notre père? » Puis il éclata de rire. Je crus entendre l'ombre de mon propre père parlant à travers ces lèvres, et je ne pus pas le tuer. BÉATRICE Misérables esclaves ! Vous qui nosez pas tuer un homme qui dort, où trouvez-vous assez d'audace pour reparaître devant moi sans avoir accompli votre beso- gne? Vils biaiseurs, couards et traîtres! Ah ! cette con- science, que vous n'hésitez pas à vendre pour de lor et pour la vengeance, est une pure équivoque ; elle dort sur mille actes journaliers qui déshonorent l'homme, et quand il s'agit d'une action où la pitié outrage le ciel... 3Iais à quoi bon des paroles ? Arrachant le poignaid de l'un d'eux, et le levant Quand même tu aurais une langue pour dire : « Elle a assassiné son propre père », je dois le faire !... Mais n'allez pas rêver que vous lui survivrez longtemps ! OLIMPIO Arrêtez, pour l'amour de Dieu ! MARZIO Je veux y retourner et le tuer. OLlMPIO Donne-moi le poignard ; nous devons faire la volonté. BÉATRICE. Le voilà ! Partez... et revenez ! Olinipio et Marzio sortent. 78 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY Comme tu es pâle ! Nous ne faisons que ce qu'il serait un crime terrible de ne pas faire. LUCRETIA Que n'est-ce déjà fait ! BÉATRICE Au moment même oîi ce doute passe à travers notre esprit, le monde a conscience du changement qui s'opère. Les ténèbies et lenfer ont englouti la vapeur quils avaient envoyée dans le monde pour obscurcir la douce lumière delà vie. Il me semble que ma respiration de- vient plus légère, et que mon sang iigé court librement dans mes veines. Ecoute ! Enircnt Olimpin et Mar/io. Il est... OLIMPIO Mort! MARZIO ÎNous l'avons étranglé, afin qu'il ne puisse pas y avoir de sang; puis n<»us av(»ns jelc' son lourd cadavre dans le jardin sous le balcon ; »tn (•r(»ira (piil est tombé. ltÉATr>l(.l'., loin (lonnant un sac dcir. Maiiitciuml. pifiic/, cet or, et liàte/.-voiis de l'cgagner vos demeures. Kt toi, .Mar/.io , pai'ce cpie tu n'as é't('' épouvanté (ju«> par la seule chose (jui m'a fait tremblei" moi-même, porte ceci ! Elle lo rcvrt (l'un lichc ni.niliiii. C"(''tail le maiileaii (|ue mon gi'and-père jiorlait dans s:i iiiiiile pi'ospeiite, (|iiaiiil les liniiiiiies enviaient son sort; |»uisseiit-ils ainsi envier le tien ! Tu as v\r une arme dans la main de Dieu pour une jusle cause. Vis LES CElVCI 79 longtemps et prospère ! Et n'oublie pas ceci : si tu as des crimes, repens-t'en ; cet acte n'en est pas un. On entend le sou d'un cor. LUCRETIA Ecoute, c'est le cor du château ! Mon Dieu ! il sonne comme la trompette dernière ! BÉATRICE Quelque hôte importun qui arrive. LUCRETIA Le pont-levis est baissé ; on entend un piétinement de chevaux dans la cour ! Fuyez, cachez-vous ! Olimpio et Marzio sortent. BÉATRICE Retirons-nous pour simuler un pi'ofond sommeil. A peine si maintenant jai besoin de le feindre ; l'âme qui règne en ses membres me semble étrangement apaisée : je pourrais dormir sans crainte et calme. Tout mal est sûrement passé. Elles sortent. SGÈXE IV Un autre appartement dans le château. — Entre d'un côté le légat SAVELLA, introduit par un serviteur, et de l'autre, LUCRETIA et BERNARDO. SAVELLA Madame, mon devoir envers Sa Sainteté sei'a mon excuse, si je viens aussi inopportunément troubler votre repos. Il faut (jue je parle au comte Cenci ; dort-il ? LUCRETIA , précipitamment et avec confusion Je crois qu'il dort. Mais ne le réveillez pas ; laissez- 80 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY moi encore quelque temps de repos. C'est un homme méchant et colère ; si on le réveillait , cett€ nuit, de son sommeil, un enfer, je le sais, de rêves courroucés, ce ne serait pas bien ; vraiment ce ne serait pas bien ! Attendez que le jour paraisse, a i)ai t Oh ! je ressens un mortel malaise ! S.VVELLA Je suis fâché de vous troubler ainsi ; mais le comte doit répondre à des charges de la plus grave importance, et de suite ; telle est ma mission. LUCRETIA, avec une agitation croiss;ante Je n'ose pas l'éveiller; je ne connais personne cpii l'ose ; ce serait dangereux ; vous pouiiiez aussi sùie- niQnt réveiller un serpent, ou un cadavie oii (juelque démon se serait couché ])t)ur donnir. SAVELLA Madame, mes moments ici sont comptés. Eh bien! je le réveillerai moi-même de son sommeil, puisque personne ne l'ose. LUCRETLV, àii:irt 0 terreur! 0 désespoir! àRcmaido Bernardo, conduisez le seigneui' h'gal à la chambre de votre père. Sa\clla et Bcinartlo surtout. — Kntro lU-atricc. RÉATRICK C'est un messager envoyé pour arrêter le cou|)able qui maintenant se tient devant le li-ône de celui dont on ne |)<'Ul apjK'h'r, de Dieu. Ainsi la Terre et le Ciel ensem- ble, dun conumui accord, jugent el acciuillenl noire action. LES CENCI LUCRETIA Oh ! agonio dV'pouvanto! Que no vil-il onroro! A l'in- stant môme j'entendais les i^cns de la suite du légal mur- murer en passant, qu'ils avaient un ordre pour le faire mourir immédiatement. Ainsi tout était préparé, par des moyens licites, pour accomplir ce dont il nous faudra payer si cher l'exécution. En ce moment même, ils fouil- lent la tour, ils trouvent le coips ! A l'heure qu'il est, ils soupçonnent la vérité, ils se consultent, avant de venir nous accuser du fait ! Horreur ! Tout est décou- vert ! BÉATUICE Ce qui est fait avec sagesse est bien fait. Sois aussi ferme que tu es juste. C'est agir en enfant léger de craindre que les autres ne lisent ce que tu as fait dans ta propre conscience inébranlable, et puis d'écrire dans tes yeux mal assurés et sur les joues altérées tout ce que tu voudrais cacher. Sois fidèle à toi-même, et ne redoute pas d'autre témoignage que celui de ta crainte. Car si, ce qui ne peut être , quelque circonstance se levait contre nous pour nous accuser, nous pouvons aveugler le soupçon par un étonnement naïf, ou l'écra- ser avec un orgueil innocent, que des meurtriers ne sauraient feindre. L'œuvre est accomplie, et ce qui peut en résulter maintenant ne me regarde pas. Je suis aussi universelle que la lumière, Hbre comme l'air qui enve- loppe la terre, aussi ferme que le centre du monde. Pour moi, les conséquences sont comme le vent qui frappe le solide roc, sans l'ébranler. Un cri à l'intéiicur et tumulte. 5* 82 ŒUVRES POKTIQIES DE SHELLEY VOIX Au meurtre ! Au meuitre ! Au meurtre ! Entrent lîeinaido et Savella. SAVELLA , à ses gens Fouille/ tout le ehàteau; qu'on sonne lalarme ; qu'on garde les portes ; ({ue personne néeliappe ! BÉATRICE Qu'y a-t-il donc ? BERNARDO Je ne sais que dire... Mon |)('re est mort ! BÉATRICE Coinnicnt, mort ? 11 dort seulement ; vous vous trom- pe/,, mon frère. Son sommeil est tout à fait calme, connue celui de la moi't ; c'est chose mei'veilleuse comme un tyran dort l)ien ! llnesl pas mort ? BERNARDO Mort, assassiné ! LUCRETIA, avec une e\lrènie agilalion Oh ! non ! non ! Il peut rtre nioit, mais il n'est pas assassiné ; c'est moi seule (|ui ai les clefs de ses appar- tements. SAVKLI.A lia ! il en csl ainsi ? BÉATRICE Monseip^nenr, je vous en plie, excusez-nous ; nous nous retirons ; ma incrr n'rst pas hicii ; elle semble tout ahalliic par celte etraufj^e horreur ! I.iicnlia el Bcalrirc sortent. LES CENCl 83 SAVELLA Soupçonnez-vous qui peut l'avoir assassiné ? BERNARDO Je ne sais que penser. SAVELLA Pouvez-vous nommer quelqu'un qui ait eu quelque intérêt à sa mort ? BERNARDO Hélas ! Je ne puis nommer personne qui n'en ait eu, et eeux-là y avaient le plus d'intérêt, qui se lamentent le plus sur l'événement accompli, ma mère, ma sœur et moi-même. SAVELLA C'est étrange ! II y a des marques évidentes de vio- lence. J'ai trouvé le corps du vieillard à la clarté de la lune, suspendu sous la fenêtre de sa chambre, au milieu des branches d'un pin ; il n'a pas pu y tomber, car tous ses membres sont tassés, sans être raidis par l'efibrt. II est vrai qu'il n'y avait pas de sang.... Faites-moi la grace, Seigneur (car il importe beaucoup à votre maison que tout s'éclaircisse), de dire à ces dames que je réclame leur présence. Bernardo sort. Entiont des gardes, amenant Mar/.io. UN GARDE Nous en tenons un. UN OFFICIER Monseigneur, nous avons trouvé ce rufien avec un autre se cachant au milieu des rochers ; il est hors de doute que ce sont les maurtriers du comte Cenci. Cha- 84 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHKLLEY cun portait un sac d'or. Colui-ci était revêtu dun man- teau tissé d'or, qui, étincclant sous les noirs rochers à la faible lueur de la lune, les a trahis à nos yeux. L'autre est tombé en se défendant en désespéré. SAVELLA Qu'avoue-t-il ? l'officier 11 i^arde un silence obstiné, mais ces lignes trouvées sur lui parlent assez. SAVELLA Au moins leur langage est sincère. mit. « A Madame Béatrice, « Afin de hâter l'expiation de ce (pic mon espi-ji souf- fre de conjecturei", je t'envoie, selon le désir de Ion frère, des gens (pu en diront et en feront plus que je n'ose écrire. « Ton dévoué scrvitciii', « Orsixo. » Enlioul Lucrolia, lU-nlricc il Ucrnardo. Connaissez-vous cet écrit. Madame ? BÉATRICE Non. SAVI'.LLA Ni vous ? LIC.KETLV, file so lait i'fm.ii<|iici- par une f,'ran(l<' a^ilalioii OÙ la-l-on trouve ? Qiresi-ce(pie c'est? On dii'ail (pie c'est la main d Orsino. H paile de celle ('li'ange horreur qui n'avait |)as encoïc trouve dexiiression, mais cpu a creuse'' entre celle eidaiil iuforlunc'C et son père mort un abîme de ténébreuse haine. LES CENCI 85 SAVELLA En est-il ainsi ? Est-il vrai, madame, que votre père vous a fait subir des outrages capables d'éveiller en vous une haine indigne dune fdle ? BÉATRICE Non pas de la haine, c'était plus que de la haine; rien de plus vrai ; pourquoi donc me questionnez-vous ? SAVELLA II y a une action qui exige une enquête ; vous avez un secret qui ne veut pas répondre. BÉATRICE Que dites-vous ? .^lonseigneur, vos paroles sont har- dies et téméraires. SAVELLA Au nom de Sa Sainteté le Pape, j'arrête tous ceux qui sont ici présents. Il fout aller à Rome. LUCRETIA Oh ! non à Rome ! Vraiment nous ne sommes pas coupables. BÉATRICE Coupables ! Qui ose parler de culpabilité ? Monsei- gneur, je suis plus innocente du parricide qu'un enfant né sans père. Chère mère, votre douceur et votre patience ne sont pas un bouclier contre ce monde au jugement tranchant, contre ce mensonge à deux faces, qui semble être et n'est pas. Quoi ! les lois humaines, ou plutôt vous qui êtes leurs ministres, voudrez-vous fermer d'a- bord tout accès à la justice, et puis, quand le ciel s'in- terpose pour exécuter lui-même ce que vous néglige? 8() («ÎUVUKS POÉTIQUES DE SHELLEY do fairo, on armant le bras lo plus faniilior pour la répa- ration d'un orinio inouï, faire des victimes qui ont imploré celte i>iàee les coupables ! Cost vous (|ui êtes les cou- pables ! Ce pauvre malheureux, qui est là si pâle, trem- blant, anéanti, s'il est vrai qu'il a assassiné Cenci, il n'a été qu'une épée dans la main équitable du Dieu tiès juste. Pourquoi l'aurais-je i)rise moi-même ? à moins don(; que Dieu se lasse scrupule de venger des crimes que la langue mortelle n'ose jamais nommer. SAVELLA Vous avouez que vous désiriez sa mort ? BÉATRICE (yenté'té' un crime aussi grand que le sien, si un seul moment <-e Curieux dc'sii' avait faibli dans uion co'ur. Il est vrai que jai cru, espéré et prié, oui, (juo j'ai même ('té convaincue (car Dieu est sage et juste), que quelque étrange el soutlaine mort était suspendue sur sa tête. Il est vrai que cola est arrivé; ce (|uil y a de i)lus vi'ai, c'est qu'il n'y avail pour moi pas d'autri! repos sui' la loi'i'o, j)as daulro espérance au ciel ! Kt maintenant (jucn concluez-vous ? SAVELLA Dos pensées étranges enfantent d'étranges actions ; et il y a ici les doux choses à la fois. Je no vous juge pas. IIÉATIUCE Kl copendani, si voils marrêtez, vous vous faites le juge et rexéculour Ar co (|ui est la vie i\v la vie; le soufllo uiêmo dune accusation Ino un nom iimoooni. cl aiiandoniio à un ac(|iiiiloinonl i)oiton\ la pauvre vie (|ui n osi plus (ju un masque sans Ihonneur. 11 est très faux LKS CEXCl 87 que jo sois coupable d'un hideux parricide ; quoique je doive me réjouir, pour de très justes causes, de ce que d'autres mains aient envoyé lame de mon père implorer la pitié qu'il me refusait. Maintenant, laissez-nous libres ; n'entachez point une noble maison avec les vagues soup- çons d'un crime qu'elle désavoue. N'ajoutez pas à nos souffrances et à votre propre incurie une plus lourde aggravation ; elles se sid'iîsent amplement. Laissez-nous les débris de notre naufrage. SAVELLA Je n'ose, madame. Préparez-vous, je vous prie, à m'accompagner à Kome. Là le Pape fera connaître ses dernières intentions. LUCRETIA Oh ! non pas à Rome ! Ne nous emmenez pas à Home ! BÉATRICE Pourquoi pas à Rome, chère mère ? Là, (Y)mme ici, notre innocence sera connue un talon armé pour écraser l'accusation. Dieu est là comme il est ici, et il revêt par- tout de son ombre l'innocent, l'offensé et le faible ; et c'est ce que nous sommes. Courage, chère dame ! Appuyez-vous sur moi ; rassemblez vos pensées errantes. Monseigneur, aussitôt que vous aurez pris quelque rafraîchissement, et que vous aurez fait sur les lieux les recherches nécessaires pour le plein éclaircissement du fait, nous serons prêtes. Mère, viendrez-vous ? LICRETIA Ha ! Ils nous attacheront à la roue et arracheront à notre agonie notre propre accusation ! Giacomo ne sera- t-il pas là ? et Orsino ? et Marzio ? Tous présents, tous 88 OIXYRES POÉTIQUES DE SHELLEY confrontés, tous interrogeant la physionomie l'un de raiitre pour y lire ce que chacun a dans son cœur ! Oh ! misère ! EIIc s'évanouit, on rcniporlc. SAVELLA Elle sévanouil ; mauvais signe ! ItÉATRICE Monseigneur, elle ne connaît pas les usages du monde. Elle a peur (|iie le pouvoir ne soit comme une bote farouche qui ('treint et ne lâche pas prise ; un serpent dont le regard ti'ansforme tout en «'rime, pour s'en repaître. Elle ignore (lue les nonchalants esclaves de l'aveugle autorité savent bien lire la vérité des choses quand elle est écrite sur le fiont (\v la sincérité; elle ne voit pas rinnocence tiionq)hanlc debout devant le tri- bunal d'un homme mortel, elle-même juge et accusatrice du <'rime qui l'y a traînée. — Pré|)arez-vous, Monsei- gneur ; notre suite va rejoindre la vôtre en bas dans la cour. Us sorlcnt. ACTE V sci':ne I Un apparlemenl dans le palais d'Orsino. — Entrent ORSINO et r.IACOMO GlACOMO Les actions mauvaises arrivent-elles donc aussi rapi- dement à leur dénouement ? Oh ! pourquoi le vain remords qui doit châtier les crimes accomplis n'a-t-il pas une voix aussi puissante pour avertir que son aiguillon acéré est mortel pour venger ! Oh ! pourquoi l'heure passée, quand elle était présente, n'a-t-elle pas rejeté le manteau de son mystère, et montré la forme spectrale sous laquelle elle revient, maintenant que son gibier épouvanté est levé, exciter les chiens courants de la conscience à la poursuite de leur proie ! Hélas ! Hélas ! Ce fut une pensée mauvaise, une action pitoya- ble, de tuer un vieux père à la tête blanche ! ORSIXO Cela a mal tourné, en vérité ! GIACOMO Violer ainsi les portes sacrées du sommeil, fiauder la bonne nature de la paisible mort quelle prépare à la vieillesse obsédée ; arracher au ciel une âme non repen- tante, qui aurait pu éteindre dans des prières de réconciliation une vie de crimes bridants !... 90 iï:uvnES poétiques de shelley (msiNO Vous ne pouvez pas dire que je vous ai poussé à raction, CIACOMO Oh ! si je n'avais jamais trouvé dans votre visage doucereux et complaisant le mii'oir de mes tén<''l)reuses pensées ! si jamais vous ne m'aviez, avec vos insinua- tions et vos questions, forcé de regarder le monstre de ma pensée, jusqu'à ce que mon désir se familiarisât avec lui... ORSINO C'est ainsi que hvs hommes rejettent le Itlàme de leurs enlre|»rises niancpiées sur les conseillei's (h' leui' propre résolution, ou sur loulc anire chose, excepté sur leur pro|)re faiblesse coiq)al)le. (>e|)('U(lanl, avouez la vérité, c'est le péril où vous vous trouvez qui vous donne celte pâle angoisse de repentir; avouez que c'est la crainte, dépouillée de sa pro))re honte, qui prend maintenant le manteau (\u niaigi-e Hemords. VA cependant si nous pouvions encor*! être sauves? C.IAC.OMO Comment cela est-il |)(»ssihle? Déjà l^i'atricc, l.U( relia. l'assassin sont en prison.. le ne(Iouie|):is (pi'au nionieiii oil nous jiai'lons, des oriicieis ne soient env(»yés j)our nous arrêter. Ol'iSINO .1 ;ii loni pr(''pa!('' |»our une fiiile instantanée. Nous pouvons encore ('chapper. si nous savons saisir aux cheveux l'occasion (n"itive. Li:S CENCI 91 GIACOMO Plutôt expirer dans les tortures, comme cela est bien possible î Quoi ! Voulez-vous donc par une fuite qui s'accuse elle-même rejeter sur Béatrice la cer- titude du crime ? Elle qui seule , dans cette œuvre contre nature, est comme un ange de Dieu servi par des dénions; vengeant un forfait qui est tellement sans nom, quil change en piété le noir parricide ; tandis que nous pour les lins les plus basses... Orsino, quand je considère toutes vos paroles et vos regards, en les comparant avec ce que vous me proposez maintenant, j'ai peur que vous ne soyez un misérable. Dans quel but, en ellet, pouviez-vous m'engager dans un crime si périlleux, m' entraînant avec vos insinuations, vos signes et vos sourires jusquà cet abîme ! Ncs-tu pas un men- teur? Non, tu es le mensonge même ! Traître et assassin! Lâche et esclave!... Mais non... défends-toi toi-même (11 dégaine). Que l'épée parle pour t'infliger la flétrissure que la langue indignée se refuse à prononcer contre toi ! ORSINO Rengainez votre épée. Est-ce le désespoir que vous inspire votre crainte qui vous rend si téméraire et si prompt avec un ami qui s'est perdu pour l'amour de vous ? Si vous vous êtes laissé émouvoir par une très honorable colère, sachez que je ne voulais, en vous fai- sant cette proposition, que vous éprouver. Quant à moi, je pense qu'une affection bien mal récompensée m'a conduit à un point d'où, quand même mon ferme caractère pourrait s'abandonner au repentir, je ne sau- rais maintenant me tirer. Oui, pendant que nous parlons, 92 ŒUVRES POÉTiyiKS DK SHKLl.EY les ministres de la justice attendent en bas ; ils me laissent ces courts moments. El maintenant, si vous avez quelque parole de mélancolique encouragement à adresser à votre femme atterrée, il vaudiait mieux passer par la porte de derrière, alin de les ('viter. GIVCOMO 0 généreux ami! Comment pourras-tu me pardonner? Ma vie voudrait pouvoir racheter la tienne ! ORSINO Ce désir vient un jour trop tard. Hâle-loi ; adieu ! N'entends-tu pas des i)as dans le coi-ridor ? (iiacomo sort. J'en suis fâché ; mais les gardes foui sentinelle à sa piopre |)Oi(e ; et j'ai arrangé mon slralagcme de manièi-e à |)Ouvoir me ({('harrasser à la fois deux et de lui. J avais songt' à jouer une conu'dic solennelle sur la scène peinte de ce monde nouveau, et à atteindre mes fins particulièies au moyen dune ti'ame mèh'e de bien et de mal, dont les aulres aniaieul lissi' les (ils ; mais il est survenu un Pouvoir qui a saisi et l)ris('' les mailles de mon dessein, et l'a changé en un lilet de l'iiine. — lia ! Ou enlond un cri. Est-ce mon nom (|ue j'entends crier au dehoi's ? Mais à l'aliri d'un vil degiiiseiiienl, des haillons sui' mon dos, et sur ma face une fausse iniioeenee, je veux passer au mili<'U de celte nudliiude mal inlentionnée (|ui ne juge (pie sur les send)lauts. II me sera facile alors dc'changer les honneui's (pic je laisse à liome poui' un nouveau imm, un nouveau pays, et inie nouvelle vie modelée surd anciens (h'sirs; cl l(»ut cela sera lcmas(pie de rimmiiie iiit<'rieur, (|iii doit rester inalleralde. — (Mi ! LES CEXCI 93 j'ai peur que le passé ne veuille jamais me laisser de repos ! Et pourquoi, quand il n'y a personne que moi qui ait conscience de mes méfaits, le mépris de mon propre cœur devrait-il me troubler ? N'ai-je pas le pou- voir d'échapper à mes propres reproches ? Serai-je donc l'esclave... de quoi? D'un mot ! que les hommes de ce monde menteur emploient l'un contre l'autre, jamais contre eux-mêmes, de même que Ion porte un poignard, mais non pour se blesser soi-même. Mais, si je m'abuse, où trouverai-je un déguisement pour me cacher de moi-même, comme celui-ci me dérobe aux yeux de tous les autres hommes ? Il sort. SCÈNE II Une sulle de ^uslice. — CÂMILLO, JUGES, etc.. assis: 3IAUZI0 est introduit, PREMIER JUGE Accusé, persistez-vous dans vos dénégations ? Répon- dez : êtes-vous innocent ou coupable ? Quels sont ceux qui ont participé à votre crime ? Dites la vérité, et toute la vérité. MARZIO Mon Dieu! Je ne l'ai pas tué ; je ne sais rien. Olimpio m'a vendu le manteau, dont vous voudriez induire ma culpabilité. SECOND JUGE Qu'on l'emmené ! PREMIER JUGE Osez-vous, les lèvres encore blanches des baisers de 94 ŒUVUKS POKTIQIKS DE SIIELLEY la lorliuv, meiilii' ainsi ? Esl-ello donc une si douce questionneuse (jue vous vouliez échanger avec elle des propos d'amoureux, jusquà ce (|u"<'lle vous ail lire votre vie et votre âme ? Aile/. ! M.vnzio Epargnez-moi ! épargnez-moi ! .l'avouerai. l'IlEMlEU JUGE Alors, parlez. M.vnzio Je l'ai ('Iranglé dans son sonuncil. l'KE>nEPi JUCE Qui vous a poussé à cela ? MAP.ZIO Son i»ropre lils (iiacomo, et le jeune ju'i'lat Orsino m'ont envoyé à Petrella : là les dames Héatrice et Luci'ctia moHrirenl pour me lenler mille couronnes ; alors moi et mon com|)agnou nous lavons inunédiate- ment assassiné. Mainlenanl, laissez-moi mourir. l'HEMIKi; ji(;e Cela sonne aussi mal (pie la v(''rile. (ianles, amenez les prisonnieis. l'.iiln 111 I.iici('ii;i, r.cMiiii'c ot ('ii;iromo, gnnlés. Hegardez eel li<»iiiiiie. i \i;/in Vous me connaissez Uoji hien, madame IW-atrice. LES CENCI 95 BÉATRICE Je te connais ! Comment ? Où ? Quand ? MAUZIO Vous savez qui je suis ! Vous m'avez pressé à force de menaces et de séductions de tuer votre père. Quand la chose fut faite, vous mavez revêtu dun manteau dor tissé, et vous m'avez souhaité de prospérer ; comment j'ai prospéré, vous le voyez. Vous, Monseigneur Giaco- mo, Madame Lucretia, vous savez que ce que je dis est vrai. Béatrice s'avance \ers lui; il se couvre la figure et recule. Oh ! lancez sur la terre morte le terrible ressentiment de ces yeux î Détournez-les de moi ; ils blessent ! C'est la torture qui m'a forcé à déclarer la vérité. Messei- gneurs, maintenant que j'ai parlé, faites-moi conduire à la mort. BÉATRICE Pauvre malheureux , jai pitié de toi ; mais reste encore. CAMILLO Gardes, ne remmenez pas. BÉATRICE Cardinal Camillo, vous avez une bonne réputation de douceur et de sagesse ; se peut-il que vous siégiez ici pour autoriser une farce aussi criminelle que celle-ci ? où l'on voit un obscur et tremblant esclave, qu'on vient d'arracher à des soutlrances qui ébranleraient le cœur le plus ferme, forcé de répondre non selon sa propre pensée, mais selon les soupçons et les désirs de ceux dont les questions lui suggèrent alors leurs propres 96 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY réponses ; et cela au péril de tourments si hichnix que Dieu dans sa miséricorde les épargne même aux danuK'S ! Dites-moi maintenant une chose qu'assuré- ment vous savez : si votre corps délicat était étendji sur cette roue, et qu'on vous dît : « Avouez que vous avez empoisonné votre tout jeune neveu, ce bel enfant aux yeux bleus qui était l'étoile polaire de votre vie » ; alors même que tous seraient témoins que, depuis sa très rapide et lamentable mort, le jour et la nuit, le ciel et la terre, le temps, toutes les choses qu'en attend l'espérance et qui s'accomplissent avec lui , tout a cliangé pour vous, par l'excès de votre chaj^rin ; cepen- dant vous diriez: « J avoue tout », et connue cet esclave, vous imploreriez de vos bouri-eaux le refuge dune moi'l déshonorante. — Je vous en prie, cardinal, alUrmez mon innocence. C.VJULI.O, tirs touclii- Que devons-nous [X'nser, Miîsseigncurs ? Honte sur ces larmes ! .le cioyais ([ue mon cœur, (pii en est la source, ('tait i^jlaec'- ! .rengagerais mon ànie (piClle est innocente. UN JUC.E Ccpentlaiil elle doit sul)ir la torture. IWMWA.U .le sciais tout aussi pivi ;i livrci- à la tortuiT mon propre neveu (s'il vivait aujourd luii, il aurait juste son Age; ses cheveux aussi ('laieiit de la même couleur", ci ses yeux, i\r l;i même l'onne (|iie les siens. m;iis bleus et moins piolbuds) oui. tout ;mssi prêt (ju'à laisser loiinrer I;i plus paiTaile ini;ige de r;iinour lU'. LES CE>'CI 97 Dieu, qui vint jamais pour souffrir sur cette terre. Elle est aussi pure que rcnfanl muet encore ! LE JUGE Eh bien ! que votre tête réponde de sa pureté , Monseigneur, si vous interdise/, la torture. Sa Sainteté nous enjoint de poursuivre ce crime monstrueux selon les formes les plus strictes de la loi ; bien plus, de l'étendre, au besoin, contre les criminels. Les prison- niers ici présents sont accusés de parricide, et l'évi- dence est telle quelle justifie la torture. BÉATRICE Quelle évidence ? Le témoignage de cet homme ? LE JUGE Oui. BÉATRICE à Marzio. Approche. Et qui es-tu, toi qui as été choisi du milieu de la multitude des hommes vivants pour tuer Tinno- ceot ? MARZIO Je suis Marzio, le vassal de ton père. BÉATRICE Fixe tes yeux sur les miens, et réponds à ce que je vais te demander. se tournant vers les juges Je vous prie de remarquer sa contenance ; loin de ressembler à l'impudente calomnie , qui quelquefois n'ose pas dire ce qu'exprime son visage, lui n'ose pas exprimer de son regard ce qu'il dit, mais il baisse ses yeux vers la terre aveugle. a Marzio Eh bien ! Diras-tu f|ue j'ai assassiné mon propre père ? 6 98 («aVUES POÉTIQUES DE SIIKLLEY MARZIO Oil! (le gi'àcc ! Ma cervelle s'obscurcit. C'est Ihorrible torture qui m'a forcé à dire la vérité. Emmenez moi ! Ne la laissez pas me regarder ! Je suis un infortuné et misérable criminel ! J'ai dit lout ce que je sais ; à pré- sent laissez-moi mourir ! BÉATIUCE Messeigneui's, si par nature j'avais été assez dure pour tramer le crime allégui' (crime que vos soupçons ont dicté à cet esclave, et (pie la toi-ture lui a l'ait arti- culer), pensez-vous donc (jue j'aurais laissé là cet instru- ment à deux Iranclianls de mon nu'fait , cet lionnne, ce poignard ensanglante avec mon i)ro|)re nom gravé sur le manche, gisant hois du fourreau au milieu d'un monde d'eimemis, pour ma jtropre moi l '! (jue, devant Ihorrible n('cessit('' (Ui plus prolond silence, jamais m''glig('' une si banale pr(''caiUion (pie celle de l'aire de sa tombe la gardienne dun secret ('cril sur la im-inoire dun voleur? Qu'est-ce (pie sa pauvre vie? Qu'est-ce (pie mille vies ? Une jjari'icide les eût foulées aux pieds comme la poussière ; et voyez, il vil ! Se Idurn.inl vers Maivio i:i toi... MAItZIO l)e grâce, ('pargiir-inoi ! .\c me parle plus! Ce regard dur et cependant plein de pilic'. ces accents solennels, bicsseiil plus {•niclliiiifiil ipic la loiiiiic. All\ itl^fs. .lai loiitdit; an nom dr la pilic, laites-moi conduire a la iiioi'l ! LES CEKCI 99 CAMILLO Gardes, conduisez -le plus près de madame Béatrice. 11 recule en frissonnant sous son regard, comme la feuille d'automne au souffle acéré du Nord le plus serein. BÉATRICE 0 toi qui trembles sur le bord vertigineux de la vie et de la mort, remets-toi avant de me répondre ; ainsi tu pourras répondre à Dieu avec moins d "épouvante. Quel mal t'avons-nous fait ? Moi, hélas ! je n'ai vécu sur cette terre qu'un petit nombre de tristes années; et mon destin a voulu qu'un père d'abord fit de tous les mo- ments où je m'éveillais à la vie autant de gouttes empoi- sonnant la douce espérance de la jeunesse; et puis d'un seul coup poignardât mon âme immortelle, et mon hon- neur sans tache, et la paix même qui dort dans le fond du cœur de notre cœur. Mais la blessure n'était pas mortelle; seulement, ma haine devint le seul culte que je pusse otMr à notre Père suprême, qui dans sa pitié et son amour t'a armé, comme tu l'as dit, pour le faire disparaître ; et ainsi le coup qui l'a frappé devient mon accusation ! Et c'est toi qui es l'accusateur ? Si tu espères obtenir merci dans le ciel, montre de la justice sur la terre ; il y a quelque chose de pii'e qu'une main sanglante, c'est un cœur sans pitié. Si tu as commis des meurtres, si tu as fait de ta vie un sentier où tu puisses fouler aux pieds les lois de Dieu et de l'homme, ne te précipite pas devant ton juge, pour lui dire : « Mon créateur, j'ai fait cela, et plus encore: car il y avait une créature, la plus pure et la ])lus innocente des créatures de la terre ; et parce qu'elle avait enduré ce que jamais per- sonne, coupable ou innocent, n'avait enduré avant elle, 100 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY parce que ses maux défient la parole et la pensée même, parce que ta main à la fin la sauvée, moi avec mes paroles, je l'ai tuée, elle et toute sa parenté. » Songe, je t'en conjure, à ce que c'est que dégorger le respect qui vît dans les esprits des hommes pour notre ancienne maison et notre réputation sans laclK; ! Songe à ce que c'est que d'étrangler la Pitié, cet enfant bercé dans la confiance d'innocents regards, jusqu'à ce que soulfrir devienne un crime ! Songe à ce que c'est que de souil- ler avec l'infamie et le sang tout ce (pii ressemble à l'innocence, tout ce ([ui, écoule-moi, grand Dieu !... tout ce qui, je le jure, est l'innocence même, si bien que le monde ne sache plus faire de distinction entre le regard sournois, faiouche et sauvage du crime, et le )'egard (|ui maintenant le force à répondre à ma ques- tion : suis-je ou ne suis-je pas une jtarricide ? MAI;Z1() Tu ne l'es pas ! LE JUGE Qne veux-Ui dii'e ? MAP./IO Je déclare ici (jne ceux (|ue jai accusés sont inno- cents. C'est moi seul (|ui suis coupable. LE JUGE Qu'on le traîne à la torture ; (pi'elle soit assez ingé- nieuse et assez prolongt-e pour dt-chii-cr les replis de la plus iiUime cellule de son cieiir. Ne le dc'laclie/. pas jiis(|ir;t ce (piil avoue. M AT./IO Torturez-moi connue vous voudrez; une angoisse LKS CENCI 101 plus aiguë ne fera qu'arracher une vérité plus éclatante à mon dernier soufde. Elle est tout à fait innocente. Limiers de sang, et non hommes, repaisse/.-vous bien de moi ! Je ne vous donnerai pas ce chef-d'œuvre de la nature à déchirer et à perdre. Maiv-io sort, entourù de gardes. ' CAMILLO Eh bien ! Messeigneurs, à présent que dites-vous ? LE JUGE Laissez les tortures faire violence à la vérité jusqu'à ce qu'elle soit aussi blanche que la neige trois fois cri- blée par le vent glacé. CAMILLO Mais tachée de sang ! LE JUGE, à Béatrice Connaissez-vous ce papier, iMadame ? BÉATRICE Ne me tendez pas de pièges avec vos questions. Qui se lève ici comme mon accusateur ? Ha ! Sera-ce donc toi, qui es mon juge? Accusateur, témoin, juge, quoi? tout à la fois dans un seul homme ! — C'est le nom d'Orsino. Où est Orsino ? Que son regard rencontre le mien ! Que signifie ce griffonnage ? Hélas, vous ne savez pas ce que c'est ; allez-vous donc, sur la seule probabi- lité que cet écrit peut renfermer quelque mal, allez- vous donc nous tuer ? Entre un ollK ier. l'officier Marzio est mort. LE JUGE Qu'a-t-il dit ? 102 oeuvres poétiques de shelley l'officier Rien. Aussitôt (iiic nous l'avons ou atlarhé à la roue, il nous a soui'i, comme un honnne qui défie un redou- table adversaire ; et retenant sa respiration, il mou- rut. LE JUGE Il n'y a plus qu'à appli()uer la question à ces prison- niers qui persistent dans leur entrtemenl. CAMU.LO .le renvoie les piocédures à une ('poque ultérieure, et Je veux, en faveur de ces très touehantes et très nobles personnes, employer toulc mon influence auprès du Sainl-l*ère. LE ju(;e Qu'alors le bon plaisir du Pape se fasse. En attendant, conduisez ces coupables chacun à une cellule séj)aré«'. Et que l'on tienne les engins prêts ; car cette nuit, si la résolution du Pape est aussi yrave, aussi pieuse et aussi juste que par le passé, de ces nerfs et de ces muscles j'exprimerai en les tordant la vé'rité, gémissement par gémissement. Ils sorlfiit. SCK.NK ill I ne (('lliilt' lie la |)ris(tn. — PKATKK'E «-st cndonnif sur sa (•(.«(■lie. - Knliv iJKKNAKDO ItF.UNAr.lx) Avec (picllcs('T(''nilt'' le sonuiicil repose sur son visage, comme les dernières pensées d un jour doucenient rem- pli, se fermant dans la nuit et les lèves, el se prolon- LES CENCl 103 géant encore ! Après les tourments qu'elle a endurés la nuit dernière, comme sa respiration s'exhale légère et douce ! Hélas ! il me semble que je ne pourrais plus jamais dormir. Mais je dois de celte douce lleur repliée secouer la céleste rosée du repos ; ainsi.... Eveille-toi ! Eveille-toi ! Eh quoi, sœur, tu peux dormir ? BÉATRICE, s'éveillant Je ré vais justement que nous étions tous en paradis. Tu sais bien que cette cellule semble être une espèce de paradis, en comparaison de la présence de notre père. BERNARDO Chère, chère sœur, pourquoi ton rêve est-il un rêve ? 0 Dieu ! Comment dire ?.., BÉATRICE Que voudrais-tu dire, mon doux frère ? BERNARDO Ne jette pas sur moi des regards si calmes et si heu- reux, ou, quand je songe à ce que j'ai à dire, mon cœur va se briser ! BÉATRICE Eh bien ! vois, tu me fais pleurer. Comme tu serais véritablement sans ami, cher enfant, si je mourais ! Dis ce que tu as à dire. BERNARDO Ils ont avoué ; ils ne pouvaient plus endurer les tor- tures.... BÉATRICE Qu'y avait-il donc à avouer ? Ils doivent avoir dit 104 fœiVRFS POÉTIQUES DE SHELLEY quelque lâche et coupable mensonge pour (latlor lours bourreaux. Ont-ils dit qu'ils étaient coiq)al)l('s ? 0 blan(;lie Innocence, te voir obligée à porter le masque du crime pour cacher ton redoutable et ti-ès serein visage à ceux qui ne te connaissent pas ! Liitroiit le Juge ;ivec Liicictia et (iiiicoino ; gardes. Cœurs ignobles ! Ainsi pour quelques courts spasmes de douleur, aussi mortels au moins que les membres à travers lesquels ils passent, des siècles de haute splen- deur sont couchés dans la poussière ! Et cet éternel honneur qui aurait dû vivre en rayonnant comme le soleil au-dessus des vajxMirs de la moi'lelle renommée est devenu une UKxjuerie, une fable !... Quoi ! Voudre/- vous donc livrer ces corps pour être traînés aux sabots des chevaux, alin que notre chevelure puisse balayer les traces des pas de cette foule vaine et insensible, qui, pour se faire de notre infortune un culte et un spectacle, laissera ses églises et ses théâtres aussi vides que ses propres c(eurs ? La multitude h'-gèi'c pourra-t-elle, à son choix, j«'ter sur nous des maledictions ou une pilie im- puissante, triste ili'ur funèbre pour parer un cadavre vivant, (juand nous passerons, pour passeï' à jamais, et laisser... quel souvenir de ce que nous avons été ? lin- famie, le sang, la terreur, le (h'-sespoii-! — 0 toi qui fus une mère |)oui' rvxw (\n\ ("laieni sans parents, ne tue |)as ton enfant ! Ne laisse pas ses malheurs te tuer ! Frère, couche-toi avec moi sui' la roue, et soyons tous Avux muets eoiimie un cadavre ; elle sei'a bientôt aussi douce (pi'un tombeau ! II n'y a (|ue le mensonge arrache par la crainte (pii ]>uisse rendre la roue cruelle! (.IA(.OMo Elles liuii'ont par t';u'racher la véiité à t(»i-mème, ces LES CENCl Î05 cruelles lortiiros. Ah ! par pitié ! maintenant dis que tu es coupable. LLCRETIA Oh ! avoue la vérité ! Que nous mourions tous rapi- dement ! Après la mort, c'est Dieu qui sera notre juge, et non pas eux : il nous fera miséricorde. BERNARDO Oh ! si cela peut être vrai, parle, ma chère sœur ; et alors le Pape bien certainement vous pardonnera, et tout ira bien. LE JUGE Avouez, ou je vais tordre vos membres dans de si tranchantes tortures.... BÉATRICE Des tortures ! Changez donc la roue en un rouet à iiler ! Torturez votre chien, afin qu'il puisse dire quand pour la dernière fois il a lappé le sang versé par son maître !... mais non pas moi ! 3Ies angoisses sont celles de l'esprit, celles du cœur et celles de l'âme ; oui, de l'âme la plus intime, qui pleure au-dedans d'elle-même des larmes de fiel brûlant, de voir, dans ce monde méchant où personne n'est vrai, de voir les miens men- tir à eux-mêmes, quand tous les abandonnent ; et lors- que je considère toute la misérable vie que j'ai vécue, et maintenant sa misérable fin , le peu de justice témoigné par le ciel et la terre à moi et aux miens , et quel tyran tu es, et quels esclaves sont ceux-ci , et quel monde nous formons, oppresseurs et opprimés... ces tortures-là me forcent de i-épondre. Que voulez-vous de moi ? 100 (JEIVRES l'OÉTIQUES DE SHELLEY LE JUGE Ncs-lu pas coupable de la mort de ton père ? BÉATRICE Oh ! que n'accuses-tu plutôt le juge suprême, Dieu, qui a permis un 'M'U^ semblable à celui que J'ai soufl'ert, et (juil a vu ! acte inexprimable, et pour lequel il na laissé danlie refnge, d'autre vengeance, d'autre con- séquence possible que ce que lu as appelé la mort de mon père ! Est-ce ou n'est-ce pas ce que les hommes appellent crime?... lai-je fait ou ne lai-je pas l'ail ? dites ce que vous voudrez ! .le ne nieiai |)Ius rien. Si vtms désirez qu'il en soit ainsi. (|u'il en soit ainsi ! Kt tout sera fini.... Maintenant, laites votre volonté ; aucune autre torture ne m'arrachera d'autre parole. LE JIGE Elle est convaincue, mais elle n'a jias avoué. Cela suf- fit. Jusqu'à leui- sentence dernier*', que personne ne puisse leur parler. Vous, jeune seigneui", ne restez pas ici. im':atp.I(,e Oh ! ne me TenU'vez pas ! LE Ji r.i', (lardes, faites voire devoir. BERNAHno, ciiil.iass;!!!! II.mIi ii(> Oh ! V(^uIez-vous donc s(''pai'er h' corps (h' Tànu; ? IN OFKK.n.R Cela est l'alVaire du boui'reau. Tons siirlciil, cNccptr Liicrctia, llc.nirii'o cl Ciacoino. LES CENCI 107 GIACOMO Ai-je donc avoué ? Tout csl-il donc lini ? l*lus d'espé- rance ? plus de refuge ? 0 faible et scélérate langue, qui m'as perdu, que ne t'ai- je i)lnlôt auparavant coupée et jetée aux chiens ! Avoir d'aboid tué mon père, et puis trahi ma sœur !... Ah ! toi ! la seule chose innocente et pure de ce ténébreux et criminel monde, t'avoir livrée au sort que je nai que trop mérité ! Ma femme, mes petits enfants, abandonnés, sans espérance ! et moi !... 0 père ! 0 Dieu ! Peux-tu pardonner à ceux même qui n'ont pas pardonné, quand leurs cœurs trop pleins se brisent ainsi.... ainsi ?... , Il se (ouvre le visngc et pleure. LUCRETIA 0 mon enfant ! A quelle teri'ible fin nous voilà tous arrivés ! Pourquoi ai-je faibli ? Pourquoi n"ai-je pas sup- porté ces tortures ? Oh ! puissé-je tout entière me dis- soudre dans ces rapides et inutiles larmes, qui coulent et ne sentent pas ! BÉATRICE Ce que la faiblesse a fait, il y a encore plus de faiblesse à le déplorer, une fois que c'est fait. Prends courage ! Le Dieu, qui a connu mon malheur, et a fait de notre prompte exc'cution l'ange de sa colère, semble, mais sembl(! seulement, nous avoir abandonuf'S. Xe nous imaginons pas que nous allons mourir pour cela. Frère, asseyez-vous près de moi ; donnc/.-moi votre ferme main : vous aviez un cœur viril. Courage ! Courage ! 0 très chère dame, mettez votre douce tète sur mon sein, et essayez de dormir un peu; vos yeux sont pâles, creux et exténués, sous le poids de la veille et d'un lent cha- 108 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY grill. Venez, je vous chanterai tout bas un air qui porte au sommeil, ni gai, ni cependant triste ; quelque ancienne et simple mélodie, dune monotonie surannée et hors d usage, telles que celles cpie chantent en filant les bonnes femmes de nos campagnes, au point d'en oublier presque de vivre. Couche-toi ! Ainsi... Bien !.., Ai-je oublié les paroles ? Ma foi ! elles sont i>lus tristes que je ne pensais. Faux ami, le verru-t-on sourire ou pleurer, Quand ma vie s'endormira ? Il s'inciuièle peu dun sourire ou dune larme Le cadavre froid comme l'argile dans la bière ! Adieu ! Hélas ! Hélas ! Qu'entend-on murnuirer loul bas '? C'est un serpent dans Ion sourire, mon cher, Et un poison amer dans ta larme ! Doux sonnueil ! si la mort était comme toi, Ou si tu étais mortel toi-niéme. Je voudrais l'ermer ces yeux di; douleur. Pour me réveiller... (juand ?... Jamais plus ! 0 monde ! Adieu ! Ecoute la cloche (pii pass»; ! Elle dit : toi et moi. nous devons nous séparer, Avec un cœur léger et avec un co'ur lourd ! I,a scène se renne. SCK.NK JV Une salle de la prison. — Entrent CA.MILLO et HKUNAKDO. C.AMII.I.O Le l'apc est iinpiloyable ; impossible de rem«)UV(>ir ou (le le (l('(l)ii'. Il ;iv;iii l'air aussi calme, aussi froid (HIC rengiii (|iii loilurc «•! (pii lue, à r;d)ri lui-même de Iniil ce (|u il inlligc ; une sl;i!nt' di' marbre, un rilr. LES CENCl 109 une loi, une coutume ; et non un homme. Il fronçait le sourcil, comme si le froncement de sourcils avait été Tunique; ressort de son mécanisme, contre les avocats qui présentaient les défenses ; il les déchirait et les je- tait derrière lui, en marmottant dune voix rauque et dure : « Qui donc j)armi vous a défendu leur vieux père tué dans son sommeil ? » Puis à un autre : « Tu fais cela en vertu de ton office ; cest bien ! » Il tourna alors vers moi un regard de deprecation et prononça froidement ces trois paroles : « Ils doivent mourir. » BERXAUDO Et cependant vous ne l'avez pas laissé ? CAMILLO Je l'ai pressé encore ; alléguant, autant que je pou- vais le conjecturer, le crime diabolique, qui avait con- seillé la mort de votre père dénaturé. Il répliqua : « Paolo Santa-Croce a assassiné sa mère hier au soir, et il s'est enfui. Le parricide devient si à la mode, que bien- tôt, sans doute aussi pour quelque juste cause, notre jeunesse nous étranglera tous, sommeillant dans nos fauteuils. L'autorité, le pouvoir et les cheveux blancs sont devenus des crimes capitaux. — Vous êtes mon neveu, vous venez me demander leur pardon. Attendez un moment .... voici leur sentence : ne me revoyez plus, jusqu'à ce qu'elle soit accomplie à la lettre. » BEHNAKDO 0 Dieu ! est-ce possible ! Je croyais en vérité que tout ce que vous disiez n'était qu'une triste préparation à d'heureuses nouvelles. Ah ! il y a des paroles et des regards capables de faire plier la plus ferme résolution ! R.VRRr;. H. — ^ 110 ŒLVUES POÉTIQUES DE SHELLEY Je les ai connus autrefois ; maintenant je les ai oubliés, quand j'en aurais le plus chei' besoin. Quen pensez- vous ? si j'allais le trouver, baigner ses pieds et sa robe de larmes brûlantes et anières ! limportuner de mes prières, tourmenter son cerveau de mes cris sans lin, jusqu'à ce que, dans sa rai>e. il nie frappe de sa croix pastorale, et foule sous ses pieds ma tète })rosternèe, de telle sorte (pie mon sang puisse laclier la poussière insensible sur laquelle il marche, et que le l'emords réveille la i)ilie ?.le le ferai ! Oh ! attendez mon retour! Il se pn-riiiiU' liois de la salle. CAMULO Mêlas ! pauvre enfant ! un inalelot dévoué au naufrage pourrait aussi l)ien prier la sourde mer. Entrent Lucretia, Ili-aliice et (iiacoino ; ifardes. BÉATIUCE JOse à peine craindre que tu ira|i|>(ii'[(^s dauH'cs nttnvcllt's (|ue celles dun juste pardon. CAMILLO Puisse Dieu dans le ciel être moins inexorable aux prières du Pape, quil ne l'a clc aux miennes ! Voici la sentence et l'ordre d'exéculion. UÉATKICE, avec îles accents larouchos 0 mon Dieu! Est-il possible que je doive mourir si soudainemenl ? Si jeinie, m'en aller sous la terre obs- <-ui't', fluide, poilliissantc. pleine de vers 1 l'Aw clouée d;uis un si étroit es|);ice ! Ne plus voir la douce lumière du soleil ! >e plus entendre la joyeuse voix d'un être vivant ! Ne plus rêver à mes pensê'es familières, tristes, ei cependaiil perdues à jamais, quelle terrible chose ! N'èiie |tlus rien ! ou être.... (|iioi 1... Oh ! où suis-je ? LES r.ENCI ill Deviens-je folle ?.... Doux ciel, pardonne- moi daussi lâches pensées ! Mais s'il n'y avait ni Dieu, ni ciel, ni terre dans le monde vide! le monde immense, gris, sans lu- mière, profond, inhabité ! Si toutes choses alors devaient être l'espi'it de mon père, son œil, sa voix, son attou- chement, m'enveloppant, comme l'atmosphère et le souffle de ma vie morte ! Si quelquefois, sous une forme plus semblable encore à lui-même, la forme même qui m'a torturée sur la terre, il venait masqué de rides et de cheveux gris, m'enlacer de ses bras d'enfer, fixer ses yeux sur les miens, et mentrainer en bas, en bas ! Car, n'était-il pas le seul tout-puissant sur terre, et tou- jours présent ? Même mort, son esprit ne vit-il pas dans tout ce qui respire, et ne fabrique-t-il pas toujours pour moi et les miens la même ruine, le mépris, la douleur, le désespoir? Qui cependant est jamais revenu nous révé- ler les lois du royaume inexploré de la mort ? Lois aussi injustes peut-être que celles qui nous entraînent main- tenant... où ? où ? LICRETIA Mets ta confiance dans le doux amour de Dieu, les tendres promesses du Christ ! pense qu'avant la nuit, nous serons en paradis... BKATIIICE C'est passé ! Quoi qu'il arrive, mon cœur ne faiblira plus ! Et cependant je ne sais pourquoi, vos paroles me glacent de froid. Comme toutes choses me semblent fas- tidieuses, fausses et glacées ! J'ai rencontré beaucoup d injustice en ce mondes ; ni Dieu, ni l'homme, ni aucun des pouvoirs qui ont façonné mon misérable destin n'ont jamais, pour ce qui me regardait, distingué entre 112 OKUYUES POÉTIQUES DE SHELLEY le bien el le mul. Je suis ellacée du seul monde que je connaisse, de la lumière, de la vie et de lamour, dans la douce aurore de la j(;uuesse. Vous faites bien de me dire d'avoir conliance en Dieu ; j'espère que jai foi en lui ; en quel autre pourrait-on avoir foi ? Et (;ependant mon cœur est froid. PeiulaiU les dernières paroles Giai'omo cause à l'écart avec Camillo, (lui sort ; Giacomo s'avance. GL\C()M0 Ne sais-tu pas, mère ? sœur, ne sais-tu pas ? En ce moment même Bernardo est allé implorer le Pape pour obtenir noli-e pardon. LUCUETLi Enfant, peut-être scra-t-il accorde'; ! Alors nous pour- rons vivre tous, pour faire de nos douleurs une histoire pour les aimées à venir. — Oh ! quelle pensée ! Elle jaillit sur uion cœur counne du sang chaud. «K.VTUU'.E Et cependant pensée et cirur vont cire bientôt froids. Oh ! écrase cette i)ensée ! Il y a qiiehpie chose de pire que le désespoir, de plus amer (pu* la mort, c'est l'espé- rance; c'est le seul mal (pii puisse Irouvcr place à l'heure ("lourdissaule, acérée, eli'oile (|uicliaiicelie sous nos pas. IMaidezavec la rapide gelée, pour (ju'eile épargne les pre mières fleurs du printemps ; plaidez avec le Iremltlenienl de terre qui s'»''veille, alors (pie sur sa couche une cité s'élève forte, belle et libi-e, (pii tout à l'heure ne sera plus (pi'un goiid're b(''aiit de puanteur et de tc'-in'-bres, eonnne la mort; plaide/, avec la laiiiiiie et la peste (pii marelie sur les vents, l'aveugle eclaii'on la sourde nn-r ; mais ne plaidez i)as avec l'homme ! L'honunc cruel, froid et for- LES r,ENr.[ 113 maliste ; riiomnie équitable on paroles, en actions un Cain ! Non, mère, il nous faut mourir.... puisque telle est la récompense de vies innocentes, et tel est le seul allégement des plus cruelles infortunes. Et, tandis que nos assassins vivent, et que, hommes durs et froids, ils s'acheminent lentement en souriant à travers un monde de larmes vers la mort, comme vers le sommeil de la vie, ne serait-il pas juste que le tombeau fût pour nous une étrange joie? Viens, sombre mort, et enlace-moi de tes bras qui embrassent tout ! (Connue une tendre mère, cache-moi dans ton sein, et berce-moi pour le sommeil dont on ne s'éveille plus ! Vous qui vivez, vivez esclaves les uns des autres, comme nous le fûmes, nous qui aujourd'hui.... Bejnardo se précipite sur la scène. BER>ARDO Oh ! Horrible ! Ces larmes, ces regards, cette espé- rance se répandant en prières, jusqu'à ce que le cœur soit vide pour le désespoir, tout cela devait être vain ! Les ministres de la mort attendent autour des portes. J'ai cru voir du sang sur le visage de l'un d'eux. Etait-ce une imagination?... Bientôt le sang du cœur de tous ceux que j'aime sur terre va l'arroser, et il l'essuiera comme si c'était seulement de la pluie ! 0 vie ! à monde ! ensevelissez-moi ! que je ne sois plus ! Voir ce parfait miroir de pure innocence, où je n'avais qu'à regarder, pour devenii' heureux et bon, brisé en poussière ! Te voir, Béatrice, toi qui embellissais tout ce qui tombait sous ton regard, loi, lumière de ma vie, toi morte, à jamais obscurcie ! au moment même où je dis « sœur », savoir que je n'ai plus de sœur ! — Et toi, mère, dont 114 (yEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY l'amour ('tait comme le lien de tous nos amours, toi moiie ! ee doux lien brisé !... Entrent Camillo et sardes. Ils viennent ! Laisse-moi baiser ces lèvres chaudes avant que leurs pétales cramoisis ne soient flétris, blancs, froids ! Dites-moi adieu, avant que la mort étouffe cette douce voix ! Que je vous entende encore parler ! BÉATIUCE Adieu, mou tendre frère! Pense à notre triste sort avec douceur, comme en ce moment ; et que de tendres pensées de |)itié allèi^ent pour loi le poids de ton dia- grin. Ne marche pas dans làpre désespoir , mais dans les larmes et la patience. Une chose encore, mon enfant. Pour l'amour de toi-même, sois fulèle à l'amour que lu nous as voué , et à la conviction que, malgré létiangc nuage de crime et de honte ([ui m'a enve- loppée, j'ai toujours \vn\ saiiilc ei sans tache. Et dussent les langues mauvaises me blcsseï', (h'il notre couunuu nom être connue un stigmate imprimé sur ton front innocent, que les hommes se montreront en pas- sant, reste inébranlable, et ne conçois jamais une mau- vaise pensée contre ceux (jui peut-être... t'aiuieront encore (huis h'iu's tombeaux! Puisses-tu mourir couune je meius, triomphant (h' hi crainte et de hi douleur! Adieu ! Adieu ! Adieu ! HEim.VRDO Je ne puis te dire adieu ! CAMILLO (Ml ! (lame IJeatrice ! nKATiuci; Ne vous donnez pas une j)eine imitile, mon clier LES CE>T.I 1 1 5 seigneur eardiiial. Maintenant, mère, attache-moi ma ceinture, et relève-moi mes cheveux en quelque simple nœud : oui, comme cela. Les vôtres, il me semble, se défont. Combien de fois nous sommes-nous rendu ce service l'une à l'autre ! Désormais nous ne nous le ren- drons plus. — Monseigneur, nous voilà prêtes. Bien, tout est bien ! PROMETHEE DELIVRE DRAME LYRIQUE EN QUATRE ACTES 18-20 « Audisne htec, Amphiarae, sub terrain abdite ? ■■ A M. Maimuce BOUCIIOU le |io("'l(' (l(> VAid-fUT l'I lies Si/ m hoirs ll(»iiim;i!;(' ilii (r;iilin-l■ SlIELLKY, Proiiit'llivr dr/iiUT. Allé il. sci-no I. PREFACE Les tragiques grecs, eu enipruutaut leurs sujets à leur histoire nationale ou à leur mythologie, ont usé dans leur manière de les traiter d'un certain choix arhitraire. Ils ne se sont aucunement considérés comme ohligésde s'en tenir à la commune inteiprélalidu ou dimilcr dans le récit comme dans le litre leurs rivaux et prédécesseurs, lin tel système, en les amenant à sacrifier ces exigences au désir d'être préférés à leurs compétiteurs, favorisait puissam- ment la composition. L'histoire d'Agamemnon était exposée sur le théâtre athénien avec autant de variantes qu'il y avait de drames. J'ai cru devoir user de la même licence. Le Prométhée Mivr6' d'Eschyle supposait la réconciliation de Jupiter avec sa victime, comme prix de la révélation du danger qui menaçait son empire par suite de la consommation de son mariage avec Thélis. Dans celte donnée, Thétis épousait Pelée, et Prométhée, par la permission de Jupiter, était délivré de sa captivité par Hercule. Si j'avais construit mon histoire sur ce plan, je n'aurais tenté autre chose que de refaire le drame perdu d'Esciiyle: et une telle aml)ition, si ma préférence pour cette manière de traiter le sujet me l'eût fait concevoir, la seule pensée de la dangereuse com- paraison qu'une semblable entreprise aurait provoquée devait certainement suffire à la décourager. Mais, en réalité, j'avais de la répulsion pour un dénouement aussi faible que celui qui consistait à réconcilier le Champion de l'Huma- 120 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY nilé avec son opprcssour. L'intérêt moral do la fable, si pnissaninicnt soiiltMiu par la fermeté et la constance de Prométhée, disparaîtrait, si nons ponvions le concevoir rétractant son hardi langage et faiblissant devant son heu- reux et perfide adversaire. Le seul être iniaginaire ressemblant en (|ii('l(iiie degré à Prométhée, c'est Satan ; et ProiiK'lliée, à mon avis, est un caractère bien pins poélicine (jne Satan, parce qu'avec le courage, la majesté, la ferme et patiente opposition à la force toute-puissante, il s'offre au peintre connue exempt de toute teinte d ambition, d'envie, de i-evanche, de désir d'agrandissement peisonncl. dr tout ce (|ui, dans le héros du Paradvi Perdu, entre en conflit avec lintt'rèt. Le carac- tère de Satan fait naître dans l'esprit une dangereuse ca- suistique, qui nons conduit à peser ses fautes avec ses mal- heurs et à excuser les premièi'es parce (|ue les seconds dépassent tonte mesure. Pour ceux (|ui considèrent cette merveilleuse fiction avec le sentiment religieux, elle engen- dre quelque chose de pire encore. Mais Prométhée est, pour ainsi dire, le type de la plus haute perfection morale et iulellecluelle. obéissant aux |)lus purs, aux plus legiti- mes motifs, aux meilleures et aux plus nobles fins. Ce poème a été pres(|ue entièrement ('crit sur les ruines montagneuses des bains de Caracalla. parmi les clairières en fleui's, les bosciiiets d'arbres à la floraison odorifé-raute, (|ui couvrent les labyrinllies tortueux de celte immense j)late-forine, et les arches suspendues dans l'air (|ui don- nent le vertige. Le brillant ciel bleu de Unme. le vigoureux éveil du l*rinlemps sous ce divin climat, la nouvelle vie qu'il ri'pand dans les sens ius(|u"à 1 enivrement, furent rins|)iraliou de ce drame. Les images (|ue j yai employei's ont é-li- tirt-es. en grande partie, des opérations de lespril liiimaiu. ou des actions extérieures qui les expriment : chose assez, inusitée dans la poésie moderne. quoi(|ne hante et Shakespeare soient pleins d'exemples de ce genre, et Dante plus (juaucun autre pctète et avec un plus grand succès. .Mais les poètes grecs, en écrivains à qui ne fut inconnue aucune des ressourci'S PUOMIÏTHÉE DKUVnE 121 capables d'éveiller la sympathie de leurs contemporains, ont fait un usage habituel de ce ij;enre dimaiiiuation ; et c'est à rétude de leurs ouvrages (dut-on ne pas m'accor- der de plus grand mérite) que je veux que mes lecteurs imputent cette singularité. Je dois, en toute sincérité, dire un mot du degré d'in- fluence que l'étude des écrivains contemporains a pu avoir sur ma composition ; ce qui a été un sujet de censure à l'égard de poèmes beaucoup plus populaires, et à plus juste titre sans contredit que les miens. Il est impossible qu un homme, appartenant au même âge que des écrivains comme ceux qui occupent le premier rang dans notre temps, puisse, en conscience, se persuader que sa langue et le ton de sa pensée ont pn ne pas être modifiés par l'étude des produc- tions de ces esprits extraordinaires. Il est vrai que, sinon le caractère de leur génie, du moins les formes par les- quelles il s'est manifesté sont dues moins aux particularités de leur propre esprit qu'à la diversité des conditions mora- les et intellectuelles des esprits au milieu desquelles ils se sont produits. Ainsi bon nombre d'écrivains possèdent la forme, tandis qu'il leur manque l'esprit de ceux qu'ils pré- tendent imiter, parce que l'une est comme l'apanage de l'âge dans lequel ils vivent, tandis que l'autre est l'éclair incommunicable de leur propre génie. Le caractère spécial d'imagination comprehensive et forte qui distingue la moderne littératui'e anglaise n'a pas été, en tant que faculté générale, le produit de l'imitation de quel- que écrivain particulier. La masse des capacités reste à chaque période matériellement la même, tandis que les circonstances qui déterminent leur action changent perpé- tuellement. Si l'Angleterre était divisée en (juarante répu- bliques, égales chacune en population et en étendue à celle d'Athènes, il n'y a pas de raison de supposer qu'avec des institutions qui ne seraient pas plus parfaites que celles d'Athènes, chacune de ces républiques ne pût produire des philosophes et des poètes égaux à ceux que personne (si j'en excepte Shakespeare) n'ajamais surpassés. Nous devons les grands écrivains de l'âge d'or de notre littérature à ce 122 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY réveil eutliousiasle de l'esprit public, qui réduisit en pous- sière les formes les plus aneieuues et les plus oppressives de la religion ehrélieune. iNoiis devons Millon au progrès et au développement de ce même esjn'it; le sacré Milton était, il ne faut jamais l'oublier, un républicain ctunbardi investigateur en morale et en religion. Les grands écrivains di; notre temps, nous avons (|uel(|ne raison de le suj)poser, sont les avant-coureurs et les pré-i iirseurs de (|uel(|ue révo- lution non encore imaginée dans notre condition sociale ou les opinions qui la constituent. Le nuage de Tesprit dé- charge ses éclairs accumulés, el Téquilibre entre les inslitu- lions el les opinions se it-lablit ou est près de se rétablir. (Juaul à l'iinilalion, la poi'-sie est un art mimi(|iie. Elle crée., mais elle crée au moyen de la combinaison el de la représentation. Les abstractions poéli(|ues sont belles et nouvelles, non parce que les éléments dont elles se com- poscnl n'ont pas de j)réexistence dans l'esprit de l'Iiumme ou dans la nature, mais paice (|ue le tout ré'siillant de leur combinaison offre ((ii('l(|iie analogie intelligible et belle avec ces sources d'émotion et de pensée, ainsi cpiavec les conditions contemporaines où elles se prctduisent : un grand poète est un clief-d'iruvre de la nature (|ui doit s'imposer et s'impose nécessairement à l'étude d'un autre poète. Celui-ci ne saiiiait ni plus raisonuableiuent, ni plus facile- ment se résoudre à n'être pas le miroir de tout ce (|ui est digne d'amour dans l'univers visible, (|u'à exclure de sa con- Icmplation les beaul(''s (|ui se trouvent dans les l'crils d'un grand contemporain. Prt'Iendre en agir ainsi serait de la |)résomption pctur tout poète, même pour le plus grand : el s'il y parvenait, le résultat, même clie/. lui. en serait péni- ble, arliliciel et sans elfet. In poêle est le produit combiné de certaines l':i( iilti's inlenies modilic'cs |)ar daulies, et de eerlaines iulliieuces extérieures excitani et soulenanl ces l;ieulti's: il n'est pas un, mais deux. Tcuil esprit bumain •'st :iinsi modili*' p:ir tous les objets de la nature el de l'art, par toute parole ri l(tiite suggestion (|u'il a ronsenli à lais- ser agir sur sa propre conscience : il est le niiioir où toutes les foinies se rellêtcînt. pour y composer une fiunie unique. PKOMÉTHftE DKLIVUK i23 Les poêles, commo les pliilosoplies, les peintres, les sculp- teurs el les musiciens, sont dans un sens les créaleurs, et dans un autre sens les créations de leur temps; les plus grands n'échappent point à cette sujétion. II y a une cer- taine simililude entre Homère et Hésiode, entre Eschyle et Euripide, entre Viriiile et Horace, entre Dante et Pétrarque, entre Shakespeare et Elelcher. entre Dryden et Pope: il y a dans chacun deux une ressemblance générique, sous laquelle se combinent leurs différences spécifiques. Si cette similitude est le résultat de rimilalion, je confesse volon- tiers que j'ai imité. Je saisis cette occasion de reconnaître que j'ai ce qu'un philosophe écossais appelle en termes caractéristiques « une passion pour réformer le monde » ; quelle passion le poussait à écrire et à publier son livre, il néglige de le dire. Quant à moi. jaimeraismieuxêtre damné avec Platon et lord Bacon, qu'aller au ciel avec Paley et Malllius. On se tromperait cependant, si l'on supposait que j'ai consacré mes compositions poétiques au seul but d'avan- cer directement cette réforme, et que je les considère en quelque façon comme renfermant un système raisonné de la théorie de la vie humaine. J'ai en horreur la poésie didactique ; tout ce qui peut être également bien exprimé en prose ne saurait être en vers qu'une ennuyeuse redon- dance. Mon buta été tout simplement de familiariser l'ima- gination élevée et aflinée de l'élite des lecteurs avec les beautés idéales de la perfection morale ; je n'ignore pas que, jusqu'à ce que l'esprit sache aimer, admirer, croire, espérer, endurer, les principes raisonnes de conduite mo- rale sont des semences jetées sur la grande route de la vie, que le voyageur inconscient foule aux pieds dans la pous- sière, tandis qu'elles devraient porter la moisson de son bon- heur. Puissé-je vivre pour accomplir ma tâche, c'esl-à-dire pour exposer une histoire scientifique de ce qui m'apparaît comme les éléments naturels de la société humaine, et ne pas laisser les avocats de l'injustice et de la superstition se flatter de me voir prendre Eschyle plutôt que Platon pour mon modèle ! 121 («UVRRS POÉTIQUES DE SHELLEY La sinct'iil*' sans affcclation avec la(|iiollo j'ai parlé do nioi-iiK'iiic lia pas besoin de l)eau(otip d'excuses auprès des iiens de bonne foi ; pour ceux (jui ne le sont pas, qu'ils considèrenl (|ii'ils nie font moins d'injure qu'à leur propre co'iir et à leur propre jngenienl, en dénaturant les choses. Quel(|nc faibles talents (ju'iin houinie puisse avoir pour amuser et instruire ses semblables, encori; est-il obliifé de les exercer: si sa lenlalive est sans effet, linsiiccès sera pour lui une; punition suffisante; épargnez-vous la peine d'entasser snr ses efforts la poussière de l'oubli ; votre amas de poussière ne fera que déceler son tombeau, qui, sans cela, fût resté inconnu. PERSONNAGES DU DRAME PROMi'rrm'.E DKMOr.OUC.ON Jupiter La Ti.nr.F. Océan Apollon Meucurr Herculk AsfA, ■ \ PaNTHIvV, ) Ocranidos lONE, ) Le Fantôme dk Jipiter LEspuiT i>E LA Terre L'Esprit de la Lune Les Esprits des Heures Esprits, Échos, Faunes Furies ACTE PREMIER ScÈXE. — In ravin des Rocs de glace dans le Caucase indien — PROMETHEE est exposé enchaîné sur le précipice — PANTHr^A ci lONE sont assises à ses côtés. — La scène commence pendant la nuit ; dans le cours de la scène le malin |)erce ])eu à jicu. PllÔMÉTHÉE Monarque clos Dieux et des Démons, et de tous les Esprits, excepté Un, qui encombrent ces mondes étin- celants et roulaîits, que Toi et Moi, seuls denire les êtres vivants , nous contemplons avec des yeux sans sommeil! Kegarde cette terre, où pullulent tes esclaves, dont tu récompenses l'adoration à genoux, les prières, les louanges, les sueurs, les hécatombes de cœurs brisés, avec la crainte, le mépris de soi-même et la stérile espérance ; tandis que moi qui suis ton ennemi, aveugle en la haine, lu mas fail régner et triompher, à ta honle, de maproi)re misère et de la vaine revanche. Trois mille ans d'heures que n'a point abritées le som- meil, des moments toujours comptés par des douleurs aiguës, et qui semblaient autant d'années, la torture et la solitude, le mépris et le désespoir, — voilà mon empire, plus glorieux mille fois (pie tout ce que tu contemples de ton trône non envié, ô puissant Dieu ! Tout-puissant, si j'avais daigné partager la honte de ta mauvaise tyrannie, je ne serais pas pendu ici, cloué à 128 fKUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY colto muraillo duiK^ montagne qui défie les aigles, noire, froide, morte, sans limites ; sans herbe, insecte ni bêle, bruit ou foime de vie. Pour moi, hélas! la douleur, la douleur toujours ! pour toujours! Point de changement, point de repos, point d'espé- l'anee ! Cependant j'endure. .rinlerrog(> la terre: les montagnes n'ont-elles pas senti? Jinterioge au loin le ciel, le Soleil qui voit tout: n'a-t-il pas vu? la mer, agitée ou calme, ombre toujours changeante du ciel déployé sui' elle : ses soiu"des vagues n'ont-elles pas entendu mon agonie? Pour moi, In-las ! la douleur, toujours ! pour toujours ! Les glaciers rampants me percent des i)ointes de leurs cristaux d'un froid lunaiie : les brillantes chaînes longeni de leur froid (jui brûle jusqu'à la moelle de mes os. In chien aih'' (Ui ciel, sui' les lèvres souillant son bec (Viiu poison (|ui n'est pas le sien , (h'chire mon cd'ur : et d infornjcs visions erreni devant moi, jicuple speclral des royaumes du l'ève, se jouant de moi ; et les démons du ti'emblcment de leire sont ciiargés de tordre les clous dans mes plaies lremi»lantes, quand les rocs se fendeni cl se r('fermeul de nouveau ; j)en- danl (|ue de leurs Itruyanis abîmes accouil liuilaule la foule des (ic'uies de la lenq)ète, excilanl la rage du tourbillon, et (|u"elle m'accable d'une i;rèle aiguë. Et cependant bienvenus soni pour moi le joui' ei la nuil, soit (pie l'un biise la gelée du matin, soit (pi'etoilé'e, obscure cl lente, I auli'c monte il l'Orient couleur de plomb; car alors ils conduisent les heures ram|)anl<'s et s;uis ailes, don! I une, - connue un sombre piètre traîne la victime (pii i<''sisle, — te traînera, cruel roi, pour venir baiser le sang dé'conlant de ces pieds blêmes, l'ROMÉTIIÉE DÉLIVRÉ 129 qui poiiriaieiit alors te fouler s'ils ne dédaignaient pas un pareil esclave abattu. Dédaigner ! Oh non ! J'ai pitié de toi. Ùuel désastre doit te pourchasser sans défense à travers le vaste ciel ! Comme ton àme, déchirée dans ses profondeurs par l'épouvante, s'ouvrira ainsi que l'intérieur d'un enfer ! Je parle dans la douleui-, et non le trionq^he ; car je ne hais plus, depuis que la misère m'a rendu sage. Les malédictions autrefois exhalées contre toi, je voudrais les rétracter. Vous, Montagnes, dont les Échos aux cent voix, à travers le brouillard des cataractes, semèrent le tonnerre de cette impréca- tion ! Vous, Sources de glace, stagnantes sous la gelée (jui vous ride, qui vous ébranlâtes à ma voix, et puis vous enfuîtes en A-issonnant à travers l'Inde ! Toi, Air très serein, à travers lequel le Soleil se promène brûlant sans rayons ! Et vous, rapides Tourbillons, qui sur vos ailes équilibrées vous susi)endîtes muets et immobiles au-dessus des profonds abîmes calmés, pendant (piun tonnerre, plus puissant que le vôtre, faisait trembler l'orbe du monde ! Si alors mes paroles ont eu ce pou- voir, qnoi(|ue je sois tellement changé que tout mauvais désir est mort en moi, quoiqu'il n'y ait plus de souve- nir de ce qui est la haine, il ne faut pas les laisser perdre aujourd'hui ! Quelle était cette malédiction ? car vous m'avez tous entendu parler. piŒMiÉKE VOIX : Des Montagnes Pendant trois fois trois cent mille ans les Tremblements de terre ont été notre couche ; souvent, comme des hommes convulsionnés par la crainte, nous avons trem- blé dans notre multitude. 13U mavuKs poktiqles de shelley SECONDE VOIX : Des Sources Lu fondre a dcssc'clK' nos eaux, nous avons été souil- lées d'un sang amer, ot nous avons couru mucUcs au milieu des cris de carnage, à travers maintes cités et maintes solitudes. TROISIÈME voix: De V Air Depuis la naissance de la Terre, j'ai revêtu ses ruines de couleurs (jui n'étaient pas les leurs, et souvent la scrénit('' de mon repos a été troublée par bien des soupirs déchirants. QiATRiibiE VOIX : Des Tourbillons Nous nous sommes élancés de dessous ces montagnes pendant des siècles sans l'epos ; et;ni le tonnerre, ni les soiMces enflammées du volcan, aucun pouvoir d'en haut ni d'en bas ne nous a jamais fail laiic d'épouvante. PREMIÈRE VOIX Mais jamais notre crête neigeus(^ ne s'est couiix'tr comme à la voix de ton angoisse. SECONDE V()l\ Jamais auparavant nous n'avons porh' semblables sons aux vagues indiennes. In pilote einlormi sur la mer liurlanle tomba du puni en agonie, il cnlcndil, et eria : Ah ! malheur à moi ! " Kl il nionrni aussi l'or- cené (jue les vagues sauvages. ti!oisu':me \(HX .Jamais si l'orniidables |i:ii'(iles dt- la Tcrt'e au (lit-l n'avaient deeliire nntn paisible empire ; (piand sa plaii- lui fei'nu'e, alors sé'lendirenl îles u'-nèbres sui' le jour comme du sanjjr. PROMKTIIKE DÉLIVRÉ 131 QUATRIÈME VOIX Et nous, nous reculâmes d'effroi ; des rêves de ruine, poursuivant notre vol jusqu'à nos antres glacés, nous firent garder le silence, — ainsi — et ainsi... Quoique le silence soit pour nous un enfer. LA TERRE Les Cavernes muettes des sommets sourcilleux criè- rent alors : « Misère ! » Le ciel vide répondit : « Misère ! » et les vagues pourprées de l'Océan, grimpant après le rivage, hurlèrent aux vents qui les fouettent, et les pâles nations entendirent ce cri : « IMisère ! » PROMÉTHÉE J'entends un son de voix ; ce n'est pas la voix que j'ai fait entendre. Mère, tes fils et toi vous mépi-iscz celui sans la toute-patiente volonté duquel, sous la cruelle omnipotenc<^ do Jupiter, eux et toi ensemble vous vous seriez évanouis, comme un fine brume déployée sur le vent du matin. Ne me connaissez-vous pas, moi le Titan ? celui ([m a fait de son agonie une barrière à la tyrannie toute-triomphaiile de votre ennemi ? 0 clairières parsemées de rochers, courants alimentés par les neiges, aperçus maintenant à travers des vapeurs glacées, impénétrables, parmi vos bois ombreux j'errais autrefois avec Asia, buvant la vie dans ses yeux aimés ; pourquoi l'esprit qui vous anime aujourd'hui dédaigne-t-il de converser avec moi, qui seul ai arrêté, comuie on arrête un cocher trahie'' ])ar un démon, la duplicité et la violence de celui qui règne au rang suprême, et qui des gémissements de languissants esclaves remplit vos sombres vallées et vos liquides solitudes? Pourquoi ne répondez-vous pas? Mes Frères. 132 œUVUES POÉTIQUES DE 81IELLEY LA TERRE Ils n'osent pas. l'ROMÉTHÉE Qui osera clone ? Car je voudrais entendre de nouveau cette malédiction. Ah ! quel terrible chuchotement sélève ! Il est rare comme son ; il tinte à travers le corps comme linle lédaii' , voltigeant avant de frapper. Parle, Esprit ! A la voix inorganique j(! connais seule- menl que tu t'approches et (pie je l'aime. Comment le maudissais-je ? LA TERRE Comment peux-tu entendre, toi qui ne connais pas le langage des morts ? l'ROMÉTHÉE Tu es un esj)ril vivant : parle couune eux. LA TERRE Je nose parler connue la vie, de peur que W féroce Uoi du Ciel ne m'entende , et ne m'enchaîne à quelqiu; roue de supplice plus torturante (pie celle sur laquelle je roule. Tu es subtil et bon, et (iii()i(|ue les Dieux n'en- tendent pas cette voix, cependant tu es j)lus que Dieu, étant sag(! et bienfaisant : prêle maintenant une oreille attentive. l'ROMÉTHÉE » Obscurément à travers ma cei'velle , comme des ombres épaisses, glissent de terribhîs penséi'S, rapides et pressées. Je me sens défaillir, connue quehiu un plong('' dans un cnlat-ant amour; et cependant ce n'est pas un plaisir. PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 133 LA TERRE Non, tu ne peux pas entendre, tu es immortel, et cette langue n'est connue que de ceux qui meurent. PROMÉTHÉE Qui es-tu donc ? 0 mélancolique voix ! LA TERRE Je suis la Terre, ta mère; celle qui dans ses veines de pierre, jusqu'aux dernières fibres des arbres les plus élevés, dont les minces feuilles tremblèrent dans l'air glacé, sentit courir la joie, comme le sang dans un corps vivant, quand tu félevas de son sein, comme un nuage de gloire, un esprit de pénétrante joie ! Et à la voix ses fds gémissants relevèrent leurs fronts prosternés de la poussière qui les souillait, et notre tout-puissant Tyran, saisi d'une horrible épouvante, demeura pâle, jusqu'à ce que son tonnerre t'enchainàt ici. Alors, vois ces millions de mondes qui brûlent et roulent autour de nous ; leurs habitants virent ma lumière sphérique décroître dans le vaste ciel ; la mer fut soulevée par une étrange tempête ; et un nouveau feu, des montagnes de neige brillante fendues par le tremblement de terre, se- coua sa monstrueuse chevelure sous le courroux du ciel; l'éclair et linondation ravagèrent les plaines ; les bleus chardons fleurirent dans les cités ; les crapauds à jeun dans les chambres voluptueuses palpitants se traînè- rent ; alors la Peste tomba sur Ihomme, et la bètc et le ver, avec la Famine ; le fléau noir sur Iherbc^ et l'arbre; et dans les blés, et les vignes, et les prairies herbeuses, pullulèrent d'indéracinables herbes empoisonnées, épui- sant leur sève ; car mon pfde sein était desséché de dou- 134 ((El'Vr.KS POKTIQUES DE SHELLEY leur ; el lair lin, mon haleine, était soiiilh'- de la conlagion de la haine d'une; mère exhalée contre le destrueleur de son enfant. Oui, j'ai entendu la malédic- tion, et si tu ne t'en souvi(;ns pas, mes innombrables mers et torrents, montagnes et cavernes, et vents et l'air immense, et le i)euple inai'tieulé d«'s morts la con- sei'vent, comme un précieux talisman. Nous méditons en secret dans la joie et l'espérance ces redoutables paroles ; mais nous n'osons les répéter. PROMÉTHÉE Vénérable Mère ! Tout ce qui vit el souflVe reçoit de toi (piekpie soulagement : fleurs et fniils et sons dé- lectables,et amour, biens l'ugitifs : ces biens ne, sau- raient élre les miens. Mais mes pi'opi'es paroles, je l'en |)rie, ne me les refuse pas. LA TKr.r.i'. Il l'an! (|u"elles soienl dites. Avaiil (pie llaitylone fùl ponssièi'e, le Mage Zoioastre, mon enfant mort, reucon- ira sa propre image se promenanl dans le jardin, (lelle ap|»ai'iti<)n, seul d'entre les honuues, il la vil. (lar sache ((u'il y a deux mondes, celui de la vie el celui de la mort ; Inn, celui (pie tu vois ; mais l'autre est sous la londte, oil liabilenl les ombres de loiiles les formes (pii pensenl el vivent, jiiscpi à ce (pie la mort les unisse pour u'èlre |»lus sepai(''es ; rêves el bi'illautcs imagina- tions des liommes, tout ce (|iie la foi ci'ce on ramoiir desire, terribles, étranges, belles el siibliiiies formes, 'lu y es, el tu y es pendu, ombre se loidaiii dans l'ago- nie, au milieu des iiKHilagncs peuplées de tourbillons ; tousles Dieux y sont, el toutes les iMiissances des mondes sans nom, lani<)mes immenses, porlanl le sceptre ; PROMIÏTIIKE DÉLIVUK 135 héros, hommes et bètes ; cl Démogorgon, ombre obs- cure et redoutable, et lui-même, le suprême Tyrau, sur son trône d'or ardent. Mon fils, une de ces ombres arti- culera la mah'dictlon dont toutes se souviennent. Appelle à ta fantaisie ta propre ombre, ou l'ombre de Jupiter, Hadès ou Typhon, ou ces plus puissants Dieux nés, depuis ta ruine, de linépiiisable sein du Mal, et qui ont foulé aux pieds mes fils abattus. Interroge, et ils doivent répondre ; ainsi la vengeance du Dieu su- prême passera à travers ces ombres vides, comme le vent de pluie à travers la porte abandonnée d'un palais en ruines. PUOMÉTHÉE Mère, ne laisse rien de ce qui peut être mauvais pas- ser de nouveau mes lèvres, ou celles de quelqu'un qui me ressemble Fantôme de Jupiter, debout, appa- rais ! 10>'E Mes ailes sont repliées sur mes oreilles ; mes ailes sont croisées sur mes yeux ; et cependant à travers leur blancheur argentée une ombre apparaît, et à travers leurs plumes endormantes je vois s'élever une Forme, une multitude de sons ; puisses-tu n'en recevoir aucun mal, ô toi, victime aux nombreuses blessures ! Toi, près de qui, pour l'amour de notre douce Sœur, nous ne ces- sons de veiller sans repos ! PANTHKA C'est le bruit d'un tourbillon souterrain, d'un trem- blement de terre, un bruit de feu, de montagnes entr'ou- verles; la forme est terrible comme le bruit, vêtue d'une 136 OUVRES POÉTiyUKS DE SHELLKY sombre pourpre brochée d'étoiles. Un sceptre d'or pâle, pour assurer ses pas orgueilleux sur le nuage lent, est dans sa main veinée. Cruel est son regard, mais calme et fort, comme celui de quelqu'un qui fait le mal, sans le souffrir. LE FANTOME I>E JUPITER Pourquoi les secrets pouvoirs de cet étrange monde m'onl-ils poussé, moi fiêle et vide fantôme, ici, sur ces atfrcuses tempêtes ? Quels sons inaccoutumés voltigent sur mes lèvres, diflerents de la voix avec laquelle notre pâle race de spectres parle dans les ténèbres ? Et toi, orgueilleux patient, qui es-tu ? PUOMÉTnÉE Fantôme redoutable, ce que tues, il doit lètre, celui dont tu es lonibic. Je suis son ennemi, le Titan ! Pro- nonce les paroles que je voudrais entendre, quoique aucune pensée ne donne une forme à la voix vide. LA TEIXWK Ecoutez ! Et quoique vos échos doivent être muets, grises montagnes, bois antiques, sources familières, anli'es pr()|»héliques, courants (|ui envcl(>|)|»e/, les îles, réjouissez-vous d'enlendie ce que vous ne pouvez pas dire ! LE FANTOME Un esprit s'empare de moi et parle en moi ; il me déchire comme I't'clair (ic'chirc une niu'c grosse de la foudre. PAMIII.A Vois comme il lève ses puissants regards ! Le ciel s'assombi-it sni- sa tète ! PROMftTIIÉE DÉLIVRÉ 137 lOXE Il parle ! Oh, abritez-moi ! PROMÉTHÉE Je vois la malédiction écrite sur ses gestes orgueilleux et froids, et sur ses regards de ferme défi et de calme haine, dans ce désespoir tel qu'il se moque de lui-même avec des sourires.... écrite comme sur une liste ; cepen- dant parle : oli ! parle ! LE FANTOME « Ennemi, je te défie ! Avec un esprit calme et ferme je finvite à essayer contre moi tout ce que tu peux minfliger, affreux Tyran et des Dieux et de l'espèce humaine ; 11 ny a qu'un seul être que tu ne soumettras pas. Fais pleuvoir alors ici sur moi tes n<''aux, les affreux maux, et la crainte délirante ; fais alterner la gelée et le feu pour ronger mes entrailles et que ta colère soit éclair, grêle coupante, et légions de Furies, accourant sur les tempêtes déchirantes. '< Ah ! fais ce quïl y a de pire ! Tu es tout-puissant. Sur toutes choses je t'ai donné pouvoir, exepté sur toi- même et sur ma propre volonté. Envoie tes maux rapides tlétrir Ihumanité, du haut de ta tour éthérée. Que les esprits méchants se déchanient dans l'ombre sur ceux que j'aime : sur moi et les miens j'appelle les dernières tortures de ta haine ; et je dévoue à une ago- nie sans sommeil cette tête inflexible, tant que tu dois régner là-haut. '( Mais toi, qui es le Dieu et Seigneur! 0 toi qui rem- plis de ton âme ce monde de douleurs, devant qui toutes choses sur la terre et dans le ciel plient dans la 8* 138 OELVHES POÉTIQUES DE SHELLET crainte cl ladoralion ; toiU-puissant ennemi ! Je le mau- dis ! Qiu' la malédiction d'un patient t'étrcigne, loi son bouireau, comme un remords ! ,lus(inà ce que ton Infinité soit pour toi une robe d'agonie empoisonné'O ; et ton Omnipotence iuk^ couionnc de douleui-, qui se colle, cercle d'or brûlant, autour de ta cervelle dissoute ! '< Amoncelle» siu- ton âme, en verlu de celle mah'dic- tion, les œuvres du mal, et (|ue la vue du bien soit ton supplice : tous deux infinis, comme est l'univers, et toi, et ta solitude qui est son pi-opre bourreau. Quoique tu sois maintenant une puissante image de calme Pouvoir, llieure viendra oîi tu ap|)araîlias ce que lu es inlérieu- remenl ; cl. a|)rès nombre de crimes perfides et sans Iruil, la honte suivra à la trace ta chute traînante à tra- vers l'espace et le temps sans bornes ! » l'KOMÉTHÉE Sont-ce bien là mes pai'oles, ô ma mère 1 1,A TEUnE (À' sont i»icn les |)ai"(»lcs. l'll«»MlTm.K .le m'en repens ; ce sont de vives et vaines paroles ; le cliagi'in esl sinivenl aveugle, cl ici lïil le mien, ,1e veux i|U aiicimc cnaliirc vivaiilc iic smillVc. I.A IKIIKI, Malliciir, oh ! maliicur à moi, (|ue .liipiicr à la fin lrionq)he de loi ! IMeurcz. gémisse/, hautement. Landes cl Mers, le cœur déchire {\v la Terre vous ré'pondia ! Pleure/., Esprits des vivants et des morts, voire refuge, voli'c appui est lomlx'. i-t vaincu î PROMÉTHlsE 1)ÉLIVUI>, 139 PREMIER ÉCHO Est tombé, et vaincu ! SECOND ÉCHO Tombé et vaincu ! lONE Ne craignez rien ; ce n'est qu'une courte défaillance ; le Titan est toujours invaincu.... mais vois, à travers le gouffre azuré de cette montagne de neige qui se bifurque là-bas, foulant en haut les vents obliques de ses pieds aux sandales dor, qui brillent sous des plumes de cou- leur pourpre comme un ivoire rose-ensangkuite, une forme ai'i'ive maintenant, étendant en haut de sa main droite une baguette enroulée de serpents. PANTHÉA C'est le héraut de Jupiter errant à travers le monde, Mercure. lONE Et quelles sont ces chevelures entrelacées d'hydres, et ces ailes de fer qui escaladent le vent, que le Dieu cour- rouce* maitrise comme des vapeurs qui s'élèvent par derrière, troupe hurlante et sans fin ? PANTHÉA Ce sont les Cliiens-courants de Jupiter, amis de la tempête, qu'il repaît de gémissements et de sang, quand traîné sur une nuée sulfureuse il brûle les bornes du Ciel. lONE Viennent-ils maintenant du milieu des morts grêles, pour être gorgés de nouvelles angoisses? 1 iO («•Anr.Ks poétiqurs be siiklley PANÏIIKA Les regards du Titan sont comme toujours fermes, sans orgueil. PnEMlKP.E FIRU': Ha ! Je flaire la vie ! SECONDE FURIE Que je puisse seulement regarder dans ses yeux ! TR01Sn':ME FURIE L'espéranee de le torturer sent comme un monceau de cadavres pom- un oiseau de moii apiès la bataille. PREMIÈRE FURIE Tu oses hésiter, ô Héraut! Réjouissez-vous, (Chiens- courants de lEnfer ! le (ils de Maïa va-t-il enfin bientôt vous donner pâture et divertissemenl? — Qui peut plaii'e longtemjjs au Tout-Puissant ? MEUCUr.E Hetourne/ à vos tours de 1er, grinc<'r, près des tor- rents de feu cl de larmes, vos dents à jenn! Ciéryon, debout! et TiOigone, (Ihimcre, et toi, S|>hin\, le plus subtil des démons, (pil servis aux Thébains le vin em- poisonné du Ciel, un amour dénaturé, et une haine i)lus df'naturé'c! ceux-ci accomplironl votre tache. Pr.l.MIÈRl. FUI'.II, Oh! grâce! grâce! Nous mourons de notie désii' ; ne nous fais |)as reculer ! MEIW.I CE Alors, couchez-vous vn silence. Terrible patient ! vers . toi à conlre-c(eur, tout à fait à conlre-co'ur je viens, envoyé par la volonté de mon puis.sant Pèie pour exécu- PROMKTllftE DKLIYRI': 141 ter l'arrôt dune nouvelle vengeance. Hélas ! jai pitié de toi, et je me hais moi-même de ne pas pouvoir faire davantage. Quand on t'a vu et que Ion retourne, pour un temps, là-haul, le ciel semble un enfer; ainsi ton image consumée me poursuit nuit et jour , souriant reproche. Tu es sage, ferme et bon ; mais en vain tu voudrais rester seul en lutte contre le Tout-Puissant; ainsi que les flaml)eaux élincelants au loin, qui mesu- rent et divisent les années fatiguées contre lesquelles il n'y a pas de refuge, te l'ont appris depuis longtemps, et te l'apprendront longtemps encore. Maintenant ton Tor- lureur arme de nouveau des étranges puissances de sup- plices non imaginés les pouvoirs qui, dans l'Enfer, médi- tent les lentes agonies ; et ma mission est de les amener ici, démons les plus subtils, les plus cruels et les plus féroces qui peuplent l'abîme, et de les laisser à leur tâche. Puisse-t-il n'en pas être ainsi! Il est un secret connu de toi, inconnu de tout autre être vivant, qui doit transférer le sceptre du vaste Ciel, secret dont la crainte tourmente le Dieu suprême ; revêts-le de paroles, et ordonne-lui d'aller embrasser son trône en inlercédant pour toi ; incline Ion âme à la prière et, comme un sup- pliant dans un temple magnifique , laisse ta volonté s'agenouiller dans ton cœur altier ; car les bienfaits et une douce soumission domptent les plus farouches et les plus puissants. PROMÉTHÉE Les esprits mauvais changent le bien en leur propre nature. Je lui ai donné tout ce qu'il a ; et en retour il m'enchaîne ici des années, des siècles, nuit et jour; soit que le soleil fende ma peau desséchée, ou que dans les 142 ()KLVRi:S POÉTIQUES DE SHELLEY nuits éclaiiros par la lune la neign aux ailos de (M'istal s'attache autour de mes cheveux ; pendant que ma race bien-aimée est foulée aux pieds par les ministres exé- cuteurs de sa pensée. Telle est la récompense du tyran! tj'est juste : celui qui est mauvais ne peut recevoir aucun bien ; et pour un monde donné, ou un ami perdu, il peut sentir haiue, oainte, lionle; mais non la gratitude; il ne me récompense que pour son propre méfait. La bonté pour lui est un cuisant reproche , cpii trouble par d'amères piqûres le léger sommeil de la vengeance. La somnission ! Tu sais que je ne puis l'éprouver ; car la soumission, qu'est-ce aiili'c chose <|u un fatal mot, le sceau de mort delà captivité de l'espèce humaine, comme )'éi)ée suspendue sur la lête du Sicilien, (|ui ti'cmhle au- dessus de sa couronni' ? Quelle autic soumission acccp- terail-il, ou pourrais-je lui offrir? Et cependant je ne veux pas l'olfiir. Que les autres flattent le Crime , là où il trône dans sa coui'tc omnipotence ! Ils s(mt à l'abri : car la .lustice, (juand elle triomphera, laissera couler la liili('', non la punition, sur ses proj)res maux, trop ven- gée par ceux (jui errent. J'allends, en endurant ainsi, l'heure de la r(''C()Ui|)ense, (|ui. jiendant que nous par- lons, s'approche de plus en plus. .Mais écoute la cla- uieiir (les chieus de IKiifer : ci aius d'atteudre. Uegarde! Le ciel mugit sous le sourcil de ton iN-re. >MJt(,l CI, ()li ! puissions-nous être dispenses, moi d'iullig(!r, cl loi (le sonfl'rir ! Encore une fois réponds-moi: ne con- nais-tu pas la durée du poiivoii' de .lupiler? .le ne sais (|u'iuie chose, c'est (|u"il doit finir. PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 143 MERCIKK Ilélas ! Ne peux-tu pas compter les années des peines à venir ? PROMÉTHÉE Elles tlin-eront tant que Jupiter doit régner ; ni plus ni moins je ne désire ni ne crains. MERCURE Cependant réfléchis et plonge dans réternité , oîi le temps enregistré par le souvenir, tout celui même que nous pouvons imaginer, âge sur âge, ne semble qu'un point, et l'esprit récalcitrant se fatigue à le suivre dans sa fuite inlinie, jusqu'à qu'il satTaisse étourdi, aveugle, perdu, sans abri : peut-être nas-tu pas compté les lentes années (jue tu dois passer dans des tortures sans répit? PROMÉTHÉE Peut-être aucune pensée ne peut les compter, et ce- pendant elles passent. MERCURE Si tu pouvais séjourner parmi les Dieux tout ce temps- là, plongé au sein des voluptueuses joies ? PROMÉTHÉE Je ne voudrais pas quitter pour elles ce ravin glacé, ces peines sans repentance. MERCURE Hélas! Je t'admire, mais jai pitié de toi. PROMÉTHÉE Aie pitié des esclaves du ciel qui se mépiisent eux-mê- mes, et non de moi, dans l'esprit ducpiel règne une paix 144 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY sereinr, coiiinie la lumière dans le soleil sur son Irône, Que de vaines paroles ! Appelle les dénions. lOXE Oh ! ma sœur, regarde. Un (eu blanc a fendu là-bas jusqu'aux racines un immense cèdre chaigt' de neige. Avec quelle épouvante hurle au loin le tonnerre de Dieu! Mi'.ncinE Je dois obéir à ces paroles et aux tiennes, hélas! Le plus pesant remords est suspendu à mon ca'ur ! l'AMUKA Vois le lils du Ciel, avec ses pieds ailés, descendre vers la lumière oblique du Levant. lONE Chère sœur, ferme les ailes sur tes yeux, de peur de voir et de mourir ; elles viennent, elles viennent obscurcissant la naissance du jour de leurs innombra- bles ailes, et creuses, et vides, comme la mort ! PUEMU^UE EIKIE Prouiéthée ! SECONDE FLUIE Innnortel Titan ! TPvOisucME 1 run-: Champion des esclaves du Ciel! Pr.OMKTHKE Ccini (piiiiif voix tel liiilc a|>pelle, le voici, PronK'tln'-e, le 'ril;m cncliaiiic lioniblcs luiiiics. (|uV'lrs-vous ? (jui èles-vous ? .lauiais eucore, à travers IKufci' fécond en monstres, fantômes aussi hideux ne viniciit du cer- veau (h' Jupiter, créateur de toute dillôrmilé ; pendant PROMÉTHÉE DÉLIARÉ 145 que je contemple d'aussi exécrables formes , il me semble que je deviens semblable à ce que je contemple, et je ris et j'ouvre de grands yeux dans une allrcuse sympathie. PREMIÈRE FURIE Nous sommes les ministres de peine et de crainte, de désappointement, de défiance et de haine, et du crime qui se cramponne ; et comme de maigres chiens poursui- vent par les bois et les étangs un faon blessé et sanglo- tant, nous traquons tout ce (pii pleure et saigne, et vit, quand le grand Hoi le livre à notre caprice. PROMÉTHÈE Oh ! êtres redoutables, si nombreux bous un seul nom, je vous connais ; ces lacs et ces échos connaissent la noirceur et le bruit terrible de vos ailes. Mais pourquoi quelqu'un plus hideux, et plus détesté que vous-mêmes, vous envoie-t-il en légions de l'abîme ? S1X0M>E FURIE Nous ne le savons pas : mes sœurs, réjouissez-vous ! PROMÉTHÉE Peut-on triompher dans sa difformité ? SECONDE FURffi La beauté du plaisir rend les amoureux joyeux , quand ils se contemplent l'un l'autre ; ainsi nous som- mes ; comme des roses que la pâle prêtresse à genoux rassemble pour sa couronne de fête tombe le céleste incarnat qui rougit sa joue, ainsi de la fatale agonie de nos victimes nous vient lombre qui nous revêt de notre forme ; autrement nous sommes sans forme, comme notre mère la Nuit. R.viiiiK. II. — 9 146 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY PR051KTHÉI', Je ris (le votre pouvoir, et de eeliii qui vous a envoyé ici pour le plus bas mépris. Versez la coupe des peines. l'IŒMlÈUE FURIE Penses-tu que nous allons le déchirer, os par os, nerf par nerf, travaillant connue un feu intérieur ? IM'.OMÉTIIKE La douleur est mon élément , coinnu! la haine ("St le tien. Déchirez-moi maintenanl; je ne m'en soucie. SECONDE FURIE T'imatfines-tu que nous ne voulons que rire dans tes \(!ux sans paupière ? PROMÉTIlÉl': Je ne considère i)as ce (pie vous faites, mais ce que vous soutirez, étant mauvaises. (>ruel fut le pouvoir (pii vous appela, vous et tout ce (jui est aussi misérable (jue vous, à la lumière. Tnoisn'',Mi-. I rr.ii'. Penses-tu (pie nous allons vivre en toi, une par une, comme la vie animale, et (pioi(pie nous ne puissions pas obscurcir lame (pii brûle intérieurement, (pu- nous allons habiter à c»H('' d'elle, comme une vaine multitude bruyante, lioui>lanl le conlenlemeiit de soi-même des hommes les plus saines ; (pie nous allons ("'Ire une pens(''e tei'i'ible sous ta cervelle, un désir impur autour (le loii cu-ur slupelK^el (l;ins le l;ili\ rinllie (le (es veines un sani; ranqtanl connue r:ii;"E Ma sa'ur, j'entends le tonnerre de nouvelles ailes. p.\nthi:a Ces solides monlaenes frissonnent à ce biuit comme 148 («IVrxES POÉTIQUES DE SHELLEY lair tremblant : lours ombres rendent l'espace entre mes plmnes plus noir que la nuil. QlAXniÈME IIUUÎ Votre appel a vlé eommc un ehar ailé, poussé sur les tourbillons rapides, et il nous a emportées loin des rouges abimes de la guerre ; CINQinÈMK ILKIK Loin des vastes cités, dévastées par la famine ; SIXIÈME FURIE Loin des gémissements à moitié entendus, et du sang non goûté ; SKI'TllMK FURIE Loin des conclaves de l'ois, rigides et froids, où le sang s'achète et se paye avec de lor. m rriÈME ihiue Loin de la foui'uaise !)lanche et brûlante, oîi... iM". 1 1 r.ii: Ne parle |)as. ne dis mol ! Je sais tout ce (|ue Noiidrie/, dire ; mais vos |)aroles |)Ourraient rompre rencliante- mciU (|ui (loi! plier lluvincible, celui dont la penst'^e est indomptable : il délie toujours les plus profonds pou- voirs de l'Enfer. l NE 1 l IMK Dc'chii'c le voile ! im: Al ii!I', ri iue il est d<'cliii'e ! LE (IHM l li Les pAIes ('-toiles du MiMliii biilleiil sur une misère cruelle :i >«up|ioilei-. Te sens lu del;iiliir. puiss;uil I it;in? PROMKTHKE DÉLIVRÉ 149 Tu es notre risée et l'objet de notre mépris. Te glorifies- tu (le lu elaire science que tu as révélée à riiomme? Alors fut allumée en lui une soif qui dépasse ces eaux périssables ; la soif dune fièvre violente, espoir, amour, doute, désir, qui le consument pour toujours. Un homme apparut, doué de douceur, souriant à la terre ensanglantée ; ses paroles lui survécurent, comme un rapide poison faisant dépérir vérité, paix et pitié. Hegarde ! Partout oii autour de limmense horizon de nombreuses cités fourmillant de peuple vomissent la fumée dans fair brillant, écoute ce grand cri de déses- poir ! c'est son ombre douce et tendre pleurant la foi qu'il a allumée. Uegarde encore : les flammes se sont presque réduites à la lueur d'un ver luisant; autour des cendres, les sur- vivants s'assemblent dans la crainte. Joie, joie, joie !... Les ages passés se pressent autour de loi ; mais chacun se ressouvient, et l'avenir est téné- l)reux, et le présent est déployé comme un oreiller d'épines pour ta tête sans sommeil î l'REMIEU nivMI-CHŒUR Les gouttes dune agonie sanglante coulent de son front paie et tremblant. Un instant de répit. Vois ! une nation désenchantée s'élève comme le jour du sein de la désolation ; son état est consacré à la Vérité : la Liberté, sa compagne, la conduit en avant; une légion de frères unis, que l'Amour appelle^ ses enfants... DEUXIÈME l>EMI-(.nŒ-:LR Voici bien autre chose ! Vois comme la parenté mas- sacre la parenté! C'est le temps de la vendange pour la Mort et le Péché ; le sang, comme le vin nouveau, 150 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHEKLKY bouillonne intérieurement ; jusqu'à ce que le Désespoir étouffe le monde; se déhatlanl en proie aux eselaves et aux tyrans ! Toutes les Finies s'évanouissent, e\(e|)té une lONE Ecoute , sœur ! quel profond et cependant teirible gémissement dé'chire en toute liberté le c(eur du bon Titan, de même (jue les tempêtes décliirent l'abîme , <'t les bêtes entendent la mer o(''mir dans ses pi'ofondes cavités ! Oses-tu regarder connue les démons le toi'iu- rent ? P.VNTHftA Hélas ! Jai regardé deux fois, mais je ne veux plus. lONK Qu'as-lu vu ? IVVMIIKA Un lamentable s|)eclacle : un Jeune honune avec des regards lésignés cloué à uiu' croix. iom: Kl quoi ensuit»'? PANTHIÏA Le ciel tout autour, cl la terreau-dessous, peuiib'C des innombrables formes de la mort bumaine, toutes bor- ribles, et façonnées par des mains bumaines, et (pu'bpies- unes semblaient rd'uvredecieurs binnains ; deshonnues ('taient lentement tués ]»ar des fioncements de sourcils et des sourires; et d'autres spectacles, ti'opbidcux pour les dire cl vivre, criaient dcviinl mes yeux, .le ne veux |ias m'exposer à ime ))irc (''|iouvanle. en regardant en- core ; ces gémissements sont une douleur suflisante. PROMÉÏHÉE DÉLIVRÉ 151 LA FURIE Vois un cmblrme: ceux qui endurent de profonds maux pour l'homme, itl le mépris et les chaînes, ne font qu'entasser mille tourments sur eux-mêmes et sur lui. PRo^n'niiÉE Apaise l'angoisse de ce regard enflammé. Ferme ces lèvres blêmes ; de ce front blessé d'épines ne laisse pas jailHr le sang : il se mêle avec tes larmes ! Fixe, fixe ces orbites torturés dans la paix et la mort ; que tes spasmes douloureux n'ébranlent pas ainsi cette croix ; que tes pâles doigts ne jouent pas ainsi avec le sang caillé ! Oh ! horrible ! Je ne veux pas dire ton nom, il est devenu un anathème ! Je vois, je vois le sage, le doux, le sublime et le juste, haï par les esclaves pour être semblable à toi ; quelques-uns chassés par d'ignobles mensonges du foyer de leur ca'ur, foyer de bonne heure choisi, et pleuré trop tard ; on dirait des onces têtues s'acharnant après la biche forcée ; quelques-uns enchahiés à des cadavres dans de malsains cachots ; d'autres — n'en- tends-je pas la foule ricaner bruyamment? — empalés sur un feu lent ; et de puissants royaumes flottent à mes pieds, comme des îles déracinées de la mer, dont les fds sont pétris dans un commun sang à la rouge lumière de leurs propres maisons en flammes. LA FURIE Tu peux voir le sang et le feu ; lu peux entendre les gémissements ; il y a derrière des choses pires encore, que l'on n'entend pas, que l'on ne voit pas. PROMÉTHÉE Pires ? 152 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY LA FURIE Dans chaque cœur humain la terreur survit à la ruine qui s'est repue de lui ; les plus élevés craignent tout ce qu'ils voudraient pouvoir d(''daigner de regarder' comme vrai ; l'hypocrisie et la routine font de leurs esprits les temples de beaucoup de cultes, aujourd'hui complète- ment usés. Ils n'osent pas révéler le bien pour l'amé- lioration de la condition de l'homme ; et cependant ils ne connaissent pas ce qu'ils n'osent pas. Le bon manque de puissance, sinon pour pleurer des larmes stériles ; le puissant manque de bonté, le pire des besoins pour lui. Le sage manque d'amour, et ceux qui aiment manquent de sagesse ; et les meilleures choses sont ainsi confondues avec le mal. Beaucoup sont forts et riches, el voudraicmt être Justes ; mais ils vivent [)armi les hommes, leurs com]>agnons de souH'rance, comme si personne ne sen- tait ; ils ne savent ce qu'ils font. i»romi';thé1': Tes jiaioles sont comme un nuage de serpents aih'S ; el cependant J'ai piti('' de ceux qu'elles ne torturent i»as. LA lur.n. Tu as pili('' treux ? Je ne parle i)lus ! i;llo (liS|i:ii:iil. l'UOMKTIIÉE Oluloulcur! Oh douleui'! In-las ! la peine, la peine tou- jours! pourloiijoins 1 .\r renneuiesyeuxsaus larmes, uiais je ne vois ( pie plus elairemeiil les «euvres (l;iiis mou esprit illuminé j)ar la douh'ur, ô toi, aslmieux Tyian ! La paix est dans la tombe. La tombe iceonvi'e toutes les choses beUes et bonnes. Je suis i\u Dieu, ei je ne puis la trou- PROMKTÎir.E DKLIVni'". 153 ver là ; et je ne voudrais pas ly chercher ; car, quoique ta vengeance soit terrible, c'est une défaite, cruel Roi, non une victoire ! Les spectacles dont tu me tortures ceignent mon ame d'une nouvelle patience, jusqu'à ce que l'heure arrive où ils ne seront plus les types des choses qui sont. PANTHÉA Hélas ! Quas-tu vu ? PUOMÉTHKE 11 y a deux douleurs : parler et voir ; épargne m'en une. Il y a des mots écrits au cadran sacré de la Nature, mots portés bien haut dans un brillant blason ; les na- tions se sont ralliées autour d'eux, et ont cri(' bien fort comme avec une seule vt»ix : « Vérité, Liberté et Amour!» Tout à coup une violente confusion tomba du ciel parmi elles ; ce ne fut plus que lutte , imposture et crainte ; les tyrans se précipitèrent sur elles, et se partagèrent leur dépouille. Telle fut l'ombre de la vérité que je vis. LA TE RUE .l'ai senti ta torture, ô mon lîls, avec une joie mélan- gée, telle que la peine et la vertu la donnent. Pour applaudir à ton courage, j "invite à monter ces subtils et brillants esprits dont les demeures sont les profondeurs de Ihumaine pensée, et qui habitent, comme les oiseaux ailés le vent, son éther environnant les mondes ; ils contemplent au-delà de ce royaume crépusculaire , comme dans un miroir, l'avenir ; puissent leurs paroles te n'conforter ! PANTHÉA Vois, ma sœur, une troupe d'esprits se rassembler 9' 154 (yRUVUES POl'lTIQUKS I)K SIIKIJ.EY comiiK^, (1rs nocons de nuages dans la dcUieieiise saison du printemps, se pressant dans l'air bleu! lO.NE Et vois ! Un plus giand nombre arrivent (;omme les vapeurs des sources, ([iii, lorstpie les vents se sont lus, escaladent la ravine en lignes éparpillées. Et écoule! Est- ce la musique des pins ? Est-ce le lac ? Est-ce la cascade? PAMIU'.A C'est quelque; chose de plus triste, de bien plus doux que toute chose. CHOKIU n'KSPIUTS Depuis d'innombi'ahles âges . nous sommes les ainK!i)les guides et gai'diens de rilniiianih' oppi'imt'c par le ciel ; nous respirons, sans la corrompiv, latuiosphère de rinimaine pensée ; soit-elle trouble, humide et grise connue un jour éteint par la tempête , sillouiu' de lueurs mourantes; soit-elle aussi brillante que tout ce qui se trouve entre les cieux sans nuage et les courants sans brise, silencieuse, lrans|)arenl(; et sereine, ('onune les oiseaux dans laii' , on les poissons dans l'onde, conune les pensi'-es du propre esprit de rii(»nu)ie lltiitcnt à travers toutes choses au-dessus du tomlteau ; ainsi nous faisons d'elle notre li(|uide repaire, voyag«'aul semblables aux nuages et làcln-s à travers les ('lémenls .sans bornes: de là nous apportons la i»rophélie (pii connnence et Unit en toi ! I! en vient encore, un à un ; l'air autour tVvnx brille l'adieux connue l'air autour d une étoile. PROMftTHl'CE DÉLIVRÉ 155 PREMIER ESPRIT Sur le soiifne (rune Iroinpette do bataille j';ii accouru ici. vite, vite, vite, au milieu des ténèbres r(''pandues dans l'air. De la poussière des croyances vermoulues, de la bannière déchirée du tyran, réunis autour de moi, portés devant moi, éclataient mille cris confondus, — Liberté ! Espérance ! Mort ! Victoire ! — jusqu'à ce qu'ils se soient évanouis à travers le ciel. Et un seul son, au-dessus, autour, un seul son au-dessous, autour, au-dessus, se fit entendre ; c'était l'âme de l'amour ; c'était l'espérance, la prophétie, qui commence et finit en toi ! SECOND ESPRrr Un arc-en-ciel s'étendait sur la mer, qui se balançait au-dessous, inébranlable ; et la tempête triomphante s'enfuyait, comme un conquérant, agile et orgueilleux, au milieu dune foule de nuages captifs, multitude informe, ténébreuse et rapide, chacun fendu en deux par l'éclair; j'entendis le tonnerre rire d'une voix rauque ; des flottes puissanl(^s furent dispersées comme des bulles, et un enfer de mort se déploya sur les eaux blanches. Je m'abattis sur un grand vaisseau entr'ouvert par l'éclair ; et je me hâtai de venir, sur le soupir d'un blessé qui donna à un ennemi sa planche, et puis plongea pour mourir. TROISIÈME ESPRIT J'étais assis auprès du lit d'un sage , et la lampe brûlait rouge à côté du livre où il s'était nourri, quand un Songe avec des ailes de flamme vint voltiger à son oreiller. Et je reconnus que c'était le même qui 156 w.uYUES poÉTigrES de shelkey avait allumé il y a longtomps la pitié, léloquoncc et la douleur : et le monde pendant un temps jouit de ectte ombre, devenue son lustie. Il nra transporté iei aussi rapide que les pieds d'éelair du Désir ; je dois le renvoyer avant demain, ou le sage s'éveillera dans le chagrin. QUATRIÈME ESPRIT Je dormais sur les lèvres d'un ])oète levant comme un adepte de l'amour, qui ti(mt son haleine pure. Il ne clu^rche ni ne trouve les mortelhîs félicités, mais il se nourrit des baisers aériens des formes qui hantent les solitudes de la pensée. Il rcgardci'a du malin au soir le soleil rc'llc'clii par le lac illuuiiucr les jaimcs aheilles sur les lleurs du lierre ; il p.c recherche ni ne voil ce que sout <'es choses en elles-mêmes ; mais avec elles il peul cr(''er des formes plus réelles (|uun honnne vivant, nourrissons d'immortalité ! Une d'elles m'a éveillé, <'t je me suis hàlé d'accourir à Ion secours. lONE Ne vois-tu pas de l'Est et deri^uesi deu\ foruies venir, seuihlahles à deux coloiulies (|ui, vers un nid hien- aiuié, noui'rissons jumeaux de l'air (|ui soutient loul, glissent sur leurs ailes rapides et silencieuses dans ratmos|)hère ? Et écoute! leurs douces ei Irislesvoix! C'est le (h'sespoii- nièh'- avec l'aDioiir (|ui s'exhalent en sons. PA.xrni.A Peux-tu donc |»ailer. ma sirui? 'Coules mes paroles resleul ('toud'c'es. lo>E l.eur heainé- me rend la voix. \ois connue elles PROMftTHl'CK nÉLlVRl^', 157 nottont sur leurs ailes de la couleur du eiel, orange et azur se fondant en or bruni ; leur doux sourire éclaire l'air comme le feu d'une étoile. cuœiR D 'esprits As-tu vu la forme de l'Amour ? CINQUIÈME ESI'Urr Pendant qu'à travers les vastes espaces je me hâtais, comme un nuage rapide (|ui vole dans les immenses solitudes de lair, cette forme, une planète au fi'ont, glissa rapidement sur ses ailes tressées d'éclairs, épar- pillant la douce joie de la vie de ses cheveux d'am- broisie : ses traces pavaient le monde de lumière ; mais, comme je passais, elle s'évanouit, et la sourde Ruine ouvrit derrière elle sa gueule béante ; grands sages enchaÙK'S dans la démence, et patriotes décapités, et pfdes jeunes gens qui mouraient sans se plaindre, bril- lèrent dans la nuit. Je conliniiai d'errer jusqu'au moment où, ô Roi de Tristesse, tu passas du sourire le plus amer que j'aie vu à la joie retrouvée. SIXIÈME ESPRIT Ah ! sœur ! La Désolation est une chose délicate ; elle ne se promène pas sur la tei're, elle ne flotte pas dans l'ail", mais elh^ marclx' avec des pas qui tuent et évente de son aile silencieuse les tendres espérances que les meilleurs et les plus doux nourrissent dans leurs cœurs ; et ceux-ci, bercés dans un repos trom- peur par le vent caressant de ses ailes et le mouve- ment harmonieux de ses pas doux et actifs, rêvent des visions d'aérienne joie, et appellent le monstre. Amour, et veillent, et trouvent l'ombre Peine, comme celui que maintenant nous saluons. 158 OEUVRES POETIQUES DE SHELLEY LE CHOEUR Quoique la Riiino soit maintonant rombro de l'Amour, le suivant en dévastatrice , sur le blanc coursier ailé de la Mort, que les plus légers ne peuvent fuir, fou- lant aux pieds fleurs et mauvaises herbes, hommes et bètes, laideur et bi\auU', comme une tempête dans Tair ; lu réprimeras ce cavalier farouche, sans blessure dans le cœur ou les membres. rilOMÉÏlIÉE Esprits, comment savez-vous que cela doit être ? LE (IKKUR Dans l'atmosphère que nous respirons, — comme des bourgeons rougissent quand s'enfuient les ouragans de neige, au soufllc vivilianl du piinlcmps dont les douces brises foui tomber les vieilles feuilles, et les l)âti'es ei'rants savent (jue r«''pine blanclic (Iciirira bicn- tê)t, — Sagesse, Justice, Amour et Paix, quand ils lullenl pour croître, sont pour nous, (;omme les brises cares- santes pour les jeunes bergers, la prophétie (pii com- mence et Unit en toi. lOXE Où les esprits se sont-ils enfuis ? l'A Mill. A 11 ne reste d eux (pi Un sentiment semblable à la toute- |)uissancc de la nuisirpie, (piand la voix ins|)irée et le liiili languiss<'iil. :i\:iiil (|ii'ils ainii l'ail taire leurs replitpies, (|ui à travers les profonds hibyiintlies de I âme. eoinine les eehos à travers les vastes eaveiiies, loiiniriil et rollleill. prométhi':e délivré 159 prométhée Qu'ellc^s sont belles, ces formes nées de l'air ! Et ce|ioiidant je sens combien est vaine toute autre espé- rance hors lamour ! Et tu es loin, Asia! loi qui, lorsque mon être débordait, étais comme un calice d'or pour le vin brillant qui autrement serait tombé dans la poussière altérée. Tout est silencieux. Hélas ! que lour- dement ce paisil)le matin pèse sur mon cœur ; même vn rêvant, je pourrais dormir un pénible sommeil si le sommeil ne m'était pas refusé. Je serais heureux d'étie ce que mon destin veut que je sois, être le sauveur et la force de l'homme souttVant, ou rentrer dans l'abîme primitif des choses. Là aucune agonie, aucune consola- tion n'est laissée ; la terre ne peut plus consoler, le ciel ne peut plus tourmenter. PAM'HÉA As-tu oublié une amie qui veille près de loi pendant la froide et noire nuit, et ne dort jamais que quand l'ombre de ton esprit tombe sur elle ? PROMÉTHÉE Je disais que toute espérance est vaine, excepté l'amour : tu aimes. PAMHÉA Profondément en v(''rilé ; mais l'astre du levant blan- chit, et Asia attend dans cette vallée Indienne si éloi- gnée , scène de son triste exil, âpre autrefois et désolée et glacée comme ce ravin ; mais aujourd'hui revêtue de belles fleurs et d'herbes, et fréquentée par de douces brises et de doux sons, qui se répandent à travers les bois et les eaux, venant de l'élher de sa présence qui transforme loul, éthei- (jui s'évanouirait s'il n'était pas mêlé avec le tien. Adieu ! ACTE II SCÈNE I Le Malin. Uno cliarniante vallée dans le Caucase Indien. ASIA seule De toutes les palpitations du ciel lu es descendu ; — oui, comme un esprit, comme une pensée, qui Aiit venir en ibiile des larmes inaccoutnmces aux yeux de corne, et ol)sède de battements le cœur désolé, (|ni devrait avoir appi'is le repos ; — tu es descendu bercé sur les tem|)éles : voici que tu l'éveilles, ô Printemps ! enfant de mille brises ! Aussi soudainement lu vic^ns que le sou- venii" dun sontfc qui maintenanl est triste, parce qu'il a été doux ; semblable à un i^énie, ou à la joie qui s'(''lève de la terre, revêtant de nuaj^cs d'or 1(^ (b'serl de noire vie ! (l'est la saison, le jour, llieiu'e ; au levei- du soleil tu dois venir, ma douce So-ur, trop loni;tenq)S désirée, tro|) longtemps tardive, oh viens ! Oh ! comme avec la lenteur des vei's (h- la mori rampent les moments sans ailes! Le point d'inie lilanehe ('loih' frissonne encore enfonc('' dans la liiniièi'e orani;<''e du matin grandissant au-delà d<'s montagnes poui'pî'c ; à travers un altinie (le biouillard (l(''clii(|uet('' par- le vent, le lac plus sombre la reflèti!. Voilà (piClle s'é'vanouit ; elle brille de nou- veau, sendtlable aux vagiu's (|ui s'ell'acent. ou aux Ills (Mubrasés d un nuage tissé se (h'-mèjanl dans lair pâle. I'KOMKTHl.E Di.LIVUi'. 16Î La voilà perdue! et là-bas, à travers les pointes de neige semblables à des nuages, treml)lote la lumière rosée du soleil. Nentends-je pas la musique Éolienne de ses plu- mes vcrt-de-mer éventant l'aurore cramoisie ? Pantlu'a entre. Je sens, je vois ces yeux brûlant à li-avers des sou- rires qui s'évanouissent en larmes, comme des étoiles à moitié éteintes dans les brumes de la rosée d'argent. Bien aimée et parfaitement belle, toi qui portes l'ombre de celle âme par laquelle je vis, comme tu as été lon- gue à venir ! Lorbe du soleil a gravi la mer; mon cœur était malade despérance, avant que lair qui ne laisse aucune trace ait senti tes ailes tardives. PAATHÉA Pardonne, grande Sœur ! Mais mes ailes étaient affai- blies par le charme du souvenir d'un songe , comme le sont les ailes de midi des vents d'été, saturées de douces fleurs. J'étais habituée à dormir en paix, et à me réveil- ler rafraîchie et calme, avant que la chute du sacré Titan et tf>n malheureux amour aient rendu, par l'ac- coutumance et la pitié, et l'amour et la douleur ensem- ble familiers à mon cœur, comme ils le sont devenus pour le tien. Jusque-là je dormais sous les cavernes glauques du vieil Océan, dans les profonds berceaux de mousse verte et pourpre , les bras blancs et doux de notre jeune sœur lone fermés alors, comme aujourd'hui, derrière ma noire et humide chevelure, pendant que mes yeux clos et ma joue étaient pressés dans les pro- fonds replis de son sein respirant la vie. Ce n'était pas comme aujourd'hui , depuis que je suis devenue comme un souffle s'éteignant sous l'harmonie qui s'exhale pour moi de tes plus nuiets entretiens; depuis que, pâmée lG-2 (HaVRES POÉTIQUES DE SHELLEY dans le scntimcnl (jui est \c langage de l'amour, mon repos a été troublé, et cependant reste doux, pendant que les heures de mes veilles sont trop pleines de soucis et de peine. ASLV Lève tes yeux, et dis-moi ton rêve. l'AMMKA Comme je lai dit, je dormais avec notre sceur de la mer, à ses pieds. Les brouillards de la montagne, se condensant à notre voix sous la lune, avaient dé|)loyé leurs flocons n(>igeux, abritant contre la glace aigu»' notre sommeil enchaîné. Alois deux songes vinrent. De lun je ne me souviens pas. Mais danslautre, des mem- bres pâles, consumés de blessures, rapjjelaii'ut Promé- thée ; et la nuit a/urée rayonna de la gloire; de cette forme (|ui vit sans changer jamais au dedans ; et sa voix retentit comme une musique qui donne le vertige à la cerveUe obscurcie, défaillante dans l'enivrement d'une poignante joie : '< So'ur de celle dont les pas ont pavé le monde d'enchaînements — ])lus belle (pie tout ex(;eplé elle, dont tu es l'ombre — lève tes yeux vers moi. » Je les levai ; la lumière éblouissante de cette forme im- mortelle était ombn'c d'amour ; de ses membres sou- ples et ondoyants, de ses lèvres enlr'oiiverles par la pas- sion , de .ses yeux pciranis et tendres, il s'exhalait comme un feu vaporeux ; une atmosphère (pii m'eiive- lop|)a dans sa toute-dissolvante iniluence, coinme enve- loppe l'élher brûlant du soleil du malin, avant d'avoir bu (juchpie nuage de rosée errante. Je ne vis jias, je n'eulendis pas, je ne ifiimai pas; je sentis seulement sa présence couler cl se mêler dans mon sang, juscpi'à cv PROMKTIIKE DKLlVr.É 163 qu'il (lovînt sa vie, et son sang la mienne ; et je fus ainsi absorbée, jusquà ce qu'elle eut passé; et comme les vapeurs, quand le soleil disparait, se réunissent de nou- veau en gouttes sur les pins, tremblant comme elles, dans la profonde nuit mon être se condensait; et pendant que les rayons de la pensée se réunissaient lentement, je pus entendre sa voix, dont les accents restaient sus- pendus avant d'expirer, comme les pas d'une faible mélodie. Au milieu de beaucoup de sons, je n'entendis, de ce qui peut être arliculé, que ton nom; ne cessant de prêter l'oreille à travers la nuit, quand tout bruit s'était lu. lone se réveilla alors, et me dit : « Peux-tu deviner ce qui me trouble cette nuit? Jusqu'à présent je savais toujours ce que je désirais, et je n'ai jamais trouvé de plaisir à désirer en vain. iMais maintenant je ne puis te dire ce que je veux ; je ne le sais pas : quelque chose de doux, puisqu'il est doux même de le désirer. Tu te joues de moi, perlide sœur; tu as découvert quelque vieux sor- tilège, dont les enchantements ont dérobé mon esprit pendant que je dormais, et l'ont mêlé avec le tien; car justement, pendant que tout à Iheure nous nous baisions, j'ai senti sur tes lèvres entr'ouvertes le doux air qui me soutenait, et la chaleur du sang vital, dont la perte me fait défaillir, frissonnait entre nos membres entrelacés. » Je ne répondis pas ; car l'étoile du malin pâlit, et je volai vers toi. ASIA Tu parles, mais les paroles sont comme lair; je ne les sens pas. 0 lève tes yeux, que je puisse y lire son âme écrite (l) ! (1) L'âme do Prùiuélhée. 164 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY I'A>TIII';A Je les Icvo, quoiqu'ils s'attaissent sons le poids de ce qu'ils voudraient exprimer; que peux-tu y voir, sinon l'image de ta si belle ombre ? ASIA Tes yeux sont comme le ciel profond, bleu, infini, resserrés en deux arcs de cercles sous leurs longs et fins cils; sombres, pi'ofonds, sans mesure, orbe dans orbe, ligne dans ligne entrelacée. PANTHÉA Pourquoi regardes-tu comme si un esprit passait? ASIA Il s'opère un changement ; au delà d(> Icni' plus seci'èle profondeiu' Je vois une image, une forme ; c'est Lui, paré de la douce lumière de ses propres sourires, qui se dé'ploient comme un rayonnement de la lune ccinle d(î nuages! IM'ométhée, c'est ton image! Ne l'en va pas encore ! ces sourires ne disenl-ils j)as (pic nous devons nous l'cnconlrer une autre fois dans ce brillant pavillon quo leurs rayons doivent consti'uiresur le vaste inonde ? Le rêve est dit.... Mais quelle est cette forme au milieu de nous? Sa rude chevelure rend |)lus âpi'c le vent qui la soulève ; son regard est farouche et |)erçant ; cepen- dant e'esl nue chose de l'air; car à travers sa robe grise brille la l'osi'-e d'or doiil le midi n'a pas ('-leint les ('ioiles, I.E ni.VE Suis ! Suis ! l'AMMI. V (l'est mon antre rêve. PROMÏOTHÉE DÉLIVRÉ 165 ASIA Il disparaît. PANTHÉA Il passe mainlcnant dans mon esprit. 11 me semblait, comme nous étions assises ici, que les boulons, enve- loppes des fleurs, éclataient sur un amandier frappé de la foudre, quand accourant des blanches solitudes de la Scythie un vent rapide balaya la terre, en la ridant de gelée. Je regardai, et toutes les fleurs étaient empor- tées par son souffle ; mais sur (;haque feuille, comme sur les campanules bleues dHyacinllie racontant la dou- leur écrite d'Apollon, étaient imprimés ces mots : 0 SUIS, SUIS ! ASIA Pendant que vous parlez, vos paroles peuplent d'ima- ges, point par point, mon propre songe oublié ; il me semblait qu'à travers les clairières ensemble nous errions, sous laube grisâtre du jour naissant ; et des multitudes de nuages, denses, blancs, laineux, erraient en flocons serrés le long des montagnes, troupeau con- duit par le vent lent, indécis; et la blanche rosée sur Iherbe nouvellement éclose, qui ne faisait que percer la sombre terre, pendait silencieusement. 11 y avait encore d'autres choses dont je ne me souviens plus ; mais sur les ombres des nuages du matin, le long de la pente pourprée de la montagne, était ('crit : Suis ! o suis ! Comme ils s'évanouissaient, et (pie sur chaque herbe, d'où la ro- sée du ciel était tombée, les mêmes mots étaient impri- més, comme avec un feu desséchant, un vent s'éleva parmi les pins; il secoua de leurs rameaux la péné- trante musique, et alors des sons bas, doux, affaiblis. 166 (HaîVRES POÉTIQUES DE SHELLEY commo un adieu dombrcs, se firent entendre : 0 suis, SUIS, suis-moi! Et alors je dis: « Panthra, regarde vers moi. » Mais dans la profondeur de ees yeux, aimés je voyais toujours : Suis, suis ! Éeno Suis ! suis ! l'AMIIÉA Les rochers, en ee clair matin de printemps, imitent nos voix en se jouant, comme s'ils étaient des esprits pourviLs de langue. ASLV Il y a quelque ètri' autour des rochers. (Juels beaux, et clairs sons ! 0, écout(; ! ÉCHOS sans (Hrc vus. Nous sommes les échos ; écoutez ! Nous ne pouvons restei' en repos ; comme les étoiles de rosée scinlillenl {)nis s'évanouissent.... Enfant de lOcéan ! ASLV Ecoule: ! Les Espr'iLs parlcui i Les liquitles réponses de leurs langues aériennes ri'sonni'ul encore. l'ANTHÉA Jécoule. Ériios 0 suis, suis, peuilaul (|iie noire voix si'loigiie à travers les cavernes creuses oii la lurèl s'étend. l'Iirs (•IciiL.'iics () suis, suis, à li'avers les cavernes cr'euses, |)oursuis les c:qirices de la «'hanson llollanle là où na jamais voh': la sauvage abeille, à travers les é'|iaisses l(''nèbres du midi, au milieu du sommeil à llialeine parlum('><; des PROMKTIIÉE DJCLlVRl'; 167 languissaules fleurs do la nuit, cl le long des eaux jusqu'aux groltes éclairées par des sources ; pendant que notre musique, cai)ricieuse et douce, se rit de tes pieds à l'aimable cadence, Enfant de l'Océan ! ASIA Poursuivrons-nous la voix ? Elle devient plus faible et s'éloigne. • PANTHÉA Écoute ! Le chant flotte maintenant plus près. ÉCHOS Inconnue dans le monde, dort une voix non révélée ; par ton pas seul son repos peut être troublé. Enfant de l'Océan ! ASIA Comme les notes vont s'éteignant sur le vent qui décline ! Éc.nos 0 suis, suis ! à travers les cavernes creuses ! Poursuis les caprices de la chanson flottante à travers la rosée des bois du midi, à travers forêts, lacs et fontaines, à travers les montagnes aux nombreux replis, jusqu'aux déchirures, gouflres et abîmes, où la terre se reposa de ses spasmes, le jour où Lui et Toi vous vous séparâtes, pour vous réunir aujourd'hui ; Enfant de l'Océan I Viens, douce Panthéa, enchaîne ta main à la mienne, et suivons, avant que les voix ne s'évanouissent. 168 («UVRKS I'UKTIQUES DK SIIELLKY SCÈNE II lino forêt parsem»^e tie rocliers ot ile cavernes. ASIA et l*A\THÉA y pénètrent. Deux jeunes faunes sont assis sur un r(Hlicr. ('■coulant. l'I'.EMlKR DEMl-CIIOF-L'U d'eSI'KIÏS Le sentier par lequel cet aitiiâl)le couple a passé, à travers pins, cèdres el ifs et autres arbres sombres à r<''ternelle sève, est caché derrière le rideau d'a/.ur du Ciel immense. Ni soleil, ni lime, ni veni, ni pluie ne peuvent percer S(>s berceaux entrelacés, rien, si ce n'(;st quand un nuai^e de rosée, poussé le long de la brise qui rampe sur la terre entre les troncs des arbres blancs de givre, suspend une perle à chacune des p'des (leurs du lauriei" verl, nouvellement gonflé ; alors s'incline et s'(''vanouit silencieusement une frêle et belle an('mone ; ou bien, (piand (piebinuiie des imiondjiables étctiles, qui grimpe et erre à travers les escai'pements de la nuit, a trouvé la crevasse à travers laquelle, solitaire, elh^ rayonne, tombée de ses sublimes pi'ofondeuis, avant d'èlre eiuporh'e dans Tesftace à travers les rapides (lieux (pn' ne connaissent pas le repos ; elle ('parpille les goiiltes de sa lumièi'e d'or, send)lal)Ies aux lignes de la pluie (pii ne se conloiident jamais ; et robscinùti'- disiiie règne ton! aleiilour, et au-dessous sélend la leri'e moussue. KI.IXIKME DKMI-ClKM.l r, Là, les voluptueux rossignols son! r(''veill(''s à travers loul le vaste midi. Huaiid l'un se seul (ler:iillii- de bon- heur ou de li'istesse, et à travers les bi-anches du lierre immobiles, malade du doux amoui', s'exhale goutte à PROMÉTIIKE Dl'XIVRl'; 1G9 goilUe en mourant sur le sein palpitant dharmonic de sa compagne, un aulre, de la lïeur (jui se balance, veillant pour saisii' la cadence languissante du dernier accord, lève alors en haut les ailes de la faible UK-lodie, jusqu'à ce quun nouvel essor de sentiment emporte la chanson ; et tous les bois sont muets... Quand on entend à travers l'air obscur le bruit précipité des ailes, et éclatant là comme un concert de flûtes autour d'un lac, les sons inondent le cerveau de; celui (jui les écoute dune telle douceur, que la joie est pi'esque une peine. PREMIER DEMI-CHŒUR Là jouent ces tourbillons enchantés d'échos, à la langue musicale, qui attirent, en vertu de la puissante loi de Démogorgon, avec un charme faseinateur, ou une douce crainte, tous les esprits sur ce secret chemin ; comme des bateaux de l'intérieur sont entraînés vers l'Océan sur les courants grossis par le dégel des monta- gnes. Et d'abord il vient un agréable son à l'oreille de ceux qu'enchaîne la conversation ou le sommeil ; il ('veille ceux à qui il est destiné ; une suave émotion les attire et les pousse. Ceux qui en ont été témoins disent que du sein de la terre palpitante s'exhale un vent ailé qui les entraine dans leur chemin, tandis qu'ils croient (pie leurs propres ailes et leurs pieds rapides ob(''issent aux doux désirs de leur ànie. Et ainsi ils llottent sur leur chemin, jusqu'à ce que, toujours doux, mais reten- tissant et fort, s'étende au loin l'orage de la voix, entraînant dans sa fuite précipitée ceux qui courent derrière lui ; ses vagues amoncelées se rencontrent et se hâtent vers la fatale montagne, comme des nuages au milieu de l'air docile. 10 170 («aVRES POÉTIQUES DE SHELLEY l'REMlEU FAUNE Peux- lu iniaginor où vivent ces esprils qui font une si délicate musique dans les bois ? Nous hantons les cavernes les moins fréquentées et les fourrés les plus épais, et nous connaissons ces sauvages ; cependant nous ne les avons jamais rencontrés, quoique nous les entendions souvent. Où peuvent-ils donc se cacher ? SECOND FAUNE C'est difficile à dire. J'ai entendu raconter aux plus habiles en matière d'esprits (jue l(>s l)ulles, (pie l'enchan- lement du soleil suce des pâles et faibles Meui's a(|uali- ques, pavani le sein niai'écageux des claiis lacs et des <''lani;s, sont les pavillons où ils demeurent el llollent sur ralmosphèi'e verle et d'or que le midi allume à travers les feuilles tissées ; et quand elles éclatent, et que l'air mince, enflammé, qu'ils respiraient danslinté- rieur de leurs dômes lumineux, sélève pour se répan- dre comme les mcMc-ores à travers la nuit, les esprits les (îlicvauclienl el dirigent leur course precipilee, et inclinenl leurs civies enllannnc'es, et giisseiil eu feu sous les eaux de la terre. l' CE M IKK I AUNE S'il eu est (|ni vivent ainsi, d'aulres mciienl nne aiilie vie, sons les irillets, on dans les campanules des ileni's des |»res, ou les profonds plis des violeltes, on sur leurs |)arluius moiiranls, cpiaiid elles nu'iirenl , ou sur la Inmière ensoleillée des globules de la rosée... DEUXIEME 1 AUNE Oui. el de bcanconp d'anlics laçons (pic lions pou- vons bien (lt\inti'. .M;iis si nous jestons là a jaser, le I'KOMKTIIKK DKLIYUI', 171 midi va venir, et le méchant Silène poni'iait trouver ses chèvres non tirées, et se ])laindre de ce que nous chan- tons ces sages et aimables chansons de Destin, de Hasard, de Dieu, d'Anti([ue (^haos, et d'Amour, le triste destin du Titan enchaîné, et comment il sei'a délivré, et fera de la terre une fraternité ; délicieuses nn'lodies qui réjouissent nos crépuscules solitaires, et charment jusqu'au silence les rossignols non jaloux. SCÈNE III Un pinado de rocs au milieu des nionlagnes ASIA et PANTIIÉA PA>Tin'',.V Ici le son nous a portées — au royaume de Démo- gorgon, au puissant portique semblable à un gouffre de volcan exhalant des météores, d'où s'est déchaînée la prophétique vapeur, que boivent des hommes errant solitaires dans leur jeunesse, et qu'ils appellent vérité, vertu, amour, génie et joie, ce vin de vie qui allble, dont ils épuisent la lie jusqu'à un profond enivrement : et ils font éclater comme les Ménades, criant bien fort Evoë ! Evoi' ! cette voix qui est une contagion pour le monde. ASIA Trône bien digne d'un tel Pouvoir ! Magnifique ! Que lu es glorieuse, ô Terre ! Et si tu es l'ombre de quelque esprit encore plus digne d'amour , quoique le mal entache son œuvre, et diU-il être comme sa création imparfaite et cependant belle, je voudrais tomber à genoux et vous adorer lui et toi. Oui, même aujour- d'hui mon cœur t'adore. Merveille ! Regarde, sanu', 172 (DOUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY avant que la vapeur obscurcisso ta ('ervellc. Au dessous s'étend une vaste plaine de brouillard liouleux, comme un lae, pavant dans le ciel du matin de vag'ues azu- iv'cs éclatant en lumière d'ai'gent une vallée indienne. Hegarde-le roulant sous l(\s venis (jiii le coagulent, et Taisant une île à mi-chemin, tout anloiir du pic où nous sommes, ayant pour ceinture les l'oivts sombres et fleuries, les sombies clairièi'es crépusculaires, et les cavernes illuminées par les courants, et les formes de la brume errante em'hantées parle vent; et bien loin au haut des montagnes aigut's fendant le ciel, des aiguilles de giacc layonnantcs connue le soleil, .s"(''lance l'aube , connue se soulève l'embrun ('blouissanl de rOcc'an (''j)arpill('' de quelque îlot de rAllanli(|ue, en pailh'tanl le vent de gouttes liquides , comme de lumières. La vallée est ceinte de leurs murailles ; un hurlement de cataractes sortant de leurs l'avines fen- dues par le dégel lassasie le vent (|ui les écoute, con- liiiu, vaste, lerrible connue le silence. Ecoute! la neige (jui se ]n'<''cipile ! L'avalanche r«''veilh''e j)ar le soleil ! Sa masse, trois fois ciibléc |)ar louragan, s"est foiniée flocon par flocon, comme dans h's esprits qui délient le ciel s'amassent pensées par pensées , jusqu'à ce (pic quelque grande vt-rilé soit déchaînc'c, et (pie les nations rcuvoicnl l'ccho tout alcntoui'. ('bi'Muh'es jusqu'à Icui's racines, couunc le soul niaiulcnaul les montagnes. l'AMU! V Uegardc couinjc la mer agilcc du iirouillard se brise en écume cramoisie jusqu'à nos pieds ! Il s"el("'ve connue rnc('';ni aux enehautemenis de la luiie autour de pauvres naurrai;(''s sans n(»urrilure sur une île marécageuse. PROMtTIIKE DÉLIVRÉ 173 ASIA Les fragments du nuage sont disséminés ; le vent qui les soulève disperse ma chevelure, ses lames passent sur mes yeux ; mon cerveau s'étourdit ; je vois de légères formes dans le brouillard. PANTHÉA Une a l'air de sourire en nous faisant signe ; il brûle un feu d'azur dans les boucles de sa chevelure d'or ; une autre, puis une autre ! Écoute ! Elles parlent ! CHAM' n'ESPRrrs Aux profondeurs, aux profondeurs, en bas, en bas ! A travers l'ombre du Sommeil, à travers la bataille nuageuse de la Mort et de la Vie, à travers le voile et le rideau des choses qui semblent et sont, toujours aux degrés du plus ('loigné des trônes... En bas, en bas ! Pendant que tout autour le son tourbillonne, en bas, en bas ! Comme le faon attire le chien courant ; comme la vapeur, l'éclair; comme la lumière, une frêle phalène : la Mort, le Désespoir ; l'Amour, le Chagrin ; le Temps ces deux choses : aujourd'hui, demain ; comme l'acier obéit à l'esprit de la pierre En bas, en bas ! A travers le gris, le vide abîme, en bas, en bas ! Où l'air n'est plus un prisme, où il n'y a ni lune ni étoiles, où les rocs caverneux ne jouissent pas du rayonnemen'- du Ciel, ni du crépuscule donné à la Terre, là où 1 Tn habite, l'Un seul En bas, en bas ! Dans la profondeui* des profondeurs ! en bas, en bas ! comme un éclair voih', endormi , comme l'étincelle nourrie dans les cendres, comme le dernier regard dont se souvient lAniour, comme un diamant qui étin- 10* 174 ŒUVUF.S POKTIQL'I'.S 1)F, SIIF.LLKY celle sur la sombre richesse des mines, un ehai'me est gardé précieusement pour loi seule, en bas, en bas ! Nous t'avons enchaînée, nous te guidons en bas, en bas! avec Va biiUanle forme qui t'accompagne; ne résiste pas à ta faiblesse ! II y a lant de force dans la douceur, que lÉlernel, l'Immortel doit déchaîner à travers le poiticpie de la vie l'Arrêt semblable à un serpent enroulé sous son trône, par sa vertu seule ! SCÈM^: IV La ravcmo de Démoiiori'on — ASIA ol l'ANTIIKA' paisthjU Quelle est cette forme voilée assise sur ce trône d'ébène ? ASFA Le voile est tondx'. Je vois une i^nissanle Obscurité l'emplissant le siège du pouvoir, cl des rayons crépusculaii'cs sont dard(''S autour d'elle, connue la lumièi-e du soleil de midi, indisceruahlcs cl sans ('(irnie ; il n'y a ni membres, ni lin(''amenls, ni traits : ce|ten(lant nous sentons (|ue c'est un Ks|)rit vivant. i»K>io(;oin;o>" Demande ce (|iie tu veux savoii'. ASIA <,)ue pen\-tu dire ? in'.Mononr.oN l'ont ce (|ne lu oseras demander. PROMftTHl'-.K I>KI,lVUr, 175 ASIA Qui a fait le monde vivaiil ? DÉMOGORGON Dieu. ASIA Qui ;i fait tout cc qu'il contient ? Pensée, passion, raison, volonté, imagination ? DKMOGORGON Dieu : Dieu tout-puissaut. ASIA Qui a fait ee sentiment, qui, lorsque les souffles du printemps en une trop rare visite ou la voix d'un être aimé se fait entendre dans la jeunesse solitaire, remplit les yeux languissants de larmes qui en tomijant obseur- cissent les regards radieux des fleurs qui ne pleurent pas, et fait de la terre peuplée une solitude, quand il ne revient plus ? di^:mogorgon Dieu plein de miséricorde. ASIA Et qui a fait terreur, folie, crime, remords, qui, des anneaux de la grande chaîne des choses, sur chaque pensée dans l'esprit de l'homme, pèsent et se traînent lourdement, et chacun chancelle sous le fardeau du côté de la fosse de la mort ? L'espérance abandonnée, et l'amour qui se change en haine, et le mépris de soi- même, plus amer à l)oire que le sang ? La Peine, dont le langage méprisé et familier esi plaintif, et les cris perçants, jour après jour ? Et l'Enfer, ou la crainte tranchante de l'Enfer ? 176 (TRUVRRS POl'sTIQUES DE SHELLKY DKMOGORGON II I't'gne. ASIA Prononce son nom ; un niondo languissant dans la douleur ne demande (pie son nom ; les nialédiclions eniraîneront sa ehute. DÉMOGOUGON Il règne, ASIA Je le s(ms, je le sais : qui ? DÉMOGORGON Il règne. ASIA Qui règne ? Il y eut dabord le Ciel et la Terre, et la Lumière et l'Amour ; puis Saturne ; de son trône tomba le Temps, une ombre envieuse. Tel fut VvUW des esprits priuiilils de la tei're sous son empire», comme la calme joie des fleurs et des vivantes feuilles, avant (pie le vent ou le soleil les ait flc-lries, et les vers à moitié vivants ; mais il leur i-efusa le droit de naissance de leur être, la eoniiaissance, le pouvoii'. Ilialtiletc' (pii manie les ('li'- menls, la pensée (pii pei'ce, connue la liimii're, cet univei's ic-m'hi-eux, l'empire de soi-même, et la majesKî de lanidur. dont la soif les consumait... Alors l'roun'"- llK'e donna la sagesse (]im est force, à .lupiler, et avec elle celte uui(pie loi : « Que riioinme soit libre ! » Il le l'cvèlit du domaine du vaste (liel. .\e connaître ni foi, ni ainoui', ni loi ; èire lout-j)iiis.saiU, mais sans amis, c'est ri'gnei'. Kl .lupiler r(''gna. Alors sur la race des hommes la lainiiie (i'al)oi(l, puis la fatigue, et puis la maladie, la PROMÉTHi'CR DÉLIVRÉ 177 discorde, les blessures, et ralTreiise mort auparavant inconnue. t()nd)èrent ; et les saisons intempestives, avec leurs traits alternatifs de glace et de feu, poussèrent leurs pâles et chétives tribus dans les cavernes des montagnes ; et dans leur cœur désert il envoya les cruels besoins, et les folles inquiétudes, et les ombres vaines dun bien imaginaire, qui excitèrent une guerre mutuelle, ruinant ainsi le repaire où ils exerçaient leur rage. Promélhée le vit, et éveilla les h'gions despérances qui dorment dans le sein des fleurs Elyséennes, Né'pen- the, Moly, Amaranthe, fleurs qui ne se fanent point, pour cacher de leurs minces ailes couleur de Tarc-en- ciel l'ombre de la >iort ; et il envoya l'Amour pour unir les vrilles désunies de cette vigne qui porte le vin de la vie, le cœur humain; et il dompta le feu, qui, semblable à une bête de proie terrible, mais aimable, joua sous le regard de Ihomme. et tortura à sa volonté le fer et l'or, esclaves et signes du pouvoir, les gemmes et les poisons et toutes les formes les plus subtiles cachées sous les montagnes et les vagues. Il donna à l'homme le langage, et le langage créa la pensée, qui est la mesure de l'univers ; et la Science secoua les trônes de la terre et du ciel qui furent ébranlés, mais ne tombèrent pas ; et l'harmonieux esprit se répandit lui-même en chants tout prophétiques; et la musique éleva l'àme qui l'écoute, assez haut pour qu'elle pût errer, exemple des soins mortels, comme un Dieu, sur les claires vagues de la douce mélodie ; et pour la première fois des mains humaines imitèrent, puis interprc'tèrent, en lui moulant des membres plus aimables que la réalité, la fornie humaine, jusqu'à ce 178 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELI.EY que le marljre se revêtit d'une divine beauté ; et les mères, dans cette eontemplation, burent l'amour que les hommes voient rélléehi dans leur race, regardent... et meurent. 11 révéla la mystérieuse vertu des herbes et des sources, et la maladie but el s'endormit. La mort devint comme un sommeil. Il enseigna les orbites com- pliqués, lissés d'étoiles, errant dans l'espace: el conunent le soleil change de retraite et par quel secret enchante- ment la pâle lune est transformc'e. quand son (i-il vaste ne regarde plus la mer inlerlunaire. 11 apprit à dii'iger, comme la vie dirige les membres, les chars de l'Océan ailés de la tempête, et le Celte connut 1 Indien. Alors les cités furent bâties, et à travers leurs colonnes blanches comme la neige circulèrent les vents chauds, et l'éther azuré étiucela, et l'on aperçut la nu'i' bleue et les som- mets ombreux. Tels furent les soulagements (pie I'lonuHhee doima à la condition de l'homme, et pour lesquels il est pendu, se consumant dans la peun^ qin lui est destinée. Mais (pii fait pleuvoir ici-i)as le Mai, iiigu(''rissal)le plaie, qui, jx-ndanl (]ue riioimne c(tinme un Dieu regarde sa créa- lion, et voil (pi'dle est glorieuse, le pousse dans le naufrage d(^ sa propri' volonté, le mépris de la Teire, proscrit, abandonné, seul?... Ce n'est pas Jupiter. Alors même que son sourcil ('branlait le ciel, oui. (piand son adversaire, sous ses cbaiiu's (le dianianl. le mautlissait, il li'embla connue un esclave. Dis (piel est son maitre ? Esl-il aussi un esclave ? i>r.M()(;(M;c.oN Tous les esj)rits (pii obéissent aux choses mauvaises sont esclaves ; lu sais si Jupiter est tel ou non. PROMKTIIKE DÉLIVRÉ 179 ASIA Qui nppclles-lu Dion ? DÉMOGORGON J'ai parlé comme vous parlez, car Jupiler est le plus élevé des êtres vivants. ASIA Qui est le maître de l'esclave ? DÉMOGORGON Si l'abime pouvait vomir ses secrets !... iMais la voix est impuissante , la profonde vérité est sans image ; car à quoi servirait-il de t'inviler à regarder le monde qui roule? de t'inviter à parler Destin, Temps, Occasion, Hasard et Changement ? A ces choses tout est soumis, excepté léternel Amour. ASIA Voilà ce que je demandais tout à l'heure, et mon cœur m'a donné la réponse que tu mas faite ; et de telles vérités chacun doit être pour lui-même son ]>ro- pre oracle. Une seule demande enclore, cl l'éponds-moi comme mon àme voudrait répondre, si elle savait ce que je demande ! Prumélliée dans l'avenir se lèvera, soleil de ce monde fortuné : quand arrivera l'Heure marquée par le destin 1 DÉMOGORGOX Regarde 1 ASIA Les rochers sont fendus, et à tiavers la nuit de ()uur- pre je vois des chars traînés par des coursiers ailés d'arc-en-ciel, cpii foulent aux pieds les sombres vents ; dans chacun se tient un cocher au regard sauvage, près- 180 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY saiU leur [\ÙU\ Quelques-uns regardenl par deri'ière, comme si des démons les poursuivaient, et cependant je ne vois d'autres formes que les porantes étoiles. D'au- tres, les yeux, eiidammés, se penelienl oi dehors et boi- vent de leurs lèvres ardentes le vent de leur propre vitesse, connue si la chose qu'ils aiment s'enfuyait devant eux, et comme si à chaque instant ils la saisis- saient. Leurs boucles brillantes ruissellent comuu^ la che- velure élincelanle dune comète. Tous ils passent et s'enfuient. DKMOGOUGON Ce sont les Heures immortelles, au sujet desquelles tu m'as questionné. Lune d'eUes laUend. ASLV Un esprit d'un terrible aspect arrête son noir chariot à travers le youllre rocailleux. Toi (pu ne ressenddespas à tes fi'ères, cocher speclial. cpù cs-lu? Où voudrais-tu m'empoi'ler? Parle ! l'esimut Je suis lombi-e dim destin plus lerrible (|ue mon aspect. Avant qu'au loin celle planète se soit arrêtée, l'obscurité qui monte avec moi enveloppei'a dans une nuil ('lei'nelle le li'ône sans l'oi — dirC.icl. ASIA Que veiix-lu dire? pAN'rm.A (À'IIc ombre teirible S(''lève en llolUuil de son Irt'tne. comme la dune^' livide de cil(''s eni^lonlies par nu li'ein- hlenient de lerre llolle sur la mei'. I lézarde ! elle nionle snr le char; les ("(tursiers volent lenilié-s ! Kej^arde son sentier à travers les étoiles obscnrcissant la nuit! l'ROMÉTIIÉE DÉLIVRÉ 181 ASIA C'est ma réponse : étrange ! PANTHÉA Vois, près du bord se tient un autre char , coquille d'ivoire incrustée de feu cramoisi, qui va et vient dans sa jante sculptée d'un délicat et étrange réseau. Le jeune esprit qui le guide a les yeux de l'espérance semblables à des colombes; comme ses doux sourires attirent rame! ainsi que la lumière attire les insectes ailés à travers lair obscur. l'esprit Mes coursiers se nourrissent de l'éclair, ils boivent le courant des tourbillons, et quand le rouge matin res- plendit, ils se baignent dans le nouveau rayon ; leur force est proportionnée à leur rapidité... Monte donc avec moi. Fille de l'Océan. Je désire.... et leur vitesse allume la nuit; je crains... ils dépassent en rapidité le Typhon ; avant que le nuage amoncelé sur Atlas puisse se dissiper, nous ferons le tour de la terre et de la lune ; nous nous reposerons de nos longues fatigues à midi.... Monte donc avec moi, Fille de l'Océan ! SCENE V Le char s'arriHe dans un nuage sur le sommet d'iuie niontagnt; île neige. - ASIA, PANÏHÉA et L'ESPKIT DE L'HEURE l'esprit Sur le bord de la luiit et du matin mes couisicis ont Ihabitudc de respirer. Mais voilà (|uun murmure de la lUmîi:;. 11 182 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY Terre les presse de fuir plus rapides que le feu; ils vont boire la rapidité brûlante du désir ! ASIA Tu souffl(;s à leurs narines ; mais mou haleine leur donnerait une plus grande rapidité. l'esprit Hélas ! cela ne se peut. l'ANTIIÉA 0 Esprit ! arrête-toi, et dis d'où vient la lumière qui inonde le nuage? Le soleil n'est cependant pas levé. l'esprit Le soleil ne se lèvera pas avant midi. A])ollon est retenu dans le ciel par un prodige ; et la lumière qui remplit cette vapeur, comme la nuance aérienne des roses qui regardent une fontaine remplit l'eau, s'écoule d(; ta puissante Sù'ju'. l'ANTUÉA Oui, je sens... ASIA Que t'arrive-t-il, ma sœur ? Tu es |)àle. PANTllÉA Connue tu es ('hangécî ! .le n'ose pas te regaidci- ; j(^ te sens, mais jt; ne te vois pas. .le |)nis à |(eine cudiMi'r lirradialion de ta beauté, l'n nuTveiiiciix clumgemenl s'opère dans les éh'nu'uls, qui su|)porl(iii l;i pi CNrncc ;»insi sans voile. Les Ni-i'é-idcs disent cpi au joui- oii le clair hyalin s Ouvrit à ta naissance, et <|ne tu ap|)arus dans une c(M|uille veinée. Ilotlant sur la caluu' surface de la un-r de ciislal, le loui; des des Ki;ees, cl des riva- PROMl'.THÉE DÉLIVRÉ 183 ges qui portent ton nom, l'Amour , comme latmos- phcre embrasée du soleil remplissant le monde vivant, jaillit de toi, et illumina la terre et le ciel et le profond océan et les cavernes sans soleil, et tout ce qui y habite; jusqu'à ce que le chagrin jetât une éclipse sur l'Ame d'où il est venu. Telle tu es maintenant ; et ce nest pas moi seule, ta sœur, ta compagne, ta choisie entre toutes, mais le monde entier, qui recherche ta sympathie. Xentends-ta pas les sons qui, dans l'air, disent lamour de tous les êtres vivants ? Ne sens-tu pas les vents inanimés énamourés de toi ? Écoute ! Musique. ASIA Tes paroles sont plus douces que tout, excepté ce dont elle sont les échos ; oui, tout amour est doux, donné ou rendu. L'amour est commun comme la lumière et sa voix familière ne se consiune jamais ; comme le vaste ciel, l'air qui soutient tout, il fait le reptile égal au Dieu. Ceux qui l'inspirent sont très heureux, comme je le suis maintenant ; mais ceux qui l'éprouvent sont encore bien plus heureux, après de longues souffrances, comme je le deviendrai bientôt. PAXTHKA Écoute ! les Esprits parlent. UNE voix dans l'air, rliantant Vie de la vie ! Tes lèvres allument de leur amour la respiration qui les ouvre ; et tes sourires avant de s'(''v:iuouir euibrasent l'air glacé ; alors abrite-les dans CCS regards où quiconque regarde se sent défaillir, perdu dans Icius labyrinthes. Enfant de Lumière! les membres ravoniicnl à travfi's 184 ftEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY l(i vêtement qui semble les cacher, comme les traits rayonnants du matin à travers les nuages, avant de les fendre ; et cette divine atmosphère t'enveloppe partout 011 tu brilles. D'autres formes sont belles; toi, personne ne te voit, mais ta voix résonne liasse et tendre comme les plus belles ; car elle t'enveloppe hors de la vue, cette liquide splendeur ; et tout te sent, sans te voir jamais, comme jeté sens mainlenant, à jamais perdue en toi. Flambeau de la Terre ! Partout où tu te meus, ses formes obscures sont revêtues de lumière, et les âmes d(î ceux que tu aimes marchent légèrement siu' les vents, jusqu'à ce qu'elles tombent, comme moi maintenant, étourdies, perdues, et cependant sans regrets. ASIA Mon âme est un baleau enchanté, qui, comme un cygne ciulormi, s'en va llollaut sur les vai^ues argent('cs de Ion doux chaiil ; el la licnne ressemble à un ange assis au gouvernail, le conduisanl, pendant que tous les vents retenlissent de mélodie. 11 me semble Holler toujours, pour toujours, sur une rivière aux nombreux tournants, entre les montagnes, les bois, les abîmes, un paradis de solitude ! .Iiis(pi"à ce (jue, comme quehpi'un (MichaiiK' dans le sonnneil, ])()i'l('e à l'ot-c'an, je (lolle en tous sens an sein dune mei- [Ji'oronde, d'une harmonie se déroulant sans lin. C.epeiuianl Ion esprit élève ses ailes dans les plus se- reins (l(nnaines de la musicpie, porh' sur les /.t'-phyrs (|ui evenleni cet henrenv ciel ! Kl ncnis voguons, en a\anl, bien loin, sans nn coiiranl. sans une eloile; inii(|iienient enirainees pai' l'inslinel de la douce inusi(|ue ; justju'à PllOMKTllÉE DÉLIVRÉ 185 ce quà travers les îles des jardins Élyséens, par toi, le plus beau des pilotes , là oîi jamais canot mortel na glissé, le bateau de mon désir soit guidé : royaumes où l'air qu'on respire est l'amour, qui se meut sur les vents et sui' les vagues, harmonisant la terre avec ce que nous sentons au-dessus d'elle. Nous avons passé les cavernes de glace de la Vieillesse, et les vagues noires et agitées de la Virilité et l'Océan uni de la Jeunesse, souriant pour trahir ; nous fuyons au-delà des golfes limpides de l'Enfance peuplée d'om- bres ; à travers la Mort et la Naissance, vers un jour plus divin ; un paradis d'épais ombrages, éclairés par le regard des fleurs, et sentiers d'eaux, se déroulant au milieu de solitudes calmes et vertes, peuplées de for- mes trop brillantes pour qu'on les voie et qu'on se repose après les avoir vues, — quelque chose qui te ressemble — qui marchent sur la mer, et chantent mélodieusement ! ACTE III SCÈNE I Le Ciel. JUPITER sur son trône. THÉTIS et les autres divinilés assemblées. JLI'ITEU Vous, Puissances du Ciel assemblées, qui partagez la gloii'iî et la foire de eeliii (jue vous servez, réjouissez- vous ! Dé'sorniais je suis Tout-puissant. Tout m'est sou- mis; seule ràmc de rilonime, comme ini feu incxlin- guihle, brûle encore à la face du ciel avec ses violents reproches, et doutes et lamentations, et ])rières à con- tre-cœur, soidevantune insurrection qui ])ourrait porter atlcinle à la séctu'ité de notice antique empire, (juoirpi'il i'('i)ose siu' inie foi invétérée et une craiulc con'cmpo- raiue de l'enfer ; et quoique mes malédictions à travers lair suspendu, comme la neige sur les pics sans herbe, tombent flocon par flocon, et se cramponnent à lui; {pioi(|iie sous la puissance de mon courroux il grimpe, pas après pas, les rochers de la vie, qui le blessent, comme la glace blesse des |)ieds nus; il reste malgré tout supi'rieur à la misère, andjilieux, indomj)té, cepen- dant tout près de sa l'uine. Tout à l'heure, je viens d'enfanlei- un étrange piodige, ce fatal Enfant, la terreur de la lerre . (|ui ualleud (pie l'heure li\(''e \n\i le desliii {(pij doil appoi'lei' du Irùiie vaeani de l)(''mog(trg()n la puissance redoutable des mend)res toujours vivants PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 187 qui revêtaient ce terrible esprit invisible), pour redes- cendre et étouffer l'étincelle. Verse le vin du ciel, Idéon Canymède, qu'il remplisse comme un feu les coupes dédaliennes ; et vous, du sol divin parsemé de fleurs, jaillissez, harmonies toutes- triomphantes, comme la rosée de la terre sous les étoi- les crépusculaiies ! Buvez ! Que le nectar fasse circuler dans vos veines Tàme de la joie, vous Dieux éternels, jusqu'à ce que l'allégresse éclate en une voix immense, comme la musique des vents Elyséens ! Et toi, monte près de moi, voilée dans la lumière du désir qui fait de toi une seule chose avec moi, Thétis, brillante image de l'éternité ! Quand tu criais: « Insou- tenable puissance ! 0 Dieu ! épai'gne-moi ! je ne puis supporter les vives flammes, ta présence pénétrante ; tout mon être, comme celui que le poison du seps Numi- dien liquéfiait en rosée, se dissout s'afliiissant dans ses fondements ; » en ce moment même deux puissants esprits, en se confondant, en ont produit un troisième plus puissant que chacun d'eux, qui, maintenant incor- porel, flotte au milieu de nous, senti, sans être vu, attendant rincarnation, qui monte, — entendez-vous le tonnerre des roues de feu coupant le vent ? — du trône de Démogorgon. Victoire! Victoire! Ne sens-tu pas, ô monde, le tremblement de terre de son char ébranlant l'Olympe de son tonnerre ? Le char de l'Heure arrive. Démogorgon en descend, et s'aiiproiiie du Irônc de Jupiter. Redoutable forme, qui es-tu ? Parle ! DÉMOGORGON L'Éternité. Ne demande pas un plus terrible nom. Des- cends, et suis-moi au fond de l'abime. Je suis ton en- 188 (»F,uvRHS poi'/nyuKS de siielley fant, comme lu lus rcnfant de Saturne ; plus puissant que toi. Et désormais nous devons habiter ensemble l'abîme ténébreux. Ne brandis pas tes éclairs. La tyran- nie du ciel, il n'est donné à personne de la conserver ou de la reprendre, ou de l'y succéder : cependant, si tu le veux, de même que c'est la destinée des vers éci-a- sés de se tordre jusqu'à ce quils soient morts, déploie ta puissance ! iri'rrER Prodige détesté! à l'heure même, au fond desprofon des pi-isons titaniennes je l'écrase!... Tu résistes? Pilié ! pitié J... Point de pitié, de relâche, de répit ! Oh ! Si tu voulais faire de mon Knnemi mon juge, même aux lieux où il est pendu, aiterr('' pai' ma longue levanche, sur le Caucase ! 11 ne mecondanmerailpas ainsi, lui ! Bon et juste, et sans peur, n'est-il pas le roi du monde? Et toi, (pii es-tu?... Nul refuge! Nul appel! Alors lombe avec moi ! Enfonçons-nous ensendjle dans les vagues innnenses d(! la ruine, connue un vautour et lin serpent épuisés glissent, entrelacés dans un inextri- cable combat, au sein d'une mei* sans i-ivages. Que l'en- fer ouvn; ses océans endiguc'S de feu tempétueux, et submerge dans son vide sans fond ce monde désolé, et toi, et moi, 1(! vain(pi('Mr et le vaincu, elles débris de ce trône pour le(|uel ils c(>nd)allaienl. Aï! aï! Les ('h'menls ne m'obi'isseul plus! Je m'en- fonce (''|)er(hi en bas, loujoui's, jtour loujoui's en bas! et, comme un nuage, mon Emiemi d'en haut obscurcit ma chute de sa victoire ! Aï ! aï ! PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 189 SCEXE II L't'iiibuiuliure d'une grande rivière dans l'île Atlantide. OCEAN est découvert penché près du bord ; APOLLON se tient au- près de lui. OCÉAN Il tomba, dis-lu , sous le froncement de sourcil de son vainqueur ? APOLLON Oui, quand fut terminée cette lutte qui obscurcit le globe que je dirige et ébranla les solides étoiles, les terreurs de son O'il illuminèrent le ciel d'une lumière de sang, à travers les épaisses franges déchiquetées de l'obscurilé victorieuse, pendant qu'il tombait; semblables à la dernière lueur de la rouge agonie du jour qui, d'une déchirure à travers les nuages enflammés, brûle au loin dans les profondeurs de l'horizon ridé par la tempête. OCÉAN Et il s'enfonça dans labîme ? Dans les ténèbres du vide ? APOLLON Comme un aigle saisi dans un nuage qui éclate sur le Caucase, quand ses ailes qui défiaient le tonnerre sont embarrassées dans le tourbillon, et que ses yeux, qui regardaient le soleil sans en être éblouis, sont main- tenant aveuglés par la blancheur de l'éclair. Cependant son corps se débat sous les coups de la grêle pesante ; il tombe enfin et s'enfonce, et la glace aérienne s'accro- che à lui. 11* 190 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY 0(".!':A!V Drsoiinais les plaines do la mer. miroir du Ciel, qui sont mon royaume, se soulèveronl, sans être tachées de sang, sous le souffle des vents, comme des champs de bl('' balancés par l'air de l'été : mes courants couleront autour de nombreux continents peuplés, autour d'Iles fortunées. Et de leurs trônes vitreux le bleu Piotée et ses hiunides iVymphes verront l'ombre de belles embar- cations (comme les mortels voient la barcjuc (loltante de la lune chargc-e de lumière avec cette étoile blanche, cimier de son pilote invisible, emportée vers la rapide mer refluante du couchant) ne traçant plus leur sentier à travers le sang et les pleurs, et la désolation, et la voix confondue de l'esclavage et du commaiHh'ment ; mais à traveis la lumière des fleurs réfléchies par les eaux, et les odeurs flottantes, et la suave musique, et les douces, libres, charmantes voix, cette si déU- cieuse musique, telle (pie l'aiment les Esprits. APOLLON Et je ne veriai plus ces actions (pii oltscurcissaient mon esprit des ombres du chagiin, connue l'éclipsé obsciu'cit la sphère (|ue je guide. Mais ('coute, j'entends 1(! h'ger, clair, argentin lulh du jeune Esprit, assis dans l'Étoile lUi .Malin. OCÉAN Tu dois partir ; tes coiu'siers .se reposeront ce soir ; jus(jue-là adieu. La profondeur relenli.ssante m'apix-Ue eu ce moment poiu- la repaître du calme a/uré puise aux urnes d'émeraude (|ui .se tiennent toujoiu's pleines devani mon trône. Vois les Néréides sous la mer iilau- PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 191 que, leurs membres ondoyants portés sur le courant comme sur une brise, leurs bras blancs relevés au- dessus de leur chevelure (loltante, avec des guirlandes bariolées et des couronnes étoilées de fleurs de mer, accourant pour rendre hommage à la joie de leur puissante Sœur. On entend un l)iiiit de vagues. C'est la mer non repue, alFaméc de calme. Paix, monstre ! 3Ie voici... Adieu ! APOLLON Adieu. SCENE III Le Caucase. - PROMÉTHÉE, HERCULE, lONE, LA TERRE, ESPRITS, ASIA et PANTHÉA, portées sur le cl.ar avec L'ESPRIT DE L'HEURE. — HERCULE délie PROiMÉTHÉE qui descend. HERCULE 0 le plus glorieux des esprits ! ainsi la Force sert la Sagesse, le Courage, l'Amour qui sait longtemps souf- frir, et toi, qui es la forme qu'ils animent, — comme un esclave. PROMÉTHÉE Tes suaves paroles sont plus douces que la liberté même si longtemps désirée, si longtemps tardive. Asia, toi lumière de vie, ombre d'une beauté non révélée ; et vous, belles Nymphes ses sœurs, qui avez fait de mes longues années de peine un doux souvenir, grâce à votre amour et à vos soins, désormais nous ne nous séparerons plus. Il y a une caverne, toute tapissée 192 (HUYRES l'OÉTIQUKS DE SHKLLKY de plantes grimpantes parfumées, qui font au jour un rideau de feuilles <'t de fleurs, el paY(''e d(''nieraudes veinées ; et une fontaine bondit au milieu avee un bruit qui réveille. De sa voûte recourbée, les larmes gelées des montagnes, comme des aiguilles de neige ou d'ar- gent ou de long diamant, pendent, faisant pleuvoir une lumière incertaine. Là on entend lair toujours en mou- vement chuchotant au dehors dari)re en arbre, et les oiseaux, et les abeilles ; et tout autour sont des sièges de mousse, et les nuns rugueux sont revêtus de longues herbes flexibles. Un simple séjour, qui sera le nôtre ; là nous nous assoirons et causei'ons l('in|)s ci changement ; nous dirons connnenl le monde decline el secoule, sans que nous changions nous-mêmes. Est-il une chose que rilounne puisse soustraire au changemenl? — Kt si vous soupii'c/, alors je sourirai ; et loi, lone, tu chanteras des fragments de nuisi(pie de mer jus(pi'à ce que je pleure, et que vos sourires dissipent les lai'mes quelle aura fait coulei', larmes cependant si douces à verser. Nous enlremêlerons boutons, el fleurs, et rayons (pii sciiililleni au bord de la fontaine, et nous ferons d'é- tranges ((uubinaisons de choses connnunes, comme les babies humains dans leur courte iiuux'cnce, cl nous fouillerons, avec des regai'ds et des |)aroles d ;unoui', poui- y irouvei- les mystérieuses pensées, jilus aimables l'une (pie l'autre, nos esj>rits in(''|»uisables : connue des luths, louches par larl du zephii- énamouré', lissent une harmonie divine, cependanl toujours nouvelle, de douces dissonances cpii ne peiiveul jamais di.scorder. Et ion verra accourir ici de loules paits, cmpoiles sur les vents <;haruu''s (se rencoulraul de tous les points du ciel, PUOMl'TTHftE nÉLIVRÉ 193 comnio les abeilles de chaque (leur aérienne que nourrit Enna se réunissent dans leurs demeures d'insulaires à Himera), les éehos du monde humain, parlant avec la voix basse de l'amour, une voix à peine entendue, et les murmures plaintifs de la Pitié aux yeux de colombe, et la Musique, l'i'cho lui-même du cœur, et tout ce qui adoucit ou améliore la vie de l'homme, maintenant libre. Et les ravissantes visions d'abord obscures, puis ra- dieuses, à mesui'e que lesprit, sortant tout lumineux de lembrassement de la beauté (où résident les formes dont elles sont les fantômes), jette sur elles les rayons concentrés qui sont la réalité, nous visiteront; immor- telle progéniture de la Peinture, de la Sculpture, de la Poésie inspirée et des Arts, qu'on ne saurait imaginer, mais qui cependant doit être ; voix errantes et ombres de tout ce que l'homme doit devenir ; médiateurs de ce culte excellent, l'amour, allant et revenant de lui à nous, de nous à lui ; rapides formes et sons, qui devien- nent plus beaux et plus suaves à mesure que Ihomme devient sage et bon, et que, voile sur voile, le mal et l'erreur tombent. Telle est la vertu que possèdent la caverne et l'espace qui l'entoure. Se tournant vers l'Esprit de l'Heure Pour toi, charmant Esprit, il reste une tâche. lone, donne-lui cette coquille recourbée, offerte par le vieux Protée en don nuptial à Asia, où respire une voix qui doit s'accomplir, et que lu as cachée dans l'herbe sous la cavité du rocher. lONE 0 toi, la plus désirée des Heures, plus aimée et plus aimable que toutes tes sœurs, voici la mystique coquille ; 194 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY vois le pale azur s'effacant en nuance argentée qui la rovrl d'une douce et cependant vive lumière ; ne semble- t-il pas s'y bercer comme une musique endormie ? l'esprit Elle semble, en vérité, la plus belle des coquilles de l'océan ; le son qu'elle rend doit être tout à la fois doux et étrange. PROMÉTHÉF. Va, portée au-dessus des cités humaines snr des coursiers aux pieds de tourbillons ; une fois encore dépasse en vilesse le soleil autour de l'orbe du monde ; et pendant (pie ton cliar fend l'air enllammc'. souffle dans la co(|uille aux nombreux replis, déchaînant sa puissante musique ; elle sera comme un tonnerre mêlé aux clairs échos. Puis reviens, et tu demeureias près de notr(> cavei'ne. Et toi, o Terre ma Mère !... LA TEi;r,E J'enlenc's, j(; sens... Tes lèvres sont sur moi, cl ton touclier court jusqu'aux profondeurs du cn'puscule ccnlral de diamant, le long de ces nerl's de marine ; c'est la vie, c'est la joie, et à liavcrs mon corps dcsst''- ché, vieux et glacé, la chaleur d une immortelle jeunesse jaillit et circule. l)(''sormais les beaux et nombreux enfanis blottis dans nies bras qui les soutiennent, toutes les plantes et formes ranqKUites, et insectes aux ailes couleiii" de l'arc-en-ciel, oiseaux et bêles, et poissons et formes humaines, qui aspiraient le malheur et la |)eiuc de uKtn sein pâle distillant le poison du d<''sespoir, vont prendre et échanger une tloiuc nourriture. Pour moi ils deviendront comme des antilopes-sœurs, sorties d'une PROMÉTHi.E DÉLIVRÉ 195 soiilo mc'i'e l)cll('. blanches comme la neige et rapides comme le vent, nourries parmi les lis près dim courant plein jusquau bord. Les buées de rosée de mon som- meil nocturne flotteront sous les étoiles comme un baume; les fleurs repliées dans la nuit suceront sans le savoir des couleurs dans leur repos ; et les hommes et les bètes, dans dheureux rêves, puiseront la force pour le jonr qui vient, et toute sa joie ; et la mort sera le dernier embi'assement de celle qui reprend la vie qu'elle a donnée, connue une mère serrant son enfant dans ses bras, lui dit : « ne me quitte plus » . ASIA Oh ! Mère ! Pourquoi prononcer ce mot de mort ? Cessent-ils d"aimer , de se mouvoir , de respirer , de pailer, ceux qui meurent ? LA TKRRE Il ne servirait à rien de répondre : tu es immortelle, et cette langue n'est connue que des morts qri ne peuvent communiquer avec nous. La mort est le voile que ceux qui vivent appelent vie ; ils dorment, et il esi levé. Et en attendant dans une douce variété, le? douces saisons, avec les ondées frangées darc-en-ciei, et les vents odo- rants et les longs météores bleur purifiant la lourde nuit, et les traits allumant la vie que le soleil darde de son arc qui perce tout, et la pluie mêlée de rosée des calmes rayons de la lune, une douce et suave influence, revêtiront les forets et les champs, — oui, même les déserts aux assises de rochers de la profon- deur stérile, — de feuilles, de fruits et de fleurs tou- jours vivantes. Et toi ! 11 y a une caverne où mon souffle haletait 196 (h:uvres poétiques de shelley (îperdii sous l'angoisse pendant que ton supplice alFolait mon cœur ; et ceux qui l'ont respiré devinrent fous aussi ; et ils bâtirent un temple dans ce lieu, et parlè- rent, et rendirent des oracles, et entraînèrent les nations errantes dalentonr à une mutuelle guerre et à une foi sans foi, telle que celle dont Jupiter a usé envers toi. Aujourd'hui ce souffle s'exhale, comme parmi les hautes herbes une exhalaison de violettes, et remplit d'une lumière plus sereine et d'nn air cramoisi intense, et cependant doux, les rochers et les bois alentour ; il alimcnic la vive croissance de la vigne qui serpente ; et les noirs fouillis du lierre sauvage entielacé ; et les fleuis en bouton, ou épanouies, ou aux parfums évanouis, qui étoilent les venis de leurs points de lumière colorée, pendant qu'ils les arrosent de leur pluie; et les brillants globes d'or du fruit, suspendus dans leur propre ciel vert ; et à travers leurs feuilles veinées et leurs tiges d'ambre, les fleurs dont les coupes pourpres et translu- cides s'olïrent toujours revêtues de la rosée aérienne, le breuvage des esprits; et partout, il circule comme les ailes doucement agitées des songes de midi, insjiirant de calmes et heureuses pensées, comme les miennes, maintenant (pie tu nous es rendu. Cette caverne est à toi. — Espiit, lève-toi, apparais ! Vn esprit s'élovc sous les traits d'un enraut ailr. C'est mon porte-flambeau ; il a laissé sa lampe dans l'ancien temps pour regarder dans les yeux où il la alliMiK'-e de nouveau avec l'amour qui est comme un l'eu, nui douce Jille, car tel il est dans les jiropres yeux. Cours, es])iègle, et guide cette compagnie au- delà du sommet de la Uachitpic Nysa, montagne fré- quentée par les Ménades, au-delà de l'Indus et de ses PROMÉTHÉK DÉLIVRÉ 197 rivières tributaires, foulant les courants torrentueux et les lacs limpides, d'un pied sec, non lassé, et sans repos; sur le vert ravin, à travers la vallée, près du lac immobile et cristallin, où sétend toujours, sur des vagues qui n'eflacent pas, l'image d'un temple, bâti sur la hauteur, reconnaissable à ses colonnes, arches, et architrave, et chapiteaux semblables à des palmes, supérieurement exécuté, et peuplé surtout de figures vivantes, formes Praxiîéléennes, dont les sourires de marbre remplissent lair silencieux d'un éternel amour. Il est maintenant déserté ; mais un jour il porta ton nom, Prométhée ; là des jeunes gens rivaux portèrent en ton honneur à travers le divin crépuscule le flambeau qui était ton emblème ; comme ceux qui portent la tor- che non transmise de l'espérance dans la tombe, à travers la nuit de la vie ; comme tu l'as portée toi-même si triomphalement jusqu'à ce terme extrême du Temps. — Pars, adieu, à côté de ce temple est la caverne mar- quée par le destin. SCÈNE IV Une foi(*t. — Au fond une caverne. PROMÉTHÉE , ASIA, PANTHÉA, lONE, et L'ESPUIT DELA TERRE lONE Sœur, il n'est pas de la terre ! comme il glisse sous le feuillage ! (^omme sur sa tête brûle une lumière, semblable à une étoile verte, dont les rayons d'émeraude s'enlacent avec sa belle chevelure ! Comme à chacun de ses mouvements la splendeur s'émiette en flammèches sur le gazon ! Le connais-tu ? 198 (EUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY PANTHÉA C'est losprit d('lieat qui guide la terre à travers le ciel. De loin les populeuses constellations appellent cette lumière la plus aimable des planètes ; et quelquefois il flotte le long de l'embrun de la mer salée ; ou fait son char d'un nuage ('-pais ; ou se promène à travers champs ou cités pendant que les hommes dorment, ou sur les sommets des montagnes, ou sur les rivières, ou à tra- vers l'inculte et verte solitude comme maintenant, s'énierveillanl à tout ce qu'il voit. Avant que Jupiter régnât, il aimait notre sœur Asia, et il venait à chaque heure de loisii- boire la lumièi-e liquide de ses yeux, dont il se disait alt(''ré connue la di[)sade d'une ])i'oie ; et il lui faisait ses confidences enfantines ; il lui disait tout ce qu'il avait connu ou vu : cai' il a vu beaucoup ; cependant il laisonnait en l'air de ce qu'il avait vu ; et il l'appelait (car il ne savait pas plus que moi d'où il était sorti) : ■( Mèi'c, chèi'c mèi'c. » l'esprit de la terre (oinaiit à Asia Mère, ti'ès chère mère, j)uis-je aujourd'hui converser avec toi comme j'en avais l'habitude? Puis-je aujourd Imi cacher mes yeux dans tes doux bras, api'ès que (es regards les ont faligui'S de joie ? Puis-je aujourd hui jouer près de toi |)endant ces longues heures de midi, quand il n'y a plus rien à faire dans lair brillant, silencieux ? ASLV Je t'aime, êtr(^ charmant, et désoiinais je puis le clu-iir sans exciter la jalousie : parle, je t'en |)rie ; ton nad" langage autrefois consolait, et mainlenaul léjouil. PROMÉTIIÉE DÉLIVRÉ 199 L ESPRIT DE LA TERRE Mère, je suis devenu plus siii^c ((juoique un enfant ne puisse pas être sage comme toi), en ce jour, et aussi plus heureux ; plus heureux et plus sage tout à la fois. ïu sais que les crapauds , serpents et horribles reptiles, ces bêtes venimeuses et malicieuses, et les rameaux qui produisent des baies mauvaises dans les bois , ont toujours été un obstacle à mes promenades sur le monde verdoyant ; tu sais aussi que dans les lieux fré- quentés par l'espèce humaine, des hommes aux traits durs, ou aux regards hautains et farouches, ou à la démarche froide et grave, ou aux souiires faux et creux, ou au ricanement stupide d'une ignorance qui s'aime elle-même, ou autres tels masques abjects, sous lesquels les pensées mauvaises cachent cet être beau que nous autres esprits nous appelions Ihomnie ; et des femmes aussi, les plus laides de toutes les choses mauvaises, quand elles sont fausses et méchantes (quoiqu'elles soient belles, même dans un monde où lu es belle, quand elles sont bonnes et aimables, libres et sincères comme toi) me soulevaient tellement le cœur que je passais ou- tre, quand même ils dormaient, et ne me voyaient pas. Donc mon chemin dernièrement m'amène au milieu d'une grande cité, au milieu de sommets boisés qui l'environnent ; une sentinelle dormait à la porte ; quand tout à coup éclata un bruit si retentissant, qu'il ébranla les tours sous la clarté de la lune, un bruit cependant plus doux que toute voix excepté la tienne, la plus douce de toutes ; un long, long bruit, comme s'il voulait ne jamais finir ; et tous les hai)itants sélan- cèrent soudain hors du lieu de leur repos, et se rassem- 200 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY blèrent dans les rues, regardant émerveillés vers le Ciel, pendant que toujours la nmsique retentissait au loin. Je me eaeliai sur la place publique, dans une fontaine où je me couchai comme le reflet de la lune aperçu dans une vague sous de vertes feuilles ; et bien- tôt ces formes humaines, ces visages laids dont j'ai parlé comme m'ayant fai'l de la peine, passèrent flottant dans l'air, et s'évanouirent au milieu des vents qui les épar- pillaient ; et ceux qu'elles avaient quittés semblaient des formes douces et aimables, une fois leur ignoble déguise- ment tond)é ; et tous subirent une certaine transforma- tion ; et après une brève surprise et des félicitations sur l'heureux jirodige, tous allèrent reprendre leur sommeil ; et quand vint l'aurore, vous imaginerie/-vous que crapauds, serpents, salamandres, eux aussi étaient devenus beaux ? Oui , il l'étaient , et cela par un simple petit changement de foruie ou de couleur; toutes choses avaient dépouillé leur mauvaise nature. Je ne peux dire ma joie, quand sui- un lac, à une branche tombante enlacée à la belladone, je vis deux alcyons d'azur suspendus, et éclaircissant une brillante grappe de baies d'ambre de leurs longs et agiles becs ; et dans la profondeur on voyait couchées ces formes aima- bles peintes comme dans un ciel. C'est la pensée pleine de ces heureux changements que nous nous rencon- ti'ons de nouveau , changement le plus heureux de tous. ASIA Et nous ne nous séparerons plus jus(iu'à ce que ta chaste sceur (jui guide la fi'oith; et inconstante lime jette les yeux siu" ta lumière plus chaude et plus égale, promî;thke délivré 201 jusqu'à ce que son cœur se fonde comme les flocons de la neige davril, et t'aime. l'esprit de la terre Quoi ! Comme Asia aime Prométhéc ? ASIA Paix, petit libeilin, tu n'es pas encore en Age. Pensez- vous donc, en vous regardant dans les yeux l'un de l'autre, multiplier vos aimables personnes, et remplir de sphères enflammées l'air interlunaire ? l'esprit de la terre Eh ! mère, pendant que ma sœur arrange sa lampe, il me serait dur de m'obscurcir. ASIA Écoute ! Regarde ! L'Esprit (le rnourc entre PR0MÉTIIÉE Nous ressentons ce que tu as entendu et vu; cepen- dant parle. l'esprit de l'heure Aussitôt que cessa le son, dont le tonnerre remplissait les abîmes du Ciel et la Terre immense, il se fit un changement ; l'air ténu, impalpable, et la lumière du soleil qui enveloppe tout, furent transformés, comme si le sentiment de l'amour, répandu en eux, s'était replié lui-même autour de la sphère du monde. Alors nui vision s'éclaircit, et je pus voir dans les mystères de l'univers. Comme je flottais éperdu avec dt''lices, cvcnlanl l'air lumineux de mes ailes languissantes, mes coursiers 202 œuvuES poétiques de shelley regagnèrent leur lieu de naissance, le soleil, où désor- mais ils vivront exempts de fatigues, paissant les fleurs du feu v(''gétal. Là, mon char semblable à la lune se tiendra dans un tem})le , sous les regards des formes Pliidienncs qui te représentent loi et Asia, et la Terre, et moi, et vous, belles nymphes, contemplant l'amour que nous ressentons, en mémoij'e d(;s nouvelles qu'il a portées ; sous un dôme orné de fleurs gravées, reposant sur douze colonnes de marbi'e resplendissant, et ouvert au i)rillant et limpide ciel. Attelée à ce char par un serpent amphisbène, limage de ces coursiers ailés repré- sentera la course après laquelle ils trouvent enfin le repos. Ib'las ! où s'égare ma langue partiale, quand rien n'est (lit encore do. ce que vous voulez entendre? Ainsi (pie je le disais, je IloMais du ent('' delà terre; c'était, connue toujours, la peine du boidieur de se niouvoir, de i-espii-er, d'èlre. Tout en errant j'arrivai au milieu des habitalious et des sociétés de l'espèce humaine ; et d'a- bord je fus (h'sappoinlé de ne |)as voir exprimés dans les choses extérieures d'aussi pi'ofonds changements que ceux (|ue j'avais int('Mieurement ressentis. Mais bientôt je regardai et je vis : les trônes étaient sans rois, et les honunes se promenaient l'iui avec l'autre, comme font les esprits ; persoime ne flattait, ])ersonnenem('pri- sait ; haine, (h'daiu ou crainte, amour de soi-même oti ntrpris de soi-nièine sui' h's fronts luunains n'inscri- vaient plus, connue sur les portes de l'enfer : « Vous (|ni entrez ici, laissez t(»nle es|)(''iance. »> Personn»' ne IVoncail les sourcils, per-sonne ne Ireinhlait ; personne a\e(-(nie brûlante erainle ne lisait dans rs impuissantes des houuncs llallani (;e (|u'ils craignaient, — crainte (|ui était de la baiue — ) ces idoles sont là sombres et menaçantes, tombant rapidement en poussière sui* leurs sanctuaires aban- donnés. Le voile peint, appelé vie par ceux qui furent, qui imitait, connue* avec des couleurs ni'-gligennnent (Hen- dues, tout ce (pie les honunes croyaient et es|)éi-aient, est déchiré ! L'affi'cux nias(pie est tombe'* ! L'honune^ reste — sans sceptir , libre, uou circonscrit, mais honun*' ! «'gai, sans caste, ni tribu, ni nationalité, cvcmpt de crainte servile, de culte. *le laiig, le roi d«' lni-iu<''ine; juste. Iiou, sage; uiais liouuue I Sans passiou ? uuu ; allrauelii eepeudaul du eiiiue et de l:i peine, qui ne, lurent (pie paire (pie sa volonté les lit ou pnoMKTiiivE nÉLiVRi'; 205 les souHril ; point aflVanchi non plus, quoiqu'il les gou- verne en esclaves, du hasard, de la mort ou du chan- gement ; les seules entraves, sans lesquelles il pourrait s'élever au-dessus de la plus sublime étoile du ciel inaccessible , trônant dans les profondeurs du vide intense. 12 ACTE IV SCENE : Une partie de la l'orèt près de la cavciiic de Proiiié- lliée. — PANTHÉA cl lONE sont (Muloiinies ; elles se rê- veillenl peu à peu pendant le })i'eniier r.hanl. VOIX d'cspi'its invisihles Los pâles étoilos sont parlies ! car le soleil, leur rapide, berger, les poussant aux hergei-ies, dans les profon- deurs de l'aurore, se hàle, éclipsant les météores de ses layons, et elles liiicnt au delà de son bleu séjour, comme les l'aons l'uienl le léopard. Mais oùètcs-vous ?... Une longue l)andc de FOUMKS el d'OMBUKS passent confusément en cliiinlaiil : Ici, oil, ici !... Nous portons la bière de celui qui fut le Père d'innombrables années effacées ! Nous sommes les spectres des beiires mortes, nous portons le Temps à sa tomb(! dans rElerniti'. Semons, oli 1 semons des chevelures et non des ifs ! arrosons le poudreux drap mortuaire de larmes, non de rosée ! rpie les (leurs Ib'tries des berceaux nus de la Mort soient seiiK'cs sur le cadavre du \Un des Meures ! Ilàtons-noiis, oli ! liàloiis-iKuis, semblables aux oiii- br«'S Iremblaiiles. cbassé'cs par le jour de la plaine a/iiree du ciel ! nous nous ('vanoiiissoiis dans ICspace, eoiiiine reiMliriiii (|iii se (ijssniil. loin des eid'aills d'un joui' plus (li\iii. a\ee le bereiiut nuiiuuire des \eiils (pii lUeiuenl sur le sein de leur plopre Icuiuoiiie I PROMÉTllÉE DÉLIVRÉ 207 lONE Quelles étaient ces formes ténébreuses ? l'AXTHÉA Les heures passées, faibles et giises, avec la dépouille qu'elles ont si péniblement recueillie de la conquête que l'Un seulement pouvait faii'e échouer. IGNE Ont-elles passé ? l'ANTUÉA Elles ont passé; elles ont devancé le vent ; le temps de le dire, elles ont disparu. lONE Où donc, où ? l'AiSTUÉA Aux ténèbi'cs, au passé, aux morts. UNE VOIX d'Esprits invisibles De brillants nuages flottent dans le ciel, les étoiles de rosée scinlillcnt sur la terre, les vagues s'amoncellent sur l'océan, réunies et poussées par l'ouragan de bon- heur, par la panitjue de joie ! Elles sont secouées par rémotion, elles dansent dans leur allégresse!... Mais où êtes- VOUS ? Les rameaux des pins chantent de vieilles chansons avec une nouvelle joie, les vagues et les fontaines jettent une fraîche musique, comme les notes dun esprit venant de la terre et de la mer; les ouragans se jouent des montagnes avec le tonnerre de lallégresse !.., Mais où êtes-vous ? 208 (OUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY lONE Ûuels sont ces conducteurs de chars ? PAMHÉA Où sont leurs chars ? PUEMIEIV nKMI-CHŒlR d'hEUKES La voix des Espiils (h' lAir et de hi Terre a tiré le rideau figuré du sommeil, qui couvrait notre être et obs(;urcissait noire naissance dans l'ahune. IKE VOIX Dims rabiine? DKL X [ÈME 1)EMI-C110i:i R Oh ! au-dessous de ral)îme ! PREMIER l)EMI-(:n(»l.lR Une centaine dâges nous avons élé bercées dans des visions d(^ haine et de souci, et chacune de nous, veillant à son tour jx^ndant (juc sa sœur dormait, trouvait la vérité... DELXliiME DEMI-CIIOELU Pire (|iu' ses visions mêmes ! PREMIER l)EMl-(.n(H.rR Nous avons entendu le luth de l'Espérance dans le sommeil ; nous avons connu la voix de l'Amour dans les rêves ; nous avons senti la baguelle du Pouvoir, et bondi... DEUXIÈME l)EMl-( IKHlll Comme les vagues bondissent (hms les rayons du malin. PROMKTHÉE DKLIYK!': 209 CHŒUR EiUromùlons la danse sur le parquet de la brise, per- çons de nos chants la silencieuse lumière du ciel, en- chantons le Jour qui s'enfuit trop vite, pour réprimer sa fuite aA'ant qu'il arrive à la caverne de la Nuit. Autrefois les Heures allamées étaient des chiens courants qui chassaient le jour comme un daim sai- içnant, et il boitait et trébuchait sous ses nombreuses blessures, à travers les vallées nocturnes de Tannée déserte. Mais maintenant, oh! entremêlons la mystique cadence de la musique, de la danse, et des formes de la lumière ! Que les Heures et les Esprits de puissance et de plaisir, comme les nuages et les rayons du soleil, s'unissent ! U>'E VOIX S'unissent ! PANTHÉA Vois, les Esprits de la Pensée Humaine, enveloppés de doux sons comme de brillants voiles, sapprochent. CHCEUR d'esprits (de la Pensée himiaine) Nous nous joignons à l'entrahiement de la danse et de la chanson, portés dans l'espace par le tourbillon de joie ; comme le poisson-volant bondit hors des profon- deurs de la mer Indienne, et se mêle aux oiseaux de mer à moitié endormis. cnœuR d'heures D'où venez-vous, si sauvages et si légers ? car des sandales d'éclair sont à vos pieds, et vos ailes sont suaves et douces comme la pensée, et vos yeux sont comme lamour sans voile. ir 210 ŒUVRES POÉTIQUES DE SIIELI.EY CHOEUR d'esprits (de la Pcnsrc humaine) Nous venons de l'esprit de l'humaine race, qui ('tait naguère si obscur, si obscène, si aveugle ; maintenant c'est un océan de purc^ émolion, un ciel de sereine et puissante action... De ce profond abinn» de ravissement et de béatitude dont les cavernes sont des palais de cristal ; de ces tours célestes où les pouvoirs couronnés de la Pensée sont assis, attentifs à voire danse, Heures fortunées!... Des ])rofondi's reli'ailes des caresses enlrelac(''es, où les amoureux vous saisissent par vos tresses flottantes ; des îles a/.urées où la douce Sagesse sourit, retenant vos vaisseaux avec ses artifices de Sirène... Des temples élevés de l'oreille et de l'œil de Ihomnie, ayant pour vonte Sculpture et Poésie ; des murmures des souices non scellées, où la Science baigne ses ailes dédaliennes. Années après aniu'cs, à tiavers sang et larmes, et un épais enfer de haines, d'espérancM'S et de eiainles, nous av(ms g'uéé et volé, <>t les îlots étaient peu nom- bicux où les fleurs aux boutons flétris du boniieur poussaient. Chacun de nos ])ieds aujourd'hui est c]iauss(' de (■aime, et la rosé(î de nos ailes est une |)luie de baume ; et. au delà de nos yeux, l'ainour humain irgne, (pii lait tout ce (jnil voit dans le Paradis. ciKHa K wi.spp.ns et it"iu;ri;ES Alors, entremêlons le tissu de la mysli(|ue cadence; des profondeurs du ciel et des li(»ities de la terre acc(Ui- rons, rapidi's Esprits de la puissance cl du plaisir, rem- PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 211 plissons la danse et la musique dallégresse, comme les vagues de mille courants se précipitent dans un océan de splendeur et d'harmonie ! CHŒUR d'esprits (de la Pensée iiuniainc) Notre victoire est gagnée, notre tache est accomplie, nous sommes libres de plonger, de planer, de courir en deçà ou au delà de la limite qui circonscrit le monde d'un cercle de ténèbres. Nous dépasserons les yeux des cieux étoiles et péné- trerons dans le blanc abime pour le coloniser; Mort, Chaos et jVuit au bruit de notre volée s'enfuiront, comme le brouillard devant lassant de la tempête. Et Terre, Air, et Lumière, et lEsprit de Puissance qui emporte en tournant les étoiles dans leur fuite enflam- mée ; et Amour, Pensée, et Souffle, les pouvoirs qui étouffent la Mort, partout où nous planerons, suivront notre vol. Et notre chant bâtira dans la plaine libre du vide un monde que lEsprit de Sagesse gouvernera ; nous em- prunterons notre plan au nouveau monde de l'Homme, et notre œuvre s'appellera Proméihéenne. cnœiR d'heures Brisons la danse, et dissipons le chant ; que les unes partent, et que les autres demeurent. PREMUER DEMI-CHCEUR Nous, au delà du ciel, nous sommes emportées dans l'espace. DEUXIÈME DEMI-CHŒUR Nous, les enchantements de la terre nous retiennent. 212 <*:UVRES POÉTIQUES DE SHELLEY l'RKMlER nEMl-CII(>EUR Incessantes, et rapides, et ardentes, et libres, avec les Esprits (jiii vont bâtir une nouvelle terre et une nou- velle mer, et un ciel où cependant il n'y a pas de place pour le ciel... DEUXn'^ME DEMI-CnOEUR Solennelles et lentes, et sereines, et biillantes, con- duisant le Jour et chassant la Nuit, ave(! les pouvoirs d'un monde de parfaite lumière... PREMIER nEMI-CII(«.lR Nous tournons en chantant à pleine voix autour de la sphère qui s'agglomère, jusqu'à ce que les arbres, et les bêtes, et les nuages sortent de son chaos, apaisé par l'amour, et non la crainte. i)i:ixn;ME DEMi-<;ii(n:iR Nous liaisons le tour de l'océan cl des montagnes de la terre, et les heureuses formes de sa mort et de sa nais- sance changent à la musique de notre douce allégresse. CHOEUR d'heures ET d'ESPRITS Hrisons la danse, et dissipons le chant : (pie les unes j)ai'lent, (|iit' les autres dcniciircnl. Partout où nous volons, nous (conduisons en laisse, coninic avec des l'ayons dc'-toilcs, doux et cejx'ndant foi"ts, les nuages, lourds de la doiu-e pluie de l'amour. PANTHlU Ha ! Elles sont parties ! lONE Cependant ne sente/vous pur le charme de la douceur passée ? l'IlOMÉTHÉE DÉLIVRÉ 213 PANTIIÉA Comme la colline nue, veile, lorscpie quelque nuée suave sévanouit en pluie, rit avec ses mille gouttes ensoleillées au ciel sans pavillon ! lOiSE Pendant que nous parlons, voilà que de nouvelles notes s'élèvent. Quel est ce terrible son ? PANTHÉA C'est la profonde musique du monde roulant, allumant dans les cordes de l'air ondoyant les modulations Éoliennes. lONE Écoutez aussi comme chaque pause est remplie de sous-notes, tons clairs, argentins, acérés comme la glace, (]ui rc'veilleut,, qui percent le sens et vivent dans l'âme, comme les étoiles effdées percent l'air de cristal de l'hiver, et se mirent dans la mer. PANTHÉA , Mais vois à travers ces deux ouvertures dans la forêt que les branches pendantes couvrent comme d'un dais, là où deux fdets d'un ruisselet entre les mousses com- pactes, entrelacées de violettes, ont tracé leur sentier de mélodie (comme des sœurs qui se sépaj'ent avec des soupirs, pour pouvoir se rencontrer avec des sourires, tournant leur chère désunion vers une île d'aimable peine, un bois de douces et tristes pensées) ; vois deux visions d'un étrange rayonnement flotter, connue sur un océan, sur l'enchantement d'un son puissant, qui coule plus intense, plus perçant, plus profond, sur la terre et à travers l'air sans aile. 214 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY IGNE Je vois un char semblable à ce li-ès b'ger canot, où la Mère des Mois est portée par la miil déclinante dans sa caverne occidentale, quand elle s'élance des rêves interlunaii'cs ; sur ce char se courbe un dais orbi(;ulaire de douce obscurité ; et les sommets et les bois, que l'on aperçoit distinctement à travers ce sombre voile aérien , regardent comme des foimcs dans le miroir d'un enchaniciii'. Ses roues sont de solides nuages, azur et or, semblables à ceux (pic les génies de loiu'agan de tonnerre entassent sur le par(|uet de la mer iliinninée, quand le soleil se précipite sous elle ; elles roulcnl, et se meuvent, et grandissent, connue sous un venl intc'iieur. Dans ce char est assis un enfant ailé, aussi blanc d(ï visage (\\w la IjJanclicur de la brillante neige ; ses ailes sont connue les pliunes dune gelée éclairée pai* le soleil ; ses membres jettent une blanche lueur à travers les plis flottant au vent de sa robe blan- che, tissée de perle étluTéenne; sa chevelure est blanche, l'éclat dune blanche lumière «'paipillee en ti'csses; ce- pendant ses deux yeux sont des cieux d'obscurité li(piide, (|ue la Déité intéi'ieure semble verser, connue un orage est versé des images denlelés, hors de leurs cils sem- nlables à des traits ; tempérant l'air froid et rayonnant d'un l'eu sans éclat. Dans sa main il lient un rayon de lune ti*end)Iolanl, dont la pointe, connue un pouvoir dirigeani, guide la |)roue du cliai' sur ses roues de nuages, qui en loulani sur les lieibes, et les Heurs, et les vagues, éveillent des sons, aussi doux (pie la |tliiie cbantanle de la ros(''e dargenl. PROMÉTIIÉE DÉLIVRÉ 215 PANÏIIÉA Et de rautre ouverluie dans le bois s'élance, avec une harmonie retentissante comme celle d'un tourbillon, une sphère, qui est comme plusieurs milliers de sphères, solide comme le cristal ; et cependant à travers toute sa masse coulent, comme à travers l'espace vide, nmsique et lumière ; dix mille orbes s'enveloppant lun l'autre, pourpre et azur, blanc, vert et or, sphère dans s[)hère ; et chaque espace entre elles peuplé d'inimaginables formes, semblables à celles dont les ombres dans leurs rêAcs peuplent l'abîme ténébreux, et cependant toutes transparentes. Elles tournent rapidement l'une sur l'au- tre avec mille mouvements divers ; se déroulant sur mille axes aveugles, et avec une force de vitesse qui se délruit elle-même, elles roulent puissamment, leiUe- ment, solennellement, faisant éclater au milieu de sons mélangés et d'innombrables intonations des mots intel- ligibles et une étrange musique. De son puissant tour- noiement cet ori)e nuiltiple moud le bi'illant ruisseau en un brouillard d'a/ur dune subtilité élémentaire, comme la lumière ; et l'odeur sauvage des fleurs de la forêt, la musique de Iherbe et de l'air vivants, la lumière d emeraude des rayons entremêlés au feuillage, autour de sa vitesse intense, et cependant en collision avec elle-même, semblent pétries en une masse aérienne qui inonde les sens. A l'intérieur de l'orbe même, ayant pour oreiller ses bras d'albàlre, semblable à un enfant épuisé par une douce fatigue, enveloppé dans ses pro- pres ailes et sa chevelure ondoyante, lEsprit de la Terre est couché endormi ; et Ion peut voir ses petites lèvres se mouvoir au milieu de la lumière changeante 21 G (h:lvues l'OÉiiyLEs dk siiellky de leurs propres soui'ircs, comme quelquuii (iiii parle en rêve de ee (iiiil aime. lONE Il ne fait qu'imiter l'harmonie du globe. l'AMIIÉA Et d'une étoile sur son front jaillissent (comme des épées de feu a/uré, ou des lances dor entrelacées avec le myrlhe qui désarme les tyrans, emblème du ciel et de la terre maintenant unis), de vastes rayons ressemblant aux rayons de; quelque roue invisible (jiii tournent avec l'oibe, plus rapides que la pensée, reuiplissant l'abime déclairs étincelants comme le soleil, et tantôt perpen- diculaires, tantôt obli(|ues, pei'cent l'obscurité, et, tout en pc^rrant et passant, nieltent à nu les secrets du cœur pi'ofond de la terre : mine infinie de diamant et d'or, de pierres sans piix, et de gemmes iniuiaginables ; caver- nes reposaut sur des colomies de rrislal et tapissées dargeul vc'gc'lal ; puils d«' Iru insoiuhihles, et soun'cs (IV;ui (loni la i^randc nier, ('(iiiiiiic un ciiraiil, se iioiiiril. cl (loiil les va|ii'urs rcvélt'iil les sonmicls, uioiiarcpics (le 1;\ lerre, dune ncij^c dlierminc royale. Les rayons llaniboiciil, cl l'ont apparaître les ruines ni(''lancoli<|ues des cycles ellaces : ancres, é'perons d*' vaisseaux, bois changés en marbre ; carcpiois, c;is(jues et lances, bim- cliers à la tète de (iorgone, et les rou(^s des chars arnu'S de l'aidx ; et les Masons des troplu'es, ('lendai'ds, et hètes arnioriales. antiMir des(piels la Mort riait, em- hienies ensevelis de la deslinetion morte, ruine sur' I llini" ! A cote, les ilelniN de pins d une vasie cite, dont la po|iulalioii, SIM- latpielle la tei're s est anioiieelee, lut niorlelle, mais non Iniinaine. Vois, ils i;isent, leius PROMKTIIEE DKLlYRi: ^' ] / ouvrages monstrueux , et leurs squelettes bizarres , leurs statues, leurs demeures, et leurs temples : formes prodigieuses précipitées dans le néant grisâtre, brisées, pressées dans la noire et dure profondeur ; et sur tout cela, les anatomies de choses ailées inconnues; et poissons, qui furent des îles décaille vivante ; et serpents, chaînes osseuses, tordues autour des rochers de fer, ou dans les amas de poussière, où la force tortueuse de leurs dernières angoisses a réduit en les broyant les rochers de fer ; et par-dessus l'alligator dentelé, et la puissance du behemoth convulsionnant la terre, qui autrefois furent les bêtes monarques, et sur les rivages limoneux et les continents de la terre féconds en mauvaises herbes crurent et se multiplièrent comme les vers pendant l'été sur un cadavre abandonné, — jusqu'au jour où la voûte bleue l'enveloppa du dé- luge comme d'un manteau, et ils hurlèrent, pâmèrent, et périrent ; ou quelque Dieu, dont une comète était le trône, passa, et cria : « Quils ne soient plus ! » Et, comme mes paroles, ils n'étaient plus. LA TERRE La joie, le triomphe, le plaisir, la démence ! Le bon- heur infini, débordant, éclatant ! LCxultation vaporeuse qui ne peut être contenue ! Ha! Ha 1 le transport de la jouissance qui m'enveloppe connue une atmosphère de lumière, et me porte, comme un nuage est porté par son propre vent ! LA LUNE Mon frère, calme vagabond, heureux globe de terre et dair, un Esprit jaillit de toi connue un rayon qui p(''nètre ma structure gelée , et passe avec la chaleur de Raubiî. II. — 13 218 (OUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY la flamme, avec Tamour, et le parfum, et la profonde mélodie, en moi, en moi ! LA TERRE Ha! Ha ! les cavernes de mes creuses montagnes, mes rochers de feu entrouverts, mes fontaines aux sons triomphants, rient d'un vaste et inextinguible rire ! Les océans, et les déserts, et les abîmes, et les solitudes sans mesure de l'air i)rofond répondent de tous leurs nuages (;l de toutes leurs vagues, renvoyant l'écho... Ils crient bien haut connue moi : « Malédiction revêtue du sceptre, qui menaçais d'envelopper tout notre univers verdoyant et bleu dans la noire destmction, quand tu envoyais un solide nuage pour pleuvoir les brûlants carreaux du tonnerre et l)riser et pétrir sous ses coups les os de mes enfants, abimant et confoiulant en une seide masse vide tout ce que je mets au jour.... « Jusqu'à ce que chaque tour semijlable à un rocliei', chaque colonne historic'e, palais, et obelis(|ue, et temple solennel, mes impériales montagnes couronnées île nua- ges, de neige et de feu, mes forêts paicilles à une mer, toute lige et toiil<' lleiii' (pii trouv(! un loinheau on un berceau dans mon sein, l'ussenl inqtiiniees p;\i' ion ini- ])lacable haine (hms ui\ b(uirbi<>r sans vi<'... « Comme lu es entraînée, emportée, <'nsevelie, bue par le lu'wnl altc-r*', ainsi cpu' la ctnqx' saumâtre épuisée pai' une caravane, une petite goutte pour tous! Kt en bas, autour, dedans, en haul, icnqilissani Ion lu'-ant vid»', l'Amour éclate, connue la lumièie sui" les cavernes fen- dues par le boulet du tonnerre I » LA Ll.NE La neige sui' mes montagnes sans vie se résout en PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ 219 fonlaines vivantes, mes solides océans flottent, et chan- tent, et étincellent; un esprit éclate du fond de mon cœur, il revêt d'une fécondité inattendue mon sein froid et nu. Oh! ce doit être le tien sur le mien, sur le mien !... En te regardant, je le sens, je le sais, de vertes tiges éclatent et de brillantes fleurs poussent, et des formes vivantes se meuvent sur mon sein ;" la musique est dans la mer et dans l'air ; des nuages ailés planent çà et là, noirs de la pluie dont révent les jeunes bourgeons ; c'est l'Amour, tout est Amour !... LA TERRE Il pénètre ma masse de granit ; il passe à travers les racines entremêlées, et l'argile foulée aux pieds, jusque dans les dernières feuilles et les plus d(''licates fleurs ; il s'étend sur les vents, au milieu des nuages ; il éveille une vie da;is les morts oubliés; ils respirent un esprit du fond de leurs plus obscurs berceaux. Et, comme un ouragan faisant éclater sa prison de nuages avec tonnerre et avec tourbillon, il s'est élancé hoi'S des cavernes sans lumière de l'être non imagin(>, avec une secousse de tremblement de terre, et une rapi- dité qui font voler en éclats le chaos stagnant de la pen- sée, à jamais indéracinable; — jusqu'à ce que haine, et crainte, et peine, ombres vaincues par la luniièie, s'enfuient et laissent l'homme.... Ihonune, autrefois ce miroir aux mille facettes, où se distorquait prenant h's mille foi'uies de l'cM'reur ce vrai, ce beau monde des choses, devenu aujourd'hui une mer réfléchissant l'amour ; qui sur toute son espèce, connne le ciel enso- leillé glissant sur l'océan, doux, serein, et uni, darde 220 OKUYRES POÉTIQUES DE SHELLEY des profondeurs étoilccs irradiation et vie, plane et se meut.... Laissent IHomme.... comme on laisse un enfant lé- preux, poursuivant une bête malade vers une chaude crevasse de rochers, à travers lesquels se répand la vertu des sources curatives ; — il erre bientôt dans la maison avec un sourire de rose, insconscient, et sa mère craint pendant quehjue temps quil ne soit un esprit, puis elle pleure sur son enfant guéri.... LHomme ; oh non les honunes! Une chaîne de pen- sée; liée, d'amour et de puissance à jamais insi'paiables, domptant les éléments avec une force de diamant; de même que le Soleil gouverne, de son regard de tyi'an, la républicjue inquiète des labyrinthes de Pla- nèlcs, aspirant avec un violent ellort à la libre solitude du ciel... L'Homme , unique âme harmonieuse de beaucoup d'ànies , dont la natui-e est dans son propre divin contrôle, où toutes choses vont à tout, comme les riviè- res à la mer ; ses actes l(>s plus familicM'S deviennent beaux parlamour; travail, cl pciiu', et doideur, dans le vert bocage de la vie jouent comme des bètes apprivoi- sées, avec une douceur que personne n'aurait jamais sou|)(;onn(''e ! Sa volonté, avec toutes les infimes ])assions, les mau- vaises joies, et les soucis égoïstes, ses tremblants salel- liles, un esprit iuq)uissant à guider, niais puissant pour ob(''ir, est connue un vaisseau aile de tenqiète, dont l'Amour dirige le gouvernail, à travers les vagues (|ui n'osent lengloulir, for«,anl les plus abrupts rivages d(^ la vie à reconnaître son souverain empire. Touti's choses conressciil sa force. A travers la froide promi':t!iée délivré 221 masse du marbre et de la conleur ses rêves passent, brillants fils dont les mères tissent les robes de lenrs en- fants ; le langage est un perpétuel ehaiit Orpbique, qui gouverne avec une dédalienne harmonie une foule de pensées et de formes, qui autrement n'auraient ni sens ni figure. L'éclair est son esclave; la dernière profondeur du ciel lui livre ses étoiles, et comme un troupeau de mou- tons elles passent devant ses yeux, sont comptées, et roulent! La tempête est son coursier; il chevauche lair; et l'abîme, de sa profondeur mise à nu, crie: « Ciel, as-tu des secrets ? L'Homme me dévoile ; je n'en ai plus ! ^ LA LVSE L'ombre de la blanche mort a passé enfin hors de mon sentier dans le ciel, un linceul collant de solide gelée et de sommeil ; et à travers mes berceaux nou- vellement tressés errent d'heureux amants, moins forts, mais aussi doux que ceux qui habitent les vallées plus profondes. LA TEURE Comme la chaleur dissolvante de l'aurore peut enve- lopper un globe de rosée à moitié gelé, vert, et d'or, et de cristal, jusqu'à ce qu'il devienne une brume ailée, et erre sur la voûte du jour bleu, survive au midi, et au dernier rayon du soleil reste suspendu sur la mer, toi- son de feu et d'améthyste... LA LUXE Tu es enveloppé, tu es couché dans la lumière im- mortelle de la propre joie et du divin sourire du ciel ; 222 œuvRES poétiques de siielley tous les soleils et eonstellations font pleuvoir sur loi une lumière, une vie, une force, qui pare la sphère : et tu verses la tienne sur la mienne, sur la mienne ! LA TERRE Je lourne sous ma pyramide de nuil, qui pointe dans les cieux, — rêvanl le bonheur, murmurant une joie victorieuse dans mon sommeil enchanlc' ; comme un jeune homme, hercé dans des rêves dauiour aux beaux chants, sous l'ombre de sa beauté étendue, veiUe autour de son repos en l'enveloppant de lumière et de chaleur. LA LUNE De même que, dans une tendre et douce éclipse, quand lame rencontre l'âme sur les lèvres des amants, les ('(riirs exailés sont calmes, et les yeux les j)lus bril- lants sont ternes ; ainsi, quand ton ombre tombe sur moi, alors je suis nuu^tte et silencieuse, par toi couverte ; de ton amour, ô le plus l)eau des Orbes, pleine, oh ! trop pleine ! Tu te hâtes autour du soleil, le plus brillant des in- noml)ra])l(\s mondes; sphèi'c vei'le el a/.ur<''e, qui brilles de la lumière la plus divine parmi toutes les hunpes du ciel à qui vie et lumière sont données. Moi, l'amante de cristal, portée vers toi par une force semblable à celle du Paradis polaii'c, comme par l'attraclion magnc-tique des yeux d'un amant ; moi, la plus eiiamouri'e des vierges, dont la fi'èle cervelle est accabh'-e du Ixndieur de son amour, je me meus, send»lable à une folle, autour d(^ loi, — contemplant, comme une liancée insa- ti;ibl<\ la forme en tous sens; — connue une Ah-nade autour de la coupe (jne la main d'Agave brandissait en l'ail' dans la Corel enchantée de (ladnuis. PROMÉTllÉK DÉLIVRÉ 228 Frère, partout où te porte ton essor, je dois me précipiter , tourner , et te suivre à travers les cieux immenses et creux ; abritée par le chaud embrassemcnt de ton àme contre le famélique espace; buvant, dans ton sentiment et ta vue, beauté, majesté et force; comme un amant ou un caméléon devient semblable à ce qu'il contemple; comme lœil gracieux dune violette regarde le ciel azuré , jusqu'à ce que sa couleur devienne semblable à ce qu'elle regarde ; de même quune grise et liquide brume sembrasc comme une solide améthyste en travers de la montagne occidentale qu'elle enserre, quand le rayon du soleil couchant dort sur sa neige, et que le jour affaibli pleure qu'il en soit ainsi. LA TERRE 0 gentille Lune, la voix de ton bonheur tombe sur moi comme ta claire et tendre lumière caressant le matelot, porté une nuit d'été à travers des îles pour toujours calmes. 0 gentille Lune, tes accents de cristal percent les cavernes du profond univers de mon or- gueil, charmant le tigre joie, dont les piétinements furieux ont fait des blessures qui ont besoin de ton baume. PAIN THÉ A Je sors du courant musical, comme d'un bain d'eau étin(?elante, un bain de lumière azurée, parmi de noirs rochers. lONE Ah ! ma douce sœur, le courant musical a reflué loin de nous ; et vous prétendez sortir de sa vague, parce que vos paroles tombent comme la claire, la 224 («LVllKS I>()KTIQLRS 1)E SHELLKY doiicc rosrc qu'ôparpillcnl, au sortir du bain, les membres et la (.'bevchire (riinc uympbo des bois. l'ANÏin'vV Paix ! Paix ! Une Force puissante, semblable à l'obs- curité, s'élève de la terre, et loml)e du ciel connue la nuit, et des i)rofon(l('urs d(^ l'air éclate, connue une éclipse qui s'est amassée dans les pores de la lumière solaire ; les bi'illanles visions, où les Espiils chantants se sont joués en étincelant, jeltenl une lueur scniiblable à celle de pâles météores à travers une humide nuit. Une sensation de paroles vient frapper mon oreille. PANTIUU Oui, un son universel coimne des paioles ; oh, écou- tons ! DKMOfiOllC.ON Toi, Tei're , câline empire dune ânie heureuse, sphère des |)lus divines formes et harujouies, oi-|)e d(^ beauté ! eiUraiiianl i)arl(tul où tu roules l'amour (|ui pave ton sentier le lonj^ des ci(;u\ ! LA TKIIKK .reuleiids ; je suis connue une i^oulle de rosée U(iitli. que Slicllcy :» iiariKlirc dans sa .«ialire iiitiliilct' l'vlvr lii-ll III. On lrou\cra cette satire traduite dans ndlre troisième volume. yij Personnajîes des poésies de Wordswoitli. LA MAGICIENNE DE l'aïLAS 233 une espèce de jaune sulfureux ; une maigre marque à laquelle on tioiiveiait à peine une rime ; de forme un Scaramouche, de couleur un Othello. Si vous dévoilez ma Magicienne, ni prêtre ni primat ne pourront vous absoudre de ce péché, — sil y a péché dans l'amour, quand il devient une idolâtrie. LA MAGICIENNE DE L'AÏLAS I Avant que ces cruels Jumeaux que lincestueux Chan- genumt en une seule naissan(.'e donna à son père le Temps, l'Erreur et la Yériti', aient chassé de la terre toutes les brillantes natures qui embellirent son aurore, et ne nous aient rien laissé à croire, digne de la peine dctre mis en rimes savantes, une Dame Magicienne vivait sur la montagne de lAtlas dims une caverne près dune secrète fontaine. II Sa mère était une des Atlantides. Le Soleil qui voit tout navait jamais vu dans son immense voyage sur les continents et les mers créature aussi belle qu'elle était, replii-e dans lomljre chaude de sa beauté ; il la baisait de ses rayons, et faisait une chambre toute d'or du gris rocher quelle habitait. Elle, dans ce rêve de joie, s'évanouissait. III On dit que la première fois elle fut changée en vapeur ; et puis en nuée, une de ces nuées (jui voltigent — comme 234 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY les phalènes ailées de splendeur autour d'un flambeau, — autour du rouj^e occident quand le soleil meurt dans son sein ; et puis en météore, tel qu'on eu voit danser sur les sommets quand la lune est dans un accès; puis en Tune de ces mystérieuses étoiles qui se cachent entre la Terre et Blars. IV Dix fois la Mère des Mois avait courbé son arc près de l'étoile du matin, et avec ce brillant signe invité les vagues à denteler le sable déserté par la mer (connne des enfants gourmandes, elles venaient et s'en allaient toujours à son commandement) depuis que dans cette caverne une douce splendeur cachée avait pris forme et mouvement. Avec la vivante forme de ce Pouvoir incarné, la caverne était devenue chaude. Y C'était une Dame digne d'amour, revêtue de la lumière de sa propre beauté ; ses yeux profonds sont semblables à deux ouvertures de l'impénétrable nuit vues à travers la voûte (h'chirée d'un temple ; sa clu'velure est noire ; le cerveau confus tourbillonne dans un délicieux ver- tige, en peignant sa forme. Ses doux sourires rayon- naient au loin ; et sa voix basse était entendue comme l'amour, et attirait toutes les choses vivantes vers ce nouveau prodige. VI D'abord vint le caméléopard taclictc'; puis le sage et iulrépide éléphant ; puis le ser|>enl rusé, enroulé dans la flamme d'or de s<'s propres replis. Toutes les bêles maigres cl sanguinaires s'api)rivoisaienl sous son doux LA MAGICIENNE DE l'aTLAS 235 regard ; elles buvaienl devant elle à sa fontaine sacrée ; toute Itèle ayant un cœur qui battait devint hardie, tant, rien qu'à la regarder, elle inspirait de douceur et deforce. YII La lionne mouchetée amena ses jeunes lionceaux, afin que la Magicienne piit leur apprendre à contenir leur soif innée de mort ; le léopard à ses pieds détendit ses muscles, et chercha à savoir, avec des regards dont les mouvements parlaient sans langue, comment il pourrait devenir aussi doux que la biche. Le cercle magique de sa voix et de ses yeux fut pour toutes les sauvages natures un paradis. VIII Et le vieux Silène, secouant une verte tige de lys, et les Dieux des bois en troupe, vinrent aussi enjoués que le sont dans les taillis doliviers les cigales pressées, ivres de la rosée de midi ; Dryope et Faune suivaient avec empressement, taquinant le Dieu pour qu'il leur chantât quelque chose de nouveau ; en arrivant dans la caverne, ils trouvèrent la Dame solitaire, assise sur un siège de pierre démeraude. IX Et l'universel Pan, dit-on , s'y trouva aussi. Et , quoique personne ne le vît, à travers le diamant des profondes montagnes, à travers l'air qui ne laisse pas de traces, à travers les esprits vivants où il est comme un besoin, il passa, venant de son éternel repaire, où palpite en battements précipités le cœur du grand monde, et il sentit la présence de cette merveilleuse Dame solitaire ; — et elle, sur son trône démeraude, sentit la sienne. 236 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY X Et chaque Nymplio du courant et de l'arbre touffu, et chaque Bergère des troupeaux de l'Océan, qui conduit SCS blanches vagues sur la verte mer, et Océan avec l'eau salée sur ses boucles grises, et le jovial Priape avec sa compagnie, — tous vinrent, s'émerveillant de voir comment ces rocs souterrains avaient pu produire une si belle créature : son amour subjuguait leur éton- nement et leur allégresse. XI Les pâtres et les vierges des montagnes vinrent aussi, et les rois grossiers du pasloral Caramante ; ils sen- tirent Ictus esprits vaciller en eux, comme une llamnic agitée i)ar lair sous une étroite caverne ; Pygmées et Polyphèmes, de tant de noms divers, Centaures cl Satyres, et autres formes qui habitent les humides crevasses, et ces êtres qui ne sont ni vivants ni morts, monstres aux tètes de chiens, aux seins qui sont des yeux, et aux pieds doiseaux. XII Car elle était belle. Sa beaulc' obscurcissait le monde l)rillant, et à côté d'elle toutes choses semblaient être comme l'image fuyante d'une ombre. Aucune pensée d'un esprit vivant (sous ses regards elle se trahissait toujoiu's) ne pouvait s'arrêter sur aucun objet dans le monde si vaste, sui' aiicinie espt'ianee dans l'enceinte des cieux, mais seulement sur sa l'oime, et dans la i)ro- fondeur de ses yeux. XIll Quand la Dame les eut reconnus, elle prit son fuseau, et enroula trois lils de brouillard laineux, et trois Ion- LA MAGICIENNE DE L'aTLAS 237 giies lignes de lumière, semblables à celle dont, l'au- rore allume les nuages et les vagues et les montagnes ; puis elle les entrelaça très habilement, comme autant de rayons d'éîoiles, avant que leurs lampes ne s'éva- nouissent dans la clarté de la lune attardée : et avec ces fils elle tissa un voile transparent, une ombre pour la splendeur de son amour. XIV Les profondes retraites de son odorant séjour étaient remplies de trésors magiques : les sons de l'air, qui avaient le pouvoir de rassembler tous les esprits , étaient là repliés dans les cellules d'un silence de cristal : semblables à ceux que nous entendons dans la jeunesse, et dont nous pensons que la sensation ne mourra jamais; — et cependant, avant même que nous nous en apercevions, le sentiment et le son se sont envolés et enfuis, et le regret qu'ils laissent reste seul. XY Là étaient couchées les rapides, douces et gracieuses Visions , chacune dans sa mince gaine comme une chrysalide ; les unes impatientes de prendre leur essor; d'autres, faibles et languissantes sous le doux fai'dcau du plus intense bonheur, qu'elles ont pour office de porter à nombre de saints, dont le cduir adore le plus sacré des sanctuaires, celui de l'Amour ; dautres, blanches, vertes, grises et noires, et de toutes les for- mes ; et chacune obéissait à un signe de sa tète, XVI Elle conservait les parfums dans une espèce de volière faite darbres de lEdcn toujours fleurissants. 238 œuvRES poétiques de shelley enveloppés dans un lilct flottant qu'une fée malade d'amour avait tissé de rayons de rosée pendant que la lune dormait. Comme des cliauves-sonris à la fenêtre gi'illée d'une laiterie, ils battaient des ailes ; et ehaciin se préparait, quand il s'évaporerait et s'en irait en mis- sion sur l'aile des vents, à remuer de douces ou de tristes pensées dans les esprits auxcpiels ils étaient destinés. XVil On y voyait aussi des liqueurs limpides et douces, dont la vertn salntaire pouvait guérir lame malade en lui faisant goûter un heureux sonnneil, et changer réternclle mort en une nuit de glorieux rêves, — on qui pouvaient, si les yeux avaient besoin de plenier, faii-e de leurs larmes un émeiveillement et un plaisir : elle les gaidait bien fernuHîs dans ses fioles de cristal ; et si les hommes pouvaient boire de ces liqueurs lim- j tides, les vivants, dit -on, ne seraient plus enviés des morts. XVIll Sa caverne renfermait encore maints rouleaux dc-tran- ges devises, (ciivres de (pielcpie Archiniage S:iliirnien, (|ui enseignaieiU les (expiations au |irix (Ies(pieil<'s les hommes pouvaient obtenir des Dis et des ligues entrelac(''«'s de lu- mière. En glas de voix sanglotantes ariiva à ses oreilles, venant de ces formes (lui s'j'loigiiaient, sur la sérénité des itlanes courants et de la vei'le loivl. WVl 'foui le jour la Dame M;ii;i(ienne s'assit à l'tVart, LA MAGICIENPSE DE LATLAS 241 épclant les rouleaux de la terrible antiquité sous la voûte de la caverne éclairée par la fontaine ; ou i3ro- dant la poésie aux riches couleurs d'un conte sublime sur sa trame grandissante, que la douce splendeur de ses sourires teignait de nuances éclipsant celles du ciel; et elle ne cessait d'ajouter quelque grâce à la poésie qui sortait de ses mains. XXVII Cependant dans son âtre flambait mainte branche de bois de santal, de gommes rares, et de cinnamome. Les hommes ne savent pas assez combien le feu est beau : chacune de ses flammes est comme une pierre précieuse dissoute dans une lumière toujours mouvante ; et ce trésor appartient à tous ceux qui le regardent. La Magi- cienne ne le voyait pas, car dans sa main elle tenait un tissu qui obscurcissait les tisons enflammés. XXVIII La Dame ne dormit pas, mais elle passa toute la nuit en extase près de la fontaine, — comme dans le som- meil. Les rochers d'émeraude brillaient dans l'éclat de sa beauté ; à travers la verte splendeur de l'eau pro- fonde, elle voyait les constellations tourner et danser comme des lucioles ; sans se déparlii" jamais de sa calme contemplation, les yeux ouverts, les pieds immo- biles, les mains croisées. XXIX Et, quand les tourbillons et les nuages descendirent des blancs pinacles de cette froide montagne, à la tombée de la rosée, elle passa dans un endroit spacieux, où, dans une clairière d'as])hodèles en fleurs, au milieu d'un l)ois de pins et de cèdres entremêlés, bâillait li 242 œuvRES poétiques de shelley une source inextinguible de feu cramoisi, toujours pleine jusqu'au bord, et inondant toute la niargcllc polie. XXX C'est là quelle (il son séjour, quand la furieuse guerre des vents d'hiver ébranla cette innocent<> liqueur, y traçant limage de mainte lune et de maintes étoih^ barbelée, au-dessus des bois et des pelouses. Le ser- pent dans son sommeil l'entendait trembler et, rêvant encore, s'éloignait en rampant. Et, quand la neige qu'aucun vent n'agilait descendait plus épaisse que les f('uill(!s d'autonme, elle observait comment elle fondait à la surface unie de la flamme. XXXI Elle avait un bateau (|ue, selon quelques-uns, Vul- cain avait fabriqué à Vénus, pour servir de cbai- à son étoile ; mais il avait ('té trouvé trop faible pour être cliargé de toutes les ardeurs (pii sont dans celle sphère ; «l ainsi elle l'avait vendu, el A|»()lloii lavail aehelt' et donné à sa lille ; le char ('-lait devenu le plus beau el U' plus h'ger Italean rpii ail jamais llollc' sur un courant mortel. XXXII Daulres disent (pie, lois(prd n'avait encore (|ue Irois heures, l'Amour [ireniiei' ik' saula hors de son bei-ceau, el lemlil de ses ailes dVir le sombre chaos, el (|iie. cdiiinie Mil adeple en hiM'ticnllnt'c. il déroba une ('■liange i;iaine. l'enveloppa de terre veg(''lale, el la sema dans r(''l(»ile de sa uk'tc, el la soigna, l'arro-sanl loin ICit' de douce l'osée, et r(''veiilanl de ses ailes à mesiii-e (pielie pniissail. LA MAGlCfENNE DE l'aTLAS 243 XXXIII La plante devint forte et vei-te ; la fleur de neige tomba, et le fruit, long et semblable à une gourde, commenea, en vertu dun pouvoir intérieur, à convertir la lumière et la rosée en sa propre substance : un réseau d'un léger et ferme tissu, pourvu de nervures et de branches, courut sur la solide écorce, semblable à l'éventail veiné d'une feuille ; — l'Amour y creusa ce Ijatcau, et avec un doux mouvement le pilota sur la surface arrondie de l'océan. XXXIV Elle amarra ce bateau sur sa fontaine, et alluma un esprit vivant dans toute sa trame, soufflant en lui lame de la rapidité. Couché sur la fontaine, — ■ comme une panthère apprivoisée (l'une du couple qui se tient aux pieds d'Evan), ou comme une rapide flamme sur le sceptre de Vesta, ou une pensée ailée sur le cœur d'Homère aveugle, — le bateau était étendu dans une joveuse attente. XXXV Puis, par un art étrange, elle pétrit ensemble du feu et de la neige, mêlant à cette masse hétérogène pour la tempérer du liquide amour ; tous les éléments à travers lesquels peut passer Iharmonie de lamour gran- dirent ensemble, et de ses mains sortit une admirable forme, une image vivante, sui'passant de bien loin en beauté cette brillante forme de marbre vivant, qni ravit le cœur de Pygmalion. XXXVI C'était un être sans sexe, et, à mesure qu'il croissait, il semblait qu'il ne se développait eu lui aucun défaut 244 (tELVRES POÉTIQUES DE SHELLEY de run ou de l'autro sexe, mais touto la gvÀco de dia- cun deux. Los membres se revêlironl de doueeur et de force ; le sein se gonfla légèrement dans la plénitude de sa jeunesse; le visage était celui que pourrait choisir un artiste dont l'arl ne devrait jamais mourii-, sil pou- vait expi'imei- une aussi parfaite pureté. XXXVII A SCS épaules polies pendaient deux rapides ailes, capables de le porter jusquà la septième s|>licre, douées de la lapidité des liquides éclairs, teintes des ardeurs de latmosphère. Elle conduisit sa créature aux sources bouillantes où le léger bateau était amarré, cl lui dit : « Assieds-toi là », en lui montrant la proue, et elle s'assit au gouvernail en face délie. XXXVIII Et descendant les couiants (jui fendent ces vastes montagnes, autour de leurs ilôts iiit(''rieurs, enli'c des forêts peupb'cs de païUbèi'cs — dont lOniljre jetait de lobscurilt' et des |i;ul'uins, et un plaisir caché' dans une pénomhi'e nn-lancoliciue — le canot passa ; près de; mainte pyramide entourée détoiles des rochers de glace per- çant le ciel i)Our|)re, et de cavernes bâillant tout autour, insondablcnu'ut. XXXIX Dansée vallmi lorliiciix. le midi d argent , traversant de ses lueurs obli(|ues les sounnels iioisé'S, tondiait fai- blement, tenijx'ré' counncî un soir d'oi-; une lumière verte et embiasi'c, semblable à celle qui d(''goulte des lys re- plii'S où habitrnt les vers luisants, (piaiid la Terre dra|»e' sui' sa face le maiitraii de la Nuit ; ciitri- les niuntagnes LA MAGICIENNE DE LATLAS 245 disjointes s'étend, bien haut au-dessus du couranJ, une ('troitc écliancrure de ciel. XL Et, tout en allant, l'Image était couchée, ses ailes repliées, et ses yeux clos; et sur son doux visage jouaient les songes affaires, aussi serrés que les mou- ches de l'été, poursuivant les rapides sourires qui ne voulaient pas s'arrêter, et buvant les larmes chaudes, et aspirant les doux soupirs, que leur tumultueux et vain murmure avait éveillés dans ce cœur et dans ce cerveau pleins. XLI Et toujours descendant la pente de la vallée, comme un nuage sur un courant de vent, le canot voguait, tan- tôt s'arrètant sur les étangs, où habitaient le calme et l'obscurité du profond contentement dans lequel ils reposaient ; tantôt sur le sentier peu profond d'eaux blanches et dansantes, tout parsemé de sable et de cail- loux polis; — un bateau mortel n'aurait pu flotter sur un rapide aussi peu profond. XLII Et le long des cataractes qui ébranlent la terre, épar- pillant leurs eaux de neige dans l'air d'or; ou bien sous les gouffres à jamais impénétrables qui leur servent de tombeau, jusqu'à ce que dans leur rage elles ouvrent à la rivière un portail souterrain, le canot volait. Les arcs- en-ciel de leurs cercles supportaient sa chute dans le blanc précipice de l'embrun écumant, et l'éclairiiient au loin sur son chemin sans lumière. XLIII Et, quand la Dame Magicienne allait monter les laby- 246 œuvRES poétiques de shelley rinlhcs d'une vallée aux nombreux tournants, qui me- nait aux sommets de la dernière montagne, elle ai)pela: « Hermaphrodite! » — et la pâle et lourde teinte que le sommeil pouvait étendre sur ses lèvres et ses yeux, semblable à une ombre rapide venant sur la rafale d'un talus de gazon, passa dans les ténèbres du eourant. XLIV El Hermaphrodite déploya ses ailes de la couleur du ciel ; tachant d'i'toiles de feu le courant au-dessous de lui, et d'en haut, dans les régions du Soleil, jetant une gloii-e semblable à la splendeur d'oi" dont le Pi'intemps revêt ses mignons ailés d'émeraude, tout entremêlée à une fine neige légère, et à léclat lunaire du plus intense givre dont la gelée colore les pins dans la saison d hiver, XLV Et puis il évi'uta lair élyséen, toujours susj)endu autoui- de la brillante Dame, de ses ailes élhérées ; et aloi's s'y précipitant, comme une étoile sur le torrent de la nuit, ou connue un aigle raj>ide dans l'éclat du malin fendant le tourbillun de sou vol inq)étueux, le canot, emporl('' par les rames de ces ailes euchantc'es, fendit les furieux courants vers leurs sources supérieures. XLVI L'eau s'embrasa, comme la lumière jaillissant au ciel de la proue de (piehpie m(''l(''Oi'e erranl au midi ; les vagues d<; l'air calme semblèrent couler orageusement le long d<^s montagnes ; la radieuse chevelure dénouée de la Dauie flottait en lous sens ; au dessous, les va- gu(!S, indignées cl inqu-tueuses dans h'ur vaine ré'sis- LA MAGICIENNE DE l' ATLAS 247 tance, rugissaient de sentir le rapide et ferme mouve- ment de la quille. XLVII Quand la lune fatiguée fut dans son déclin, ou dans le midi de la nuit interlunaire, la Dame Magicienne ne put enchaîner son esprit dans les visions; mais elle vogua sous la lumière des étoiles filantes, et invita Hermaphrodite à étendre de toute sa force ses ailes plus rapides que l'ouragan ; elle dirigea son chemin vers les mers australes, au delà de la fabuleuse Tha- mondocana. XLVIII Là, comme une prairie qu'aucune faux n'a tondue, que la pluie jamais n'a pu courber ou le tourbillon ébranler, pavé des constellations antarctiques, Canopus et sa troupe, s'étend le lac austral ; — là elle voulut se construire un port à l'abri de tout vent, loin des nuages dont les tours mouvantes forment les bastions de l'ou- ragan, quand les esprits de la tempête tonnent à travers le ciel. XLIX Sons le parquet transparent de ce port les trem- blantes étoiles étincelèrent dans leurs impénétral)les profondeurs ; et autour de lui les solides vapeurs blan- ches appuyées sur la surface unie des eaux élevèrent jusqu'au ciel leurs sommets formidables; et, semblables à un rivage de montagnes hivernales, ourlèrent de cré- nelures et de gris précipices inaccessibles, et de rochers suspendus, maintes criques et baies. L Et, pendant que le lac extérieur, sous les coups de 248 OKUVKKS POÉTIQUES DE SIIELLKY fond (Ui vont, énimait commo un cire bloss('', cl qiiiinc i;ivl(' incessante avec un IVacas (!<• j)iei're l;ihoniail la surface des eaux, et que dans la luenr de Ic'chiii" laile (lasqne du cormoran entraîné sendjlait le débris de (jiK^lquc noir fragment de fumée de tonnerre errant sur le vent, ce port ressemblait à une gemme où se gravait l'image du ciel. LI Là, cette Dame se livra à mille ébats, tournant au- tour de l'image d'une étoile filante (comme» un tigre sur les boi'ds de l'Hydaspe dépasse en lapidité les plus i'apides antilopes), sur son b'ger balean ; elle exécuta SIM" l'eiui en se jouani mille tours et déloui'S, jus(|uau moment on le char de la tai'dive lune, comme une pâle matrone malade, commença à (initier les brouillards de lEst. LU Puis elle apjiela du sein des toui's creuses de ces nuages élevés, blancs, dor et vermillonnés, les armées des (îsprits ses serviteurs. En puissantes légions, million après million, ils accourureni, chaque troupe ])ortant en blason ses i)ropres litres sui" des étendards dtj mé- téores, (!t phmtèrent de nonihrenx cl liers pavillons faits du tissu de latmosphère sur la plaine du calme lac. un Ils formèrent la tente ini|»('iiale de leui" grande Heine d'exhalaisons tissc-es, cnUcinèlecs de langues tie feu déclair, comme on peut voii" un (hnne ilivoire mince et nu incrusté de soie cramoisie ; des lampes d«' séré- nité y fui'cnt suspendui's; cl sur leau, pour ses pas, fut LA MACICIENNE DE l'aTLAS 249 tondu un lapis de brume semblable à une toison, teint dans les rayons de la lune aseendanlc. LIV Et sur un trône revêtu de lumière d'étoile , recueillie sur ces îles errantes de rosée aérienne, que nenglou- tissent point les bancs les plus élevés de la montagne, elle sassil, et entendit tout ce qui était arrivé de nou- veau entre la terre et la lune, depuis leur dernière en- trevue ; tantôt elle pâlissait comme cette Unie perdue dans îa nuit humide, tantôt elle pleurait, et tantôt elle riait aux éclats. LV C'étaient là des plaisirs calmes. — Souvent elle aimait à grimper l'échelle la plus escarpée de la vapeur coagulée jusqu'au cap aigu de quelque nuage perdu ■ dans les airs, et, comme Arion sur le dos du dauphin, chevauchait en chantant à travers lair sans rivages ; souvent, suivant les détours tortueux de la trace de l'éclair, elle courait sur les plates-formes du vent, et riait d'entendre les coups de tonnerre rugir dei-rière elle. LVI Quelquefois elle se plaisait à monter jusqu'à ces cou- rants de lair supérieur qui font tourner la terre dans son orbite quotidien, et à obtenir des Esprits de ces régions de la laisser se joindre à leur chœur. Ces jours- là les mortels trouvaient que le ciel était calme et beau, et des boulïées de mystérieuse harmonie erraient sur la terre partout où elle passait, avec d'heureuses pen- sées d'espérance, trop douces pour durer. 250 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY LVII IMais son amiisomoni do prédilection était, dans los heures de sonnneil, de glisser le long du vieux Nil, là où il se fraye un chemin à travers l'Egypte et l'Ethiopie, depuis lescarpenuMil de lextrenic Axunié, jus(juaux lieux où il étend, connue un calme troupeau de brebis à la toison d'argent, ses eaux sur la plaine; — et çà cl là élincellent les têtes couronnées d'aigrettes des cités et des temj)les superbes, et mille pyramides avec leur baudrier de vapeurs... LVIIl Pi'ès des lacs M(eris et Mai'colis, jonclu's de Heurs languissantes comme les pai-quets d'une chambre nup- tiale, où des enfants nus tenant en bride des serpents d'eau a])privoisés, ou voilurant de fanlasti(pies alliga- tors, avaient laissé sur les douces eaux le puissant sillage de ces formes démesurées; — derrière les portes de bronze du grand Labyrinthe dormaient ensemble enfants et bêles fatigués de la pompe de leur fête Osirienne... MX Dans les lieux où sur la siii'fai'e d«' la rivière sont conclK'cs les ond)res des l('m|)les juassifs, sans s'edacer jamais, mais toujours tremblantes, connue des choses (jue cha(jue nuage peut condamner à mourir; — à travel's les canaux pavés de lotus, et partout où les (l'uvrcs de l'IionuMc |icr(;aienl cr ciel très serein avec des tond)('S, des tours et des tcuiplcs, — elle faisait ses délices d'errer dans l'ombre de la nuit. LA MAGICIENNE DE l'aTLAS 251 LX Avec un mouvement semblable à lesprit de ce vent dont le doux pas rend le sommeil plus profond, ses pieds légers passaient à travers les habitations peuplées de l'espèce humaine, semant de douces visions par sa douce présence , à travers temples et palais et labyrin- thes de mille rues noires et souterraines creusées sous le Nil ; à travel's des chamljrcs élevées et profondes elle passait, observant les mortels dans leur sommeil. LXI C'était sans doute pour elle un doux plaisir de voir les mortels subjugués dans toutes les formes du som- meil. Ici étaient couchées deux sœurs jumelles dans lenfance ; là, un jeune homme solitaire dans ses rêves pleurait ; ici, deux amants innocenuncnt enchaînés dans leurs boucles dénouées , qui rampent sur leurs deux corps comme le lierre d'une seule tige ; là reposait un calme vieillard avec ses cheveux blancs comme la neige et les mains croisées. LXII Mais elle vit aussi d'autres formes de sommeil d(''sor- données, qui ne peuvent trouver un miroir dans un chant saint, hideuses distorsions inspirant une terreur surnalnrelle, pâles imaginations du crime rêvé ; et tout le code de la loi sans loi de hi (louliiiue écrit sur le fiunl des vieux et drs jcimcs : « Voilà, dit la Vierge iMagicieune, la liiMe (|ui ai^ile la surface limpide de la vie de Ihoinme. » LXlll El cette vue troubla peu son âme. Nous, les faibles matelots de ce lac immense, i)arluul où sétendent ses 252 ŒUVUKS POÉTIQUES DE SHELLEY rivages, et où roulent ses vagues, nous poursuivons notre course sans pilote et sans étoiles sur sa surfaco sauvage vers un but ineonnu ; mais elle, elle pouvait se frayer un chemin dans les calmes profondeurs, où dans de brillants berceaux habitent les formes immortelles, sous le roulis de la marée sans repos. LXIV Et elle vit des princes couchés sons l'éclat de diamants semblables au soleil ; et autour de chaque cloître, ali- gnés dans des dortoirs, rangc-es par langées, elle vit les prêtres endormis, — tous pareils, car tons ont été élevés pour être ainsi : les |)aysans dans leurs huttes, et dans le port elle vit les mariniers balancés sur les vagues, et les moi'ls bercés dans leurs tombeaux sans rêves. LXV Kt toutes les formes dans l('S(|ii('lles ces esprits ('talent couches ('taienl à ses yeux connue ces voiles diaphanes, dont souvent d(^ suaves dames j^arent leurs membres (h'iicats, connue si elles ne voulaient (|ue nous cacher l<'nr (Iciiain de tout ce (|iii peut les cacher: elles se menvi'nl ainsi dans l;i Inmièri' (!<• leur pi'opre béante. Mais alors l(»ntes ces lormes ('tiiient c(»iichees sous le som- meil (pii les couvrait, et ne sdtigeaieiit gnère (|u"uiie .Magicienne les regardait. LXVI Mlle, daas tiMites ces ligures humaines ipii respii;ii<'nt la. voyait ((Mumi- des esprits vivants : à ses \eu\ la IxMiile nue de l'àine apparaissait concliee dans sa nudité, et souvent, à travers lui déguisement grossier cl usé-, elle apercevait la forme iiU<'-i-ieure la plus LA MACICIENNE DE l'aTLAS 253 brillante et la plus belle, et alors elle usait dun charme étrange qui, murmuré sur ses lèvres muettes avec un tendre accent, pouvait amener cet esprit à se confondre avec le sien. LXVII Hélas ! Aurore , qu'aurais-tu donné pour un tel charme quand Tithon grisonnait? Ou bien, ô Vénus, avant que Proserpine eût remis la moitié (oh ! pourquoi pas tout?) de la dette que ton cher Adonis avait été condamné à payer, combien de ton ciel d'ai-gent n'au- rais-tu pas cédé à quelque magicienne qui vous l'aurait enseigné? L'Hellade ne connaissait pas encore sa vertu. LXVIIl On dit que, dans la suite, son esprit libre connut ce quêtait lamour, et sentit sa solitude. Mais la sainte Diane ne pouvait pas être plus chaste, avant de s'être penchée pour baiser Endymion, que ne l'était alors celte Dame, semblable à une abeille sans sexe, goûtant à toutes les fleurs, et ne s'ariètant à aucune ; au milieu de ces formes mortelles, la Vierge Magicienne passait, l'œil serein et le cœur libre. LXIX A celles qu'elle vit les plus belles, elle donna une ('trange panacée dans une coupe de cristal. Elles burent dans leur profond sommeil de cette douce liqueur, et vécurent désormais comme s'il y avait eu en elles quelque puissance plus forte que la vie ; et leur tom- beau, quand la mort éloulla l'âme fatiguée, fut comme un berceau vert et voûté , éclairé des gemmes de mainte fleur étoilée. Kakhk. II. — 15 254 œuvREs poétiques de shelley LXX (^ar la nuit qu'elles étaient ensevelies, elle restaurait les ruines de lenibaunieur, faisait jaillir des lampes lunèbres une lumière cjui elail eonime l'imaye du jour dans l'obseiu-ité de la moil ; et i-lie déroulait le tissu liyuré des lanyes dune seconde enlanee, et elle arra- chait de sa niche le cercueil, leur dernier berceau, et le jetait avec mépris dans un fossé. LXXl Et là le corps restait couché, age après âge, muet, respirant, palpitant, chaud, et sans déclin, comme quelqu "un cndoiiui dans un veil crniitage, avec de gracieux sourires jouant autour de s(!S paupièies, et vivant dans ses lèves à labri de la rage de la mort et de la vie ; pendant que celles-ci continuaient de revêtir d(; livrées toujours nouvelles les rapides, les aveugles, les fugitives générations de rhumanil(''. LXX 11 Kt elle se plaisait à ('criic dClianges lèves sur la cervelle de celles (jui ('■taient moins belles, et à rendre tous leurs foi'cent's e( tortueux desseins jdiis vains que n'est dans le desert le réveil du sci|(cnt (jue le sabU' recouvre. Le luisc'rable, eu de tels ivves, d(-sirail ipu- tout son gain eoiqtable lundtàl dans le >ein d'ini men- diant ; le scribe menleiu' desiiait lialiir ses jiroprcs mensonges, sans se laisser c(»rr(Hnpi'e. I.WIII Les |»rètres, traduisant les liieroj^lx plies en gr«'c, Voulaient exposer clairement dans leurs e«rils comment le l>ii II \|»is elail rc-ellemeiil un bieuf, et rien de plus ; LA MAGICIENNE DE l'aTLAS 255 et inviter le liéraut à afficher la même chose sur les portes du temple, et abattre la vieille hypocrisie ; ils laissaient à tout le monde la licence de dire tout ce quon pensait des éperviers, des chats et des oies, par lettres pastorales adressées à chaque diocèse. LXXIV Le roi voulait habiller un singe de sa couronne et de ses vêtements, et l'asseoir sur son glorieux siège, et à la droite du trône, semblable au soleil, placer un écla- tant oiseau moqueur pour ri'péter le caquet du singe. Les courtisans prosternés rampaient pour baiser cha- cun à leur tour les pieds du grand / ! EPIPSYCHIDION 263 Douce lampe ! Ma Muse, comme une phalène, a brûlé SCS ailes; ou, comme un cygne mourant qui plane et chante , le jeune Amour voudrait apprendre au Temps, dans son propre style vieilli, tout ce que tu es. N'es-tu pas exemple dartifice, une âme digne d'amour, formée pour être bénie et pour bénir? Une source de félicité scellée et secrète, dont les eaux sont une lumière et une musique joyeuses, triomphant de la discordance et de l'obscurité? Une étoile immobile dans le mouvement des Cieux, unique? Un sourire parmi de sombres froncements? Un accent suave au milieu de rudes voix? Une lumière aimée? Une solitude, un re- fuge, un délice? Un luth dont les initiés qui ont reçu les leçons de l'Amour tirent une musique à adoucir le jour le plus brutal, et à bercer pour l'endormir le plus ardent chagrin ? Un trésor enseveli ? Un berceau de jeunes pensées d'un plaisir sans ailes? Un tombeau de la Douleur couvert dun linceul de violettes? — Je par- cours le monde des imaginations, en cherchant une qui le ressemble, et je ne trouve, hélas! que ma propre infirmité. Elle me rencontra, étranger, sur le rude chemin de la vie, et m'attira vers une douce Mort, de même que la Nuit par le Jour, l'Hiver pai* le Printemps, le Chagrin par la rapide Espérance, sont convertis en lumière, vie et paix. Une antilope, dans 1 impulsion suspendue de sa course rapide, serait moins éthérée et moins légère. L'éclat lu- mineux de sa toute divine présence frémit à travers ses membres, comme sous un nuage de rosée amassé dans le ciel sans brise de Juin, au milieu des étoiles ailées de splendeur, brûle la Lune dans son inextinguible beauté ; et de ses lèvres, comme d'une hyacinthe pleine d'une 264 œuvRES poi^tiques de shelley rosée do miel, tombe goutte à goutte uu muruuu'e liquide, qui fait mourir de passion les seus, aussi doux que les pauses de la musique planétaire entendue dans l'extase. Dans sa douce lumière dansent les esprits des étoiles, les rayons ensoleillés de ces sources qui toujours bondissent sous les éclairs de lame, trop pro- fondes pour la courte sonde de la pensée ou du sens. La gloire de son être, qui en jaillit, tache lair mort, pâle et froid, de l'ombre chaude d'un entrelacement inextiicable de Inmière et de mouvement formé par l'amour; une dilliision intense, ime sereine Onmipré- sence, dont les contours ondoient, et se confondent en ondoyant autour de ses joues et jusquà Textrémité des doigts luniiiieiix où sans interrni)ti()n le sang ('lincelle et frémit (connue dans la toison tie lair semblable à la neige frémit la pulsation cramoisie du vivant matin), et se prolongent sans intervalle et sans (in, jus(|uà ce (juils se perdent et se replient dans celte Heaut('' qni })énètre, enlace et i'enq)lit le monde; à peine visible à cause de son extrême cliarnie. lue chaude fragrance semble t(»nd)er de ses vèteuients légers et de sa cheve- liM'c détachée; et quand l'air de sa propre vitesse a dénoué quel(|u'une de ses lourdes tresses, la douceur sembh; ass(uivir le vent |)ànu''; et dans l'âme on sent un pai'finn sauvage. (|ui (h'passe les sens, connue les r()S(''es lirùiaiiles (|ui se Inndeut dans le sein d'un bouton geh". Ilegarde-ia deb(»ul! uue forme mortelle l'cvèlue d'amoui", de vie, (h' lumièi'e et de divinit»'*; un mouve- ment (pii peut changer, mais ne jx'ut mourir; une iujage de (piHque biillante Kleriiile ; l'ond)!!' d'un l'ève d'or; nue Splendeur laissant la lidisienie s|ihère sans pilote; iMi Inubc icllrt de 1 Clciiicllf l.uiif (rAuiitur sous les EPIPSYCHIDION 265 mouvemenls de laquelle sagitent les mornes vagues de la vie; une ^Métaphore du Printemps, de la Jeunesse et du Matin; une vision qui est comme l'incarnation d'Avril, invitant de ses sourires et de ses larmes le squelette Hiver à rentrer dans son tombeau d'été. Ah! malheureux que je suis! qu'ai-je osé? Où me suis-je élevé? Comment descendre maintenant et ne pas mourir?... Je sais que l'Amour rend toutes choses égales; j'ai entendu mon propre cœur confirmer cette heureuse vérité ; l'àme du ver sous la terre , dans l'amour et son culte, se confond avec Dieu ! Épouse! Sœur! Ange! Pilote d'un Destin dont la course a été si longtemps sans étoiles! 0 trop tard aimée! trop tôt adorée par moi! Car c'est dans les champs de l'immortalité que mon âme aurait dû pour la première fois rencontrer la tienne, la divine présence dans un séjour divin ; ou bien (>lle aurait dû se mouvoir près d'elle sur la terre, une ombre de sa substance, dès sa naissance; et non comme maintenant.... Je t'aime; oui, je sens que sur la fontaine de mon cœur un sceau est posé, afin de garder pour toi ses eaux pures et brillantes, puisque tu trouves tes délices dans ces pleurs. Nous.... ne sommes-nous pas formés, comme des notes de musique, l'un pour l'autre, quoique nous différions l'un de l'autre? Cette dilï'érence sans désa(!cord est telle qu'elle peut produire ces très doux sons, aux- quels tous les esprits frémissent comme des feuilles tremblantes dans la brise ininterrompue. Ta sagesse parle en moi et m'invite à éclairer comme d'un phare les rocs où des cœurs élevés ont fait nau- frage. Je n'ai jamais été attaché à cette gi'ande secte qui a pour doctrine que chacun de nous doit choisir, en 266 (EUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY dehors do la multitude, une maîtresse ou un ami, et abandonner tout le reste, fût-il beau et sage, à un froid oubli; quoique cette doctrine fasse partie du code de la morale moderne et qu'elle soit le chemin battu que de leurs pas lassés foulent ces pauvres esclaves, qui s'ache- minent veis leur foyer au milieu des morts à travers la large grande route de ce monde, et font, ainsi enchaî- nés à un ami, peut-être à im jaloux ennemi, le plus lugubre et le plus long voyage. L'Amour vrai dillère en ceci de lor et de l'argile, que le diviser n'est pas le faire disparaître. L'Amour est comme rentcndemcnl, qui ac(iiu('rl de la lumicic en conlemplant un grand nombre de vérités : il est comme ta i)ropre lumièi'c, ô Imagination! (pii de la terre (M du ciel, et des profondeius de Ibumaine fan- taisie et de mille j)rismes et miroirs, lire les glorieux rayons dont elle remj)lit l'univers, en tuant le ver Er- reur, avec les mille traits semblables au soleil de sou éclair réverbéré. Étroits soiU le cd-ui- (pii aime, le cerveau qui contemple, la vi«' (|ui consume, l'esprit ([ui eice un seul objet, ime seule forme, et s'y constiiiit un sépulcre ])Our son ('lernité ! L'esprit dillèi"e de son objet surtout en ceci : le mal dillère du bien; la misère du bonheur; l'abjection de la noblesse; l'impur et le fiagile de ce (|ui est ])ur et l'ait |)our dui'er. Si vous divisez la soullVance ou les scories, vous pouvez les diminuer jusqu'à ce (piCiles soient entièiement consumées ; mais si vous divisez le plaisir et l'amour et la pensée, chaque partie dé-passe le tout; et nous ne savons pas, tant (pi'il i-este une par- celle (pii ne soit i)as (livis(M\ combien de plaisir peut être gagné, coml»ien de cbagriii peut être «'•paigni'. C.i'tte EPIPSYCHIDION 267 vérité est la profonde source d'oii les sages ont tiré la lumière non enviée de lespérance; la loi éternelle en vertu de laquelle ceux-là vivent, pour qui ce monde de la vie est un jardin ravagé, et dont l'efTort tend à culti- ver, en vue de la promesse d'une naissance ultérieure, le désert de cette terre Élyséenne. Il y eut un Être que souvent mon esprit rencontra dans ses pérégrinations visionnaires, bien loin dans les l'égions supérieures, à la première aube dor radieuse de ma jeunesse, sur les îles féeriques d'une clairière enso- leillée, au milieu des montagnes enchantées et des cavernes du divin sommeil, et sur les vagues aériennes du rêve merveilleux dont le parquet tremblant soutenait ses légers pas. Sur un rivage imaginaire, sous la grise pointe de quelque promontoire, elle me rencontra, revêtue d'une gloire tellement excessive que je ne pus en soutenir la vue. Dans les solitudes, sa voix ve- nait à moi à travers les bois pleins de chuchotements, sortant des fontaines, et des senteurs profondes des fleurs, qui, semblables à des lèvres murmurant dans leur sommeil les doux baisers qui les avaient bercées, ne respiraient que d'elle dans l'air énamouré; et des brises silencieuses ou bruyantes, et de la pluie de chaque nuage qui passait, et du chant des oiseaux d'été, et de tous les sons, et du silence même. Dans les mots d'un vers antique ou d'un sublime roman, dans une forme, un son, une couleur, dans tout ce qui maîtrise l'ouragan, qui étouffe le passé avec les débris du présent, et dans cette philosophie supérieure qui, pour ceux qui la goû- tent, fait de ce froid et universel enfer, notre vie, un destin aussi glorieux qu'un ardent martyre, son Esprit était l'harmonie de la vérité. 268 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY Puis des cavernes de ma jeunesse rêveuse je m'élançai comme quelqu'un chaussé d'ailes de feu, et vers l'étoile jiolaire de mon unique d(''sir je menvolai, semblable à une phalène étourdie, dont le vol est comme celui d'une feuille morte dans la lumière du crépuscule, quand elle cherche dans la sphère immobile d'Hesperus une mort radieuse, un sépulcre de feu, comme si elle était une lampe de la flamme terrestre. Mais elle, insensible alors aux prières ou aux larmes, passait, dans le lugubre cône de l'ombre de notre vie, comme sur le trône d'une ])lanète ailée un Dieu dont les ailes brfdantes l'éven- lent pour décupler sa vitesse; et comme un homme consterné d'une perle irréparable, je voulais la suivre, (|Uoi(|ue entre nous le londteau s'ouvrît béant connue un gouilre dont on ne voit pas les spectres, quand une voix dit : « 0 loi le plus faible des cœurs, le fantôme (lue tu cherches est à côté de toi! » — « Où? > dis-je aloi's, et l'écho du monde répondit : « Où? » Et dans ce silence et dans mon dési spoir, j interrogeai chaque veut miici qui passait sur ma tour désolée, lui demandant s'il savait où avait fui celle âiu<' hors de mon âme; je mur- murai des noms et des charuies qui exercent un em- igre sur les aveugles tyrans de notre destinée; mais ni prières ni vers ne purent dissiper la nuit qui se fer- mait sur elle, ni auc-aulir ce uiondc dans ce Chaos, qui (''tait moi, et dont elle était la I)iviiiil('' voih-e, je veux dire, ce monde de pens(''es qui lui icndaicnt un culte. Alors, en proie à l'espérance, à la crainte, à toutes les douces passions, malade jus(ju'à la mort, nourrissant uia course du souffle de l'attente, je continuai mon cheiuin dans la forêt iiivernale de noire vir; et luttant avec de vains cllorts au miliru de sou errciu-, tr(''buciumt dans EPIPSYCHIDION 2G9 ma faiblesse et ma précipitation, à moitié égaré par l'apparition de nouvelles formes, je passai cherchant, parmi ces ignorants habitants de la forêt, si je pour- rais trouver une forme ressemblant à la sienne, sous laquelle elle aurait pu se masquer à mes yeux. Là, une forme, dont la voix était une mélodie empoisonnée, était assise près d'une source sous les bleus berceaux de la belladone. La respiration de sa bouche menteuse était semblable à des fleurs flétries ; son toucher était un poison électrique; une flamme sortant de ses re- gards m'entra dans les veines ; et de ses joues vivantes et de son sein s'écoula un air homicide qui perça comme le miélat la moelle de mon cœur vert, et s'éten- dit sur ses feuilles; jusqu'à ce que, semblables à une chevelure grisonnant sur un jeune front, elles cachè- rent son printemps flétri sous les ruines d'un hiver prématuré. Dans beaucoup de formes mortelles je cherchai incon- sidérément l'ombre de l'idole de ma pensée. Les unes étaient belles, mais la beauté meurt et s'en va; d'autres étaient sages, mais les paroles mielleuses trahissent. L'ne fut vraie : oh ! pourquoi ne fut-elle pas vraie pour moi? Alors, comme un daim blessé qui ne peut plus fuir, je me retournai vers mes pensées, et restai aux abois, blessé, afîaibh et pantelant; le jour froid trem- blait de pitié pour mon angoisse et ma peine, quand, semblable à une aurore étincelante comme le midi, la délivrance brilla de nouveau. Une forme se tenait sur ma route, qui semblait être à la forme glorieuse que j'avais rêvée, ce qu'est la Lune, avec le cercle restreint de ses phases, à l'éternel Soleil ; la froide et chaste Lune, la Reine des brillantes îles du Ciel, qui rend 270 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY belles toutes les choses auxquelles elle sourit, cet écrin errant de flamme douce mais glacée, (jui toujours, transformée, reste cependant toujours la même, qui néchauH'e pas, mais (]ui illumine. Jeune et belle comme l'Esprit descendu de cette sphère, elle m'abi'ita, comme la lune peut abriter la nuit de ses propres ténèbres, jusqu'à ce que tout fût brillant entre le Ciel et la Terre de mon esprit calmé ; et, comme un nuage voiture par le vent, elle me conduisit à une caverne en ce lieu sau- vage, et s'assit à côté de moi, sa face illuminant d'en haut mes assoupissements, comme la Lune croissant et déclinant penchée sur Endymion. Et j'étais couché en- dormi, esprit et UKMubres, et tout mon être devint bril- lant ou obscur, comme limage de la Lune dans une mer d'été, selon qu'elle souriait ou sourcillait sur moi; et là, je l'cslai étendu dans un lit chaslc cl froid. Hélas! je n'étais alors ni vivant ni nioi'l ; car à sa voix d'ar- gent vinrent la iMort et la Vie, oublieuses de leur lutte accoutumée, sous le masque de deux enfants jumeaux, une sœur et un frère, les espérances errantes d'une seule mère abandonnée; et à travers la caverne elles fuyaient sans ailes, et criaient : « Partons, il n'est pas de notre bande. » Je pleurai, et, quoique ce ne soit ([u'un l'ève, je pleui'e. Quels ouragans ('branièrenl alors l'océ-an de mon sommeil, ellaeanl cette Lune, dont les lèvres pâles et évanescentes disparurent alors comme dans le malaise dune éclij)se ; cond)ien mon âme fut send)!;d)le à une mer sans luniièi'e, en |)r(»ie à sa propre tempête; et (|iiaiiil 1,11e, la IManele de celle heure, fut «'leiiUe, (|uelle gelée lauipa sur ces eauv, jiis(|uau moment où de liva^c en rivayc les values mouvantes de mon être KPII'SYCHIDIOX 271 tombèrent dans une mort de glace, inébranlable; et alors quels tremblements de terre la firent bâiller et se fendre, pendant que la blanche Lune lui souriait tou- jours, ces paroles le cachent. Sinon, chacune d'elles serait la clef d'intarissables larmes. Ne pleure pas pour moi ! Enfin, dans l'obscure Forêt, vint la vision que j'avais cherchée à travers angoisse et honte. Au milieu de ce désert glacé d'épines, ses mouvements firent éclater une splendeur semblable à celle du Matin, et de sa présence la vie fut irradiée à travers la grise terre et les branches nues et mortes; si bien que son chemin fut pavé et voûté de fleurs aussi suaves que les pensées de l'amour en boutons, et de sa respiration une musiqne émana comme une lumière ; tous les autres sons furent péné- trés du faible, silencieux et doux esprit de ce son, de telle sorte que les vents sauvages restèrent suspendus muets tout alentour, et des parfums chauds et frais tombèrent de sa chevelure, dissolvant le froid inerte dans l'air glacé. Douce comme une incarnation du Soleil quand la lumière se change en amour, cette glorieuse et unique Forme flottait dans la caverne où j'étais cou- ché, et appelait mon Esprit, et l'argile rêvante fut sou- levée par la chose qui rêvait au-dessous d'elle comme la fumée par le feu, et dans le rayonnement de sa beauté je me levai, et sentis que l'aurore de ma longue nuit me pénétrait de sa vivante lumière ; je reconnus que c'était la vision voilée à mes yeux pendant tant dannées, — que c'était Emily. Sphères jumelles de lumière qui gouvernez cette Terre passive, ce monde d'amour, ce moi ; et dans leur germe réveillez tous ses fruits et toutes ses fleurs, et 272 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY dardez une puissance magnétique au plus profond de son cœur; qui soulevez ses vagues et ses brouillards, et par des lois éternelles guidez chaque vent et chaque marée à son nuage et à sa caverne destinée; qui endor- mez ses orages, chacun dans l'âpre tombeau qui fut son berceau, attirant sur les bosquets flétris les armées des averses ailées d'arc en ciel ! Semblables à ces lumières mariant leurs rayons, qui des tours du Ciel projettent au dehors leuis regards, et enveloppent le globe errant d'un sonnneil et d'une splendeur li(|uide, comme d'une robe, unissant leurs multiples inlluences confondues, égales mais diverses, pour concourir à une seule douce fin ; — vous de même, brillantes souveraines, alternant votre em|)ire, gouvernez la sphère de mon être, nuit et jour! Toi, sans dédaigner même une puissance emprun- tée, et toi, sans éclipser une lumière plus lointaine ! A travels l'ombre des trois saisons, du Printemps à la maturité flétrie de l'Automne, éclairez-le dans l'Hiver de la Tombe où il peut mûrir pour une floraison plus brillante! Et loi aussi, ô belle Comète enflanmiée, qui entiaînas le cœur de ce frêle Univers vers le tien ; jus- qu'à ce (jue, naufrag<''s dans c<'ll(' convulsion, alternant entre l'attraction cl la lépulsion, le tien s'égarât cl que le sicM fût déchiré en deux, oh! flotte de nouveau dans noli'tt ciel azuré! Sois y à ton retour l'étoile levante de l'amour; le vivant Soleil te nourrira de son urne de feu d'or; la Lune voilera sa corne dans les derniers sou- rires; le Soir et W. Malin en adoiation te rendront un culte avec reiiceiis d'une calme haleine et avec des himièics et des ouibres, culte semblable à celui que icudent à l'étoih; de la Mort et de la Naissance ces sau- vages sanirs qui s'appellent l'Kspt'ranee et la Crainte EPIPSYCUIDIOX 273 (leurs olTraiidos sont amoncelées sur le cœur); de ce divin sacrifice un Monde sera laulel. Dame de mon cœur, ne méprise pas ces fleurs de pensée, ce faible germe qui de son cœur des cœ'urs met au jour une plante dont le fruit, devenu parfait par la vertu de tes yeux ensoleillés, sera comme le fruit des arbres du Paradis. Le jour est venu où tu dois t'envoler avec moi. Pour tout ce qu'il y a en moi de pesante mortalité, reste une sœur, une vestale silencieuse ; mais à cette partie vivante, profonde, impérissable, qui nest pas mienne, mais qui est moi-même, sois désormais unie, comme une jeune mariée, ravissante et ravie. L'heure est venue L'Étoile fatale s'est levée qui doit descendre sur une prison vide. Les murs sont hauts, les portes sont solides, serrées les sentinelles ; mais jamais ces obsta- cles nont retenu l'amour vrai ; il franchit toute clôture, comme l'éclair, (jui de son invisible violence perce ses enveloppes; comme le libre souffle du Ciel, échappant à la main qui voudrait le saisir; comme la Mort, qui chevauche la pensée et se fraye son chemin à tiavcrs temples, tours, palais, rangs de bataille armés. L'amour est plus fort qu'elle et que tout le reste; car il peut briser son tombeau et affranchir les membres dans les chaînes, le cœur dans l'agonie, lame dans la poussière et le chaos. Emily, un vaisseau flotte maintenant dans le port, une brise voltige sur le front des montagnes ; il y a un sentier sur le parquet azuré de la mer, sentier que nulle carène jusqu'ici n'a jamais labouré; les alcyons couvent autour des iles sans écume; le perfide Océan a abjuré ses arlilices ; les mariniers joyeux sont hardis et 274 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY libres; dis, sa'ur de mon ccL'ur, veux-tu voguer avec moi? Noli'e barque est semblable à un albatros, dont le nid est un Eden lointain de l'Orient empourpré; et nous nous assoirons entre ses ailes, pendant que la Nuit et le Jour, rOuragan et le Calme poursuivront leur vol, nos doeiles serviteurs, à travers la Mei- sans bornes, mareliant étourdiment sur les talons lun de l'autre. 11 y a sous les eieux de llonie une île, belle eomme une épave du Paradis; et, car les ports ne sont ni sûrs ni favorables, cette terre serait restée une solitude, si un peu])le de pasteurs n'y était né, qui dans l'air élyséen, clair et doré, a l'ccueilli le dernier souille de l'âge d'or; peuple sinq)le et doué d'âme, innocent et liaidi. La bleue Egée enveloppe celle demeure cboisie de bruits toujours changeants de lunnère et d'écume, baisant les sables tamisés, et les cavernes chenues; et tous les vents qui errent le long du rivage ondulent au gré de la mar(''e ondulante; il y a des bois épais où habitent des formes de sylvains; et mainte fontaine, ruisselet et lac, aussi <-laiis (pi'un diamant ('h'menlaire, ou l'air serein du Matin; et bien loin au delà, les traces moussues lais- sées par les chèvres et les daims (que le rude berger ne foule qu'une fois par an) aboutissent à des claiiières, des cavernes, des beiceaux et des salles avec des murs de lieri-e, des chutes d'eau (|ui les illuminent, et un bruil (]iii ne man(jue jamais d'accompagner les rossi- gnols de midi. Tout ce lieu est peuple de doiic«'S bri- ses ; le brillant vl clair élénu'nl qui baigne lile est chargé d»' la senteur des lleurs de citroimier, (jui Hotte comme ime l)ruine épaisse avec des averses invisibles el tombe sur les païqùèies connue un sonnneil alangui; ei du sein de la mousse i»ercenl des violettes el des EPIPSYCHIDIOX 275 jonquilles, dardant leurs parfums comme des traits dans la cervelle jusquà ce que vous vous évanouissiez sous cette d(''licieuse peine. Chaque mouvement, chaque odeur, chaque rayon, cluKiue sou est en harmonie avec cette piofonde musique; cest une âme dans lame; on diiait les échos d'un rêve d'avant la naissance. C'est une île suspendue entre le Ciel, l'Air, la Tern^ et la Mer, bei'cée dans une limpide tranquillité, aussi bril- lante que cet Eden errant, Lucifer, baignée par les suaves et bleus Océans dune jeune atmosphère. C'est im lieu favorisé. Jamais la Famine ou le Fléau, la Peste, la Guerre ou le Tremblement de terre n'ont paru sur les sommets de ses montagnes; vautours aveugles, ils poursuivent bien loin de ces bords leur fatal chemin. Les ouiagans ailés, allant chanter leurs psalmodies toni- truantes pour d'autres terres, laissent sur cette île des gouifres azurés de calme, ou se pleurent eux-mêmes en une rosée où ses champs et ses bois renouvellent sans cesse leur immortalité verte et d'or. Là de la mer s'élè- vent et du ciel tombent de claires exhalaisons, suaves et brillantes, voile après voile, recelant chacune un charme particulier que le Soleil ou la Lune ou le Zejihyr re- cueillent jusqu'à ce que la beauté de File, comme une épousée nue, rayonnante à la fois d'amour et de grâce, rougisse et tremble de son ])ropre excès; cependant, comme une lampe ensevelie, une Anie n'en brûle pas moins dans le cœur de cette délicieuse île, un atome de l'Éternel, dont le sourire se déploie de lui-même, pour être senti, mais non vu, sur les rochers gris, les vagues bleues, et les forêts vertes, remplissant leurs nus et vides interstices. .Mais la grande merveille de ce désert est une habita- 276 œUYRES POÉTIQUES DE SIIELLEY lion solitaire; par qui et comment elle fut bâtie, per- sonne de ces rustiques insulaires ne Ta jamais su; ce n'est pas une foi'teresse, quoique sa liaiiteur domine les bois; mais elle a été élevée poui" le jjlaisir par quelque sage et tendre Hoi de l'Océan, avant que le crime ait été inventé, à l'aurore de la jeunesse du monde, un prodige de ces simples temps, un oi)jet d'envie pour les îles, une maison de plaisance consacrée à sa su'ur et à son épouse. Cest à peine si l'on y reconnaît une épave de l'art bumain, c'est plutôt une œuvre Tilanique; après avoir pris sa forme dans le co'ur de la Terre, elle gran- dit dans les montagnes, sortant de la |)ierre vivante pour s'élever en cavernes brillantes et liantes; tous les symboles antiques et savants sont effacés, et à leur place le lierre et la vigne sauvage y entrelacent le fouillis de leurs mille blanches entortillées ; des (leurs |);u'asites illumiiu'iil de* leiu's gemmes de rosée les sombres salles, et, (juand elles sont llétries, le ciel perce à travers le réseau de leur trame d'hiver avec des plaques de lumière (\v lune, ou des atomes ac(''rés dc'toiles, ou des morceaux du join- iiilense et serein, traçant une mosaupie siu' leurs |)ar(|uels de Paros. Et, le jour el la null, au loin, (ki haut des lours et des Icrr'asses ('levées, la Terre el lOcéan seml)i<'iil dormir dans les bras l'un de l'autrct el rêver de vagues, »le (leurs, de nuages, de bois, de rochers, de tout ce (juc nous lisons dans leurs soui'ires, el (|iie nous appelons ri'-alilé. (>elle île el celle maison scnit à moi. et j :ii jnre (pie lu sei'ais la dame de celle solilnde Kl j \ ai arrangé (|uel(|Meseliainlii'es (|iii regardenl du C('>|(' delOi-ienl d'oi', »'t s'ouvrent de plain-pied aux br-ises vivantes, qui cou- Ei'H'SYCHibiuN' "277 lent coinnie des vagues au-dessus des vivantes vagues inférieures. J'y ai envoyé des livres et de la musique, et tous les instruments dont se servent les esprits élevés pour évoquer l'avenir de son berceau, le passé de son tombeau, et faire durer le présent dans des pensées et des joies qui sommeillent, mais ne peuvent mourir, en- veloppées dans leur propre éternité. Notre vie simple a peu de besoins, et le véritable goût ne prend point à son service le pâle homme de peine qui s'appelle Luxe, pour gâter la scène quïl voudrait embel- lir ; mais la silencieuse nature avec tous ses enfants fré- quente la colline. Le ramier dans le lierre en berceau prolonge sa plainte amoureuse, les hiboux voltigent le soir autour de l'habitation, et les jeunes étoiles brillent au milieu des rapides chauves-souris dans leur danse du crépuscule ; les daims mouchetés se couchent à la fraî- che lumière de la lune devant notre porte, et la lente et silencieuse nuit se mesure aux palpitations de leur calme sommeil. Que ce soit là notre foyer dans la vie, et lorsque les années amasseront leurs heures flétiies, comme des feuilles, sur notre déclin, nous deviendrons le jour à jamais suspendu, l'âme vivante de cette île Elyséenne, conscients, inséparables, ne faisant qu'un. En attendant, tous deux nous nous lèverons, nous nous assoirons, et nous promènerons ensemble sous la voûte du bleu ciel de l'Ionie ; nous errerons dans les praiiies, ou gravirons les montagnes moussues, où les cieux bleus se courbent avec leurs vents les plus légers pour toucher leur amante ; ou bien nous nous attarderons là où le rivage, pavé de cailloux, sous les baisers vivants et pâmés de la mer, tremble et élincelle comme dans l'extase ; possédant tout ce qu'il y a dans cette calme IG 278 OEUVRES POÉTIQCES DE SHELLEY enceinte de bonheur et en étant possédés, nous possé- dant lun lautre, jusqu'à ce qu'aimer et vivre ne fassent qu'un;... ou bien à l'heure de midi, nous irons où quek|ue vieille caverne blanche semble garder encore eudoi'mie la lumière de lune de la nuit expirée, sans que jamais le jour éveillé puisse y percer. Un voile pour cacher notre retraite, aussi épais que celui de la Nuit, où un sommeil tranquille pouri'a tuer les lumières de tes yeux innocents; le sommeil, cette fraîche rosée delamour languissant, cette pluie dont les gouttes éteignent les baisers jusquà ce qu'ils se rallu- Kient de nouveau. Et nous caus(;rons jusqu'à ce que la mélodie de la pensée devienne trop douce pour l'expres- sion, et qu'elle meure en paroles, pour revivre en re- gards, qui dardent leurs intonations pénc'liantes dans le cœur sans voix, faisant du silence une silencieuse har- monie. Nos souffles se mêleront, nos poitrines s'enchaî- neront, et nos veines battront ensemble ; et nos lèvres, avec une autre éhxiucnce rpie celle des mots, éclipse- ront lAinc (pii brnic niti'c elles; et les sources qui boin'I- loiiiieiil sous les pins iiilinies <"ivités de notre être, les fontaines de notre vie la plus profonde se confondront dans la pureté d'or de la passion, comme les sources des montagnes sous le Soleil du matin. Nous deviendrons le même être, nous ne sei'ons plus qu'un esprit en deux corps... Oh ! ponrcpioi i\r[\\ ? l'ne seule p;ission eu t]ru\ <'(rurs jum<>aux, (pii gi-andit et s'étend juscpià ce (|ue, connue deux UK'téoi'cs de llannne (''j)an(lue, ces deux sphères embrasées par elle deviennent la «nême, se tou- chent, se mêlent, se transligurent ; biûlant toujours, et toujours inconsumables ; (ron\:nii nii Mlinicnl dans la substance l'une de laiilre, connue des llannnes trop EPIPSYCHIDION 279 pures, trop légries, trop ('thérées pour nourrir leur brillante vie d'une indigne pioie , qui se dirigent vers le ciel et ne peuvent jamais s'évanouir ; une seule espé- rance en deux volontés, une seule volonté sous l'ombre de deux esprits, une seule vie, une seule mort, un seul ciel, un seul enfer, une seule immortalité, un seul anéantissement ? Malheureux que je suis! Les paroles ailées avec les- quelles mon âme voudrait pénétrer les sublimités du rare univers de l'Amour, sont des chaînes de plomb autour de son vol de feu ;.... je palpite, je tombe, je Iremble, j'expire !... Faibles vers, allez , agenouiilez-vous aux pieds de votre souveraine, et dites-lui : « Nous sommes les maî- tres de ton esclave ; que voulez-vous faire de nous et du nôtre et du tien ? » Puis appelez vos sœurs de la ca- verne de l'Oubli, et chantez bien haut: « La peine même de l'Amour est douce ; mais sa récompense est dans le monde divin, qu'il bâtit, sinon ici, au-delà du tombeau. » Ainsi vous vivrez quand je serai là. Alors hâtez-vous de visiter les cœurs des hommes jusqu'à ce que vous ren- contriez Marina, Vanna, Primus, (1) et les autres; et in^itez-les à s'aimer l'un l'autre et à être bénis : laissez la troupe qui erre, et qui réprouve; et venez et soyez mes hôtes... car je suis celui de l'Amour. (1) Sous le nom de Marina, il faut voir Mistress Shelley, et pro- bablement, comme le conjecture M. Rossetti, sous celui de Vanna et de Primus, les Williams, les nouveaux amis de Shelley. ADONAIS ÉLÉGIE SUR LA MORT JOHN KEATS AUTEUR D'ENDYMION, HYPERION, ETC.. « Tn luillas d'alxiril parmi los \iv.iiils rdiimu' r.istrcdu matin : maliiU'naiiU|iic lu es iiKirt, lu lirilles commo lU'spcros, parmi ieu\ ipii ont vécu. • Platon. 1821 46* PREFACE « Quel poison, â Bion, souilla ta bouche, quel poison fatal put toucher de telles lèvres, et ne pas s'adoucir ? Quel mortel fut assez sauvage, pour te verser et t' offrir du poison pendant que tu parlais, ou pour fuir ton chant ? » MoscHcs, Épitaphe de Bion. J"ai l'intention de joindre à rédilion de Londres de ce poème une étude critique sur les droits de celui qui y est pleuré à être classé parmi les écrivains du plus haut génie qui aient illustré notre âge. Ma répugnance bien connue pour les étroits principes de goût d'après lesquels quel- ques-unes de ses premières compositions ont été exécu- tées prouve au moins que je suis un juge impartial. Je considère le fragment d'Hypérion, comme n'étant inférieur à rien de ce qui a jamais été produit par un écrivain du même temps. John Keats mourut à Rome de consomption, dans sa vingt-quatrième année, le 23 février 1821 ; il fut enseveli dans le romantique et solitaire cimetière des protestants de cette ville, sous la pyramide qui est la tombe de Cestius et sous les tours et murs massifs, aujourd'hui désolés et tombant en poussière, qui formaient le circuit de l'an- cienne Rome. Ce cimetière est un espace ouvert au milieu des ruines couvertes en hiver de violettes et de pâquerettes. On pourrait devenir amoureux de la mort, à penser que l'on sera enseveli dans un si doux lieu. Le génie du poêle pleuré, à la mémoire de qui j'ai dédié ces vers trop indignes de lui, n'était pas moins délicat et fragile qu'il était beau ; et là où abondent les vers ron- geurs, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que sa jeune fleur ait été 284 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY flrlrie dans le boulon ? La sauvage critique de son Endy- mion. publit'e dans la Quarterleij Review, produisit sur cet esprit susceptible le plus violent eflet; l'aifitalion à laquelle ell(! donna naissance aboutit à la rupture d'un vaisseau dans les poumons ; une rapide consomption s'ensuivit, et les liommaij;es (jue des critiques plus candides rendirent ensuite à la puissance de ses ftcultés ne purent guérir une blessure si étourdimcnt iniligée. On peut bien dire que ces misérables ne savent pas ce qu'ils font. Ils décochent leurs insultes et leurs calomnies sans s'inquiéter si le tiail empoisonné tombe sur un cu'ur endurci par mille coups, ou sur un canir, comme celui de Keats, lait d'une étoffe plus penetrable. Un de leurs asso- ciés est, à uïa connaissance, un calomniateur des plus vils et sans principes. Quant à Endymioii, (|uels que puis- sent être ses défauts, élait-ce un poème (|ui devait être traité avec tant de mépris par des hommes qui avaient célé- bré sur tous les tons dun complaisant panégyrique Paris et Woman, et un Conte syrien, MM. Latanu, Barrett et Howard Payne, et uin^ longue liste d'illustres obscurs? Sonl-ce là les hommes ((ui, dans leur excellent naturel venal, ont osé établir un parallèle entre le Rév. M. Milman et lord Hyron ? A (|uel moucheron se sont-ils attaqués, après avoir avah- tous ces chameaux? .\ quelle femme surprise en adultère le plus (h-lcrmini' de ces prostitués lillt-raires ose-t-il jeter son infâme pierre ? Mist'rable ! vous, l'un des \)\ns infimes, avoir ainsi de gaité do couir di'liguré l'un des plus nobles spécimens de l'œuvre de Dieu! Et vous ne pouvez pas invoquer pour excuse, meur- trier que vous êtes, que vous n'avez poignardé (ju'en pa- rob's. et non en action. J'ignorai les circonstances des derniers moments du pauvre Keats Jusiju'au jour où cette Elégie allait être mise sous presse. On m'a donné à entendre <|ue la blessure (|ue cette àme de sensitive reçut de la criti(|ne de VEndy- mion fut exaspérée par le sentiment amer de bienfaits non payés de l'elour : le |»auvre garçon semble ainsi s'être vu dé|)Ossédé de la vie autant |iar ceux pour (|ui il avait dé- ADONAIS 285 pensé les promesses de son génie, que par ceux à qui il avait prodigué sa fortune et ses soins. 1! fut accompagné à Rome et veillé dans sa dernière maladie par M. Severn, un jeune artiste du plus grand avenir; celui-ci, me dit-on, « risqua presque sa propre vie, et sacrifia toute autre pensée pour donner d'infatigables soins à son ami mou- rant». Si j'avais connu ces circonstances avant d'avoir achevé mon poème, j'aurais été tenté d'ajouter mon faible tribut d'éloges à cette récompense plus solide que l'homme vertueux trouve dans la conscience de ses propres inten- tions. M. Severn peut se passer d'une récompense taillée dans ft une étoffe dont les rêves sont faits ». Sa conduite est le présage tlor de son succès dans sa future carrière. Puisse l'Esprit immortel de son illustre ami animer les créations de son pinceau et plaider contre l'Oubli en faveur de son nom ! ADONAIS I Je pleure Adonais. .. il est mort ! Oh ! pleurons Adonais! quoique nos larmes ne puissent faire fondre la glace qui enchaîne une tête si chère ! Et toi, Heure triste, choisie d'entre toutes les années pour pleurer notre perte , éveille tes obscures compagnes, apprends-leur à parta- ger ton propre chagrin, dis-leur: « Avec moi est mort Adonais ! .lus<|uà ce (|iie rAvcuii- ose oul)lier le l'assé, son destin et sa renommée seront un écho et une lu- mière dans l'étei'nité ! » II Où étais-tu, puissante Mère, quand il était couché, (|uand ton fds était couché, pei'cé d'un trait (pii vole dans les ténèbres? Où était la solitaire L laiiie, (piand Adonais inouiul? Ses yeux voilés, au milieu des Echos attentifs, elle était assise dans son Pai;>dis, pendant que de son doux souflle énamouré lun dCux rallumait toutes les mélodies évanouies, avec lesquelles, semblables à des llcuis (|iii se Miuiiiicni du cadavre qu'elles recouvrent, il avait cndx'lli cl voile l'approche du spectre de la Mort. m Oh! pleurons Adonais! 11 est mort ! Veille, ô nu'dan- colique Mère, veille cl pleure! Et cependani. |)ourquoi? Eteins |»hilôl (hitis leur lit hrùlaiU les humes eidlain- nu'cs , ei (|iie Ion coiir plein de nninnur-es garde, ADOXATS 287 comme le sien, un sommeil muet et sans plaintes ; car il est allé où descendent toutes choses sages et belles. Oh ! ne rêve pas que l'Abîme amoureux voudra le ren- dre encore à l'air vital : la Mort se repaît de sa voix muette, et rit de notre désespoir. lY 0 la plus mélodieuse des pleureuses , lamente-toi encore ! Pleure encore, Uranie !.... 11 est mort , celui qui fut le Père d'un immortel chant (1), aveugle, vieux et solitaire, tandis que de lui, l'orgueil de son pays, le prêtre, l'esclave et le liberlicide triomphaient et se mo- quaient avec maint rite odieux de luxure et de sang ; il descendit, sans terreur, dans le gouffre de la mort ; mais son esprit lumineux règne encore sur la terre, le troisième parmi les Fils de Lumière. V 0 la plus mélodieuse des pleureuses , pleure encore ! Tous n'ont pas osé gravir ce brillant sommet ; et plus heureux ceux qui connurent leur bonheur , dont les flambeaux brûlent encore dans cette nuit du temps où les soleils ont péri ! D'autres plus sublimes, frappés par la colère envieuse de l'homme ou de Dieu, sont tombés, éteints dans tout l'éclat de leur aurore; et qnelques-uns vivent encore, foulant le chemin épineux, qui conduit, à travers la fatigue et la haine, au séjour serein de la Renommée. VI Mais aujourd'hui ton plus jeune, ton plus cher fds a péri, le nourrisson de ton veuvage, qui croissait, comme (Il Millon. 288 ttiiuvr.ES poétiques de shelley iiiu' paie llcur chérie de quelque triste vierge, et nourrie des larmes du véritable anioui' en guise de rosée. 0 lu plus mélodieuse des pleureuses, pleure encore! Ta der- nière espérance, la dernière et la plus aimée , la fleur, dont les pétales rongés avant d'éclore sont morts en promettant leur fruif, est perdue ; le lis brisé git à terre, l'orage a passé sur lui. Ml Il est allé à cette haute Capitale, où la royale Mort tient sa pâle cour dans la beauté et la ruine ; et il a acheté, au prix du plus pur souflle, un tombeau parmi les éterncîls. Va! Hàle-toi, tandis que la voùle du Jour bleu de l'Italie sert encore si dignement de toiture à sa tombe ! laudis qu'il est encore couché, comme dans un sonnneil de ros(''e ; ne le réveille pas! Assuiément il se repait à satiété du profond et licjuide repos, oubliant tout mal. Vin 11 u(! s'éveillera plus, oh ! jamais plus! Dans la chaiu bre crc'pusculaire s'étend rapidement l'inubre de la blanche Mort, et à la porte l'invisible Corruption attend poui" lui tracer le dei'nier ch(>min à son obscur s(''jour ; Ic-leruelle l'aim est assise, mais la pitié et le respect adoucissent sa pâle lage, et elle n'ose pas délignrer une si belle proie, jus«pi à ce (|ue les ténèbres et la loi du changemcnl aient lii-<'- sur son sonnueil le nioitrl rideau. I\ Oh ! pleurons Adnnaisî... Les ISèves rapides, les Mi- nistres de la pensée ailes de passi(M(, (pii é'iaieni ses lionpranx, (pi il paissait pics des courants vivants de ADONAIS 289 son jeune esprit, et à qui il enseignait laniour qui était sa musique, n'errent i)lus, — nerrent plus de cervelle en cervelle enflammée, mais languissent au lieu même où ils ont pris leur essor ; et ils pleurent leur destinée autour du cœur froid, où, après leur douce peine, ils ne pourront plus jamais reprendre des forces, ni trou- ver un abri. X Et lune de ces formes, de ses mains tremblantes, presse sa froide tête, et l'éventé de ses blanches ailes, et crie : « Notre amour, notre espoir, notre chagrin , n'est pas mort! Vois, sur la frange soyeuse de ses yeux évanouis, comme la rosée sur une Heur endormie , brille une larme que quelque Rêve a détachée de son cerveau. » Ange perdu d'un Paradis en ruines ! Elle ne savait pas que c'était sa propre larme, et sans laisser de trace elle s'évanouit, comme un nuage qui a pleuré sa pluie. XI Une autre d'une urne transparente de rosée étoilée baignait ses membres brillants, comme pour les em- baumer ; une autre coupait ses boucles éparses, et en faisait une guirlande qu'elle jetait sur lui comme une couronne de fleurs ornée de larmes gelées en guise de perles ; une autre, dans son chagrin obstiné, brisait son arc et ses flèches ailées, comme pour refouler la douleur d'une plus grande perte par celle d'une moindre ; et amortissait le feu barbelé contre sa joue glacée. XII Une autre Splendeur voltigea sur sa bouche, cette bouche d'où elle avait coutume de tirer le souffle qui Rabhk. II. — 17 290 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY lui donnait la force de percer l'esprit le mieux gaid»; , et de faire pénétrer dans le cœur palpitant léclair vi la niusi({ne ; l'humide mort éteignit sa caresse sur ses lèvres de glace ; et, comme un nu'leore mourant teint de sa lueur une guirlande de vapeur éclairée par la lune qu'em- brasse la froide; nuit, elle colora un instant ses pâles membres et s'éclipsa. Mil Et d'autres vinrent... Désirs et Adorations, Persua- sions ailées, et Destinées voilées ; Splendeurs et Ombres, et incarnations aux lueurs indécises d'Espérances et de Craintes, et Fantaisies cn'pusculaires, et (>hai^rin, avec sa famille de Soupirs; et IMaisii-, aveuglé par les larmes, conduit par la lueur de son propre sourire mourant lui servant d'yeux, vinrent eu un lent <'oi'tège ; e( dans son mouvement cett<; pompe i-essemblait au cortège d'un brouillard sur un courant d'autonme. XIV Tout ce qu'il avait aiuié, tout ce qu'il avait transformé en pensée, de forme, de couleur, de paifum et de doux son, pleurait Adonais. Le Matin regagnait sa lour d'obser- vation de l'Orient, et sa cheveliiie dénouc-e, mouillée de larmes (|ui auniienl \n\ eniliellir I;i leri'e, (liiseurcissait les yeux a(''riens (|ui allument le jour: au loin le mé-lan- colique ToimeiTe se lanienlail. le pâle Ocean elail ('(uiché dans un sonnneil iM(|niei. ci les Venis sauvages volaient alenlour. s;uiglol;uil ihins leiu' ;ili:illenieMl. \V L'Eclio jienlu s'assied ;iu milieu des monlagnes sans voix, et nourrit son cliagiin de son chant remémoré ; et ADON'AIS 291 il ne vont plus répondre aux venis ni aux fontaines, ni aux oiseaux amoureux perchés sur la jeune l)rindille verte, ni à la corne du paire, ni à la cloche à la tombée du jour ; depuis qu'il ne peut plus contrefaire ses lèvres, plus chères que celles dont il pleure le dédain en se faisant l'ombre de tous les sons ; — un lugubre mur- mure, c'est tout ce que les habitants des bois entendent entre leurs chants. XVI Le chagrin a rendu le jeune Printemps sauvage, et il laisse tomber ses bourgeons naissants, comme s'il était l'Automne, ou qu'ils fussent des feuilles mortes ; dejiuis que celui qui était son délice a disparu, pour qui réveil- lerait-il l'année attristée ? Hyacinthe était moins cher à Phœbus, et Narcisse à lui-même que tu ne l'étais à tous deux, Adonais ; ils se tiennent pâles et flétris au milieu des compagnons languissants de leur jeunesse, leur rosée toute changée en pleurs, leurs parfums en soupirs de pitié. XVll La sœur de ton esprit, le solitaire rossignol, ne pleure pas son compagnon avec une tristesse aussi mélodieuse ; l'aigle, qui comme toi pourrait escalader le ciel, et dans les régions du soleil nourrir du matin sa puissante jeu- nesse, quand il plane et crie autour de son nid vide, ne fait pas entendre des plaintes aussi déchirantes qu'Albion sur toi; la malédiction de Gain s'est abattue sur la tète de celui (lui a percé ta poitrine innocente, et a fait fuir d'elfroi lame angélique qui était son hôte terrestre ! XVIll Ah! malheureux que je suis! L'Hiver est venu et 292 OEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY parti, mais lo chagrin revient ave(t Tannée renaissante. Les airs et les conrants renouvellent leurs joyeux con- certs ; les fourmis, les abeilles, les hirondelles reparais- sent ; des feuilles et des lleurs nouvelles parent le cercueil de la Saison morte ; les oiseaux amoureux s'accouplent dans chaque buisson et bâtissent leurs dciUK^ures moussues dans les champs et les bruyères ; le vert h'/.ard et le serpent dor, comme des llanunes en liberté, se réveillent de leur torpeur. XIX A travers les bois, les coui'ants, hîs champs, les mon- tages et l'océan, du cœui- de la teire a éclaté une vie intense, ainsi (|ue cela s'est toujoiu's fait, avec divers chanj^-emenls et mouvements, (!(>i)nis le j^raud malin du monde oii pour la premiere fois Dieu illumina le cliaos. lmmeri'('es dans sa vapeur, les lami)es du ciel élincelient dune plus suave lumièi'e ; toutes les choses les i»lus inlinu^s, halclanles de la soif sacrée de la vie, s(^ d(''veloppent et déploient dans les (h'Iices de lamoui- la b(!auléel la joie de leui' force renouveh'c. XX Le cadavre h'prenx, louché par ce lendre esjuil, scxhale lui-même en fleurs à la suave haleine; ; connue des incarnations d'étoiles, dont la s|)lendeur est chanijce en fi-:i|j^rance, elles illumiiiciil l:i mort, et se m()(|ii(-nt du ver joyeux ipii veille sous elles. Jîieii de ce cpic nous CDiiiKiissuiis ne mciirl ; cehi seul (pii (-i)nu:iil scra-l-il riiiiiini- iiiM' *'|M'c (uiiMiiiM-r ;iv;uil le lunrrtMii |i;ii' i Vrhiir' aveiij^le ■/ L'atoUH' intense lirillc un iiioiiirni, |iuis sCicinl d:uis le plus ficiid repos. ADONAIS 293 XXI Hôlns ! Tout ce quo nous aimions de lui sorait-il, excepté pour noire ehagiin, eomnie s'il navail jamais été, et le chagrin lui-même serait-il mortel ! Malheureux que je suis ! D'où venons-nous, et pourquoi sommes- nous ? De quelle scène sommes-nous les acteurs ou les spectateurs? Grand et petit se rencontrent confondus dans la mort, qui ne fait que prêter à la vie ce qu'elle doit lui emprunter. Aussi longtemps que les deux seront bleus, et que les champs seront verts, le soir doit être l'avant-coureur de la nuit, et la nuit pousser le matin, le mois suivre le mois avec le malheur, et l'année éveiller l'année pour le chagrin. XXII Lui ne s'éveillera plus ! oh ! plus jamais ! « Eveille- toi », cria la Misère, « Mère sans enfant, lève-toi de ton sommeil, et éteins dans le cœur de ton cœur une blessure plus cruelle que la sienne avec des larmes et des soupirs. » Et tous les Rêves qui veillaient sur les yeux d'Uranie, et tous les Échos que le chant de leur sœur avait maintenus dans un sacré silence, crièrent : « Lève-toi ! » Aussi rapide qu'une pensée piquée par le serpent Mémoire, la Splendeur languissante s'élança de son repos d'ambroisie. XXIII Elle se leva comme une nuit d'automne, qui s'élance des régions de l'Est, et sauvage et sombre suit le jour d'or, qui, sur ses ailes éternelles, comme une ombre abandonnant un cercueil, a laissé la terre un cadavre. Ainsi chagrin et crainte frappèrent-ils, ainsi éveillèrent- 294 (TEUVRRS P01^:TIQUES de SHELLEY ils, ainsi ontraînrrcnt-ils Uranie, ainsi aUi'ist('ront-ils autour d'elle comme une atmosphère de brouillard orageux ; ainsi la poussèrent-ils jusqu'au lieu lugubre où était couché Adonais. XXIV Hors de son secret paradis, elle se hâta à travers camps et cités, hérissés de pierres et d'acier, à travers les cœurs humains qui, ne cédant point à son pas aéi'ien, blessaient la plante invisible de ses tendres pieds par- tout oïl ils se posaient. Et les langues barbeh'es et les pensées plus tranchantes encore déchiraient la forme suave qu'elles ne pouvaient pas repousser, et dont le sang- sacré, comme les jeunes larmes de mai, pavait de fleurs éternelles ce chemin indigne d'elles. xxv Dans la chambre mortuaire un moment la IMort, honteuse à la prc'sence de ce pouvoir vivant, rougit jusqu'à l'anéantissement, et le souffle revint visiter ces lèvres, et la pâle lueur de la vie brilla de nouveau sur ces membres tout à l'heure ses plus chères délices. « Ne me laisse pas hagarde et sombre et sans soutien, comme l'éclair silencieux laisse la nuit sans étoiles ! Ne me laisse pas ! » cria Uranie. Son déses]ioir réveilla la Moil ; la .Mort se leva et sourit, et rencontra sa vaine caresse. XXVI « lleste encore un peu ! parle-moi encore une fois ; baise-moi aussi longtemps seulement (pi'un baisi*r peut vivre ; et dans ma poitriuc sans cd'ur et ma cervelle Itn'ilaule ce mot, ce baiser survivra à toute autre pensée, .vnoNAis 295 ne vivant plus que de l'aliment du plus triste souvenir, maintenant que tu es mort, comme si c'était une partie de toi-même, mon Adonais ! Je donnerais tout ce que je suis, pour être ce que tu es maintenant ! Mais je suis enchaînée au Temps, et je ne puis m'en séparer ! XXYII '( 0 charmant enfant, beau comme tu étais, pourquoi as-tu trop tôt laissé les sentiers frayés des hommes, et de tes faibles mains, quoique avec un cœur puissant, défié le dragon non repu dans son antre ? Sans défense comme tu étais, où était alors la sagesse, ce bouclier et ce miroir, ou le mépris, cette lance ? Ou bien, si tu avais attendu la pleine révolution qui eût permis à ton esprit de développer pleinement sa sphère croissante, les monstres du désert de la vie auraient fui devant toi comme un daim. XXVIII a Les loups en troupe qui ne sont hardis qu'à la poursuite, les obscènes corbeaux qui crient sur les morts, les vautours, fidèles à la bannière du conquérant, qui se repaissent des restes de la Désolation, et dont les ailes dégouttent la contagion, comme ils se sont enfuis, lors- que, semblable à Apollon avec son arc dor, le Pythien de ce siècle lança une flèche et sourit (1) ! Les brigands n'essayent pas un second coup, et font les chiens couchants devant les pieds superbes qui les méprisent ainsi prosternés. XXIX « Le soleil jaillit, et mille reptiles pullulent ; il se (1) Allusion à Dyron et à su satire des •« Critiques écossais et des bardes ani'lais » . 296 (TF.rVRES POI'.TIQIES DE SHKLI,F,Y couche, et chaqno insecte éphémère descend dans la mon sans aurore, et les immortelles étoiles s'éveillent de nouveau. Ainsi en est-il dans le monde des hommes vivants ; un esprit semblable à un dieu s'élève et plane ; dans son charme il met à nu la terre et voile le ciel ; et, (piand il sombre, les multitudes qui obscurcissaient ou pai'Iageaient sa lumière ai)andonnenl aux lampes ses sœurs la terrible nuit de l'esprit. » XXX Elle se tut ; et les Bergers de la Montagne vinrent, leurs guirlandes (If'lries, leur magique manteau déchiré. Le Pèlerin de rEtcrnilé (1), dont la rcnonnnée se courbe comme un ciel sui' sa tète vivante, monumcui précoce, mais durable, vint, voilant dans le chag^rin tous les éclairs d<' son chant. De ses bords sauvages lerne envoya le plus doux chantre lyiique de ses tristes malheurs ("2), et l'amour apprit au chagrin à tomber de ses lèvres comme une musicpu*. XXXI Au milieu d'autres d'une moindic reiiomnK'e, il vint une fragile Forme, un fantôme parmi les hommes, sans compagnons, semblable au dei'iiier nuage de l'oiage expirant dont le tonui'rre est le glas. (>elui-Ià (3), je le d(îvine, avait coiilemplé la beautt' nue de la nature, comme Acléon ; alois il liiyall à It-carl avec de faibles pas sur le désert du monde, et le long de cet âpre chemin ses propres pensées poursuivaient, connue des chiens courants en furie, leur père et leur proie. (1) I5yr..n. (2) Le iMx'-lc irlandais Thomas Moorc. (3j Slicilcy. ADO>AIS 297 XXXII Un esprit semblable à un léopard, beau et rapide, un amour masqué de désolation, un pouvoir ceint de fai- blesse ; il peut à peine soulever le poids de l'heure qui l'accable. C'est une lampe mourante, une averse qui tombe, une vague qui se brise; pendant même que nous parlons, nest-elle pas brisée ? Sur la fleur qui se flétrit le soleil meurtrier sourit radieusement ; sur une joue la vie peut étinceler en sang, même pendant que le cœur se brise. XXXIII Sa tète était couronnée de pensées flétries et de violettes fanées, blanches, bigarrées et bleues ; et il brandissait une lance brillante surmontée d'un cône de cyprès ; autour de sa rude hampe vibraient de sombres tresses de lierre, dégouttant de la rosée de midi de la forêt, pendant que son cœur battant sans repos secouait la faible main qui la tenait ; il vint le dernier, délaissé et à l'écart, un daim abandonné du troupeau, atteint par le trait du chasseur. XXXIV Tous se tenaient à distance, et à travers leurs larmes souriaient à son partial gémissement ; cette noble troupe connaissait bien celui qui pleurait alors dans la destinée d'un autre son propre destin. Pendant qu'avec les accents dune terre inconnue il chantait un nouveau chagrin, la triste Uranie examinait attentivement le visage de l'Etranger, et murmurait : « Qui es-lu ? » Lui ne répondit pas, mais dune main soudaine il mit à nu son front stigmatisé et sanglant, qui ressemblait à celui de Cain ou du Christ. — Oh ! si cela était ! 17* 298 (JKUYRES POÉTIQUES DE SHELLEY XXXV l^Iais quelle voix plus suave murmure sur le mort ? Quel front se drape dans ce manteau noir ? Quelle est celte forme qui se penche tristement sur le blanc lit de mort, imitant un marbre funéraire, et dont le cœur accablé se soulève sans un gc-missement? Si c'est Lui (l), le plus aimable des sages, qui formait, caressait, aimait et honorait celui qui est parti, je ne veux point, avec d'inharmonieux soupirs, troubler le silence du sacrifice accepté par ce cœur. XXXVI Notre Adonais a bu le poison ; oh ! quel meurtrier sourd et venimeux a pu couronner la coupe prématurée de sa vie avec un pareil breuvage de douleur? Ce reptile sans nom voudrai! maintenant se désavouer lui- même ; il a ressenti, et cependant il pouvait s'y sous- traii'c, celle nuigicpie harmonie dont le prélude a soulevé l'envie, la haine, et linjustice, mais qui gi'on- dail dans (.'elle poili'ine solitaire; et il sest lu dans l'attente du chant magistral de celui dont la main est froide, cl la lyre dargcnt détendue. XXXVII Vis, ô toi dont l'infamie ne peut èlre la gloiic ! Vis ! Ne redoute jias de moi un plus lourd châtiment, loi, tache insignifiante sur un nom qui vivra dans la nuMuoire ! Mais sois loi-même, et sache cire loi-même ! Sois toujours à Ion heure libre de verser le venin, f|iiand tes crochets th-bordcront ; le Remords et le Mc'pris de soi-même s'allachcront à loi ; la Ibintr brûlante consn- (0 Leiyli Hunt. ADONAIS 299 iiiria en secret ton Iront ; et semblable à un chien battu, tu trembleras — comme aujourd'hui. XXXYIII Nous, ne pleurons pas de ce que celui qui faisait nos délices s'est enfui loin de ces vautours de proie qui crient ici-bas. 11 veille ou dort avec la patiente mort. Tu ne peux planer là où maintenant il réside. La pous- sière à la poussière ! mais le pur esprit reviendra flotter à la source brûlante d'où il est sorti , une portion de l'Éternel, qui doit luire à travers le temps et le changement, inextinguible, toujours la même, pendant que les froides cendres étoufferont le sordide foyer de la honte. XXXIX Paix ! Paix ! 11 n'est pas mort, il ne dort pas ! Il s'est réveillé du songe de la vie. C'est nous, qui, perdus dans d'orageuses visions, guerroyons sans profit avec des fantômes, et dans un insensé délire frappons du poi- gnard de notre esprit des riens invulnérables. C'est nous qui tombons en poui'riture comme des cadavres dans un charnier ; crainte et chagrin nous convul- sionnent et nous consument jour par jour, et les froides espérances pullulent comme des vers dans notre argile vivante. XL Il a plané au-delà de l'ombre de notre nuit ; envie et calomnie, haine et peine, et cette inquiétude que les hommes appellent plaisir ne peuvent plus ni le toucher ni le torturer désormais ; il est à l'abri de la lente flétrissure de la coiîtagion de ce monde, il ne peut plus 300 OFAIVRES POÉTIQUES hK SHELLEY maintenant déplorer en vain «n cœur devenu froid , une tête devenue grise, ni, lorsque l'être même de l'âme a cessé de brûler, remplir de cendres sans étin- celles une urne non pleurée. XLI Il vit, il est éveillé ; c'est la iMort qui est morte, non pas lui ; ne pleurons pas sur Adonais. Toi, jeune Aurore, change toute ta rosée en splendeur ; car l'esprit que tu pleures n'est point i)arli ! Vous, cavernes, et vous, forêts, cessez de gémir! Cessez, vous, fleurs flétries et fontaines ! Et toi, Air, qui, comme un voile dt; deuil, as jeté ton écharpe sur la terre abandonnée, maintenant laisse la toute nue aux joyeuses étoiles qui sourient à son désespoir ! XLII Il ne fait plus qu'un avec la Nature ; dans toute sa musi(jue sa voix se fait entendre, depuis le gémisse- miMU (lu lonncîrre, juscpiau chant du doux oiseau noc- turne ; sa i)i(''sence se fail sentir et ri'connaiire dans U'S ténèbres et dans la liunière, dans l'herbe et la pierre, s'étendant i)artout où peut se mouvoir cette Puissance (jiu a absorbe'' son être dans le sien, cette Puissance (|iii gouverne le monde avec l'amour qui ne se consume jamais, le soutien! dans ses foiulements, et l'embrast^ d'en haul. XLIII Il csl une portion de la beauté' (pi un jour il a con- liibu('' il rendre plus adorable ; (piand la loi-ce plasli(pie (le rilspîii passe à iiavers le monde inerte et épais, il y a sa paii ; avec elle il iMq)ose à toutes les nouvelles ADORAIS 301 siiccossions do phénomènes les formes qu'ils revêtent ; il force les scories qui entravent son vol à prendre malgré elles sa propre ressemblance, selon que chacune de leurs masses peut la porter ; il éclate dans sa beauté et sa puissance, du sein des arbres, des bêtes et des hommes, dans la lumière du Ciel, XLIV Les splendeurs du tirmament du temps peuvent s'éclipser, mais non s'éteindre ; comme les étoiles elles atteignent la hauteur qui leur est désignée, et la mort est un brouillard traînant ([ui ne peut effacer l'éclat qu'il peut voiler. Quand une sublime pensée élève un jeune cœur au-dessus de son enveloppe mortelle, que l'amour et la vie luttent en lui pour la réalisation de sa terrestre destinée, là les morts vivent et se meuvent, comme des vents de lumière dans un air sombre et orageux. XLV Les héritiers d'une renommée ébauchée se levèrent de leurs trônes, bâtis au-delà de la mortelle pensée, bien loin dans l'invisible. Chatterton se leva pâle, sa solennelle agonie ne s'était point encore évanouie sur son front; Sidney se leva, tel qu'il était quand il com- battait et tombait, vivait et aimait, plein dune sublime douceur, un esprit sans tache ; et Lucain glorifié par sa mort. Quand ceux-ci se levèrent, l'Oubli recula en fré- missant comme une chose réprouvée. XLVI Et d'autres encore, — dont les noms sont obscurs sur la Terre, mais dont l'émanation transmise ne peut mourir aussi longtemps que le feu survit à l'étincelle, sa 302 OEUVRES POÉTIQUES DE SIIELLEY mère, — se levèrent, vêtus d'une éblouissante immor- talité. « Tu es devenu comme l'un de nous, erient- ils, c'est pour loi que là-i}as cette sphère sans roi s'est si longtemps balancée aveugle dans sa majesté inoccu- pée, silencieuse et seule au milieu d'un ciel de chant. Prends possession de ton trône ailé, toi Vesper de notre ti'oupe ! » XLVII Qui pleure Adonais"? Oh! viens ici, pauvre malheureux, et apprends à vous connaître mieux, toi et lui. El reins de ton ànie palpitante la terre suspendue; connue dun centre, darde la lumière de ton esprit au-delà de tous les mondes jusqu'à ce que sa foi-ce de l'ayonneinent remplisses la vide circonférence ; puis recule d'cllioi ])()ur t'altacher à un point dans notre jour et notre nuit ; et garde ton cœur léger, de peur qu'il ne te fasse tomber, quand l'espérance a allumé l'espérance, et ta leurré jusqu'au bord de l'abîme. XLVIII Ou l»ien va à Home, (pii n'est pas, oh non ! son sépjilcre, mais celui d(^ nolic joie, l'eu inqtorle <|ue les Ages, les empires, et les religions y gisent ensevelis dans les ruines qu'ils ont faites ; un homme tel que lui ])('ut |uvter de la gloire, ils n'en empruntent pas de ceux (|ui ont fail (hi uionde leur pioie ; lui, il est l't'uni aux l'ois de la p('iis(''e «pii oui essay»' df hitler avec la dc-cadence de leur temps, el (|ni du |»ass('' soul lout ce (pii lie peut jamais passer. XLIX Va à Koine, à la fois le parachs, le tombeau, la cité el le désert ! ïiaversc les lieux où ses débris s'élèvent ADONAIS 303 comme des montagnes disséminées, où les herbes en fleur, les taillis odorants revêtent les os de la nudité de la Désolation, jusqu'à ce que l'Esprit du lieu conduise tes pas à un talus verdoyant oîi, sur les morts, comme un sourire d'enfant, une lumière de fleurs riantes s'étend sur le gazon. L Là tout autour tombent en poussière des murs gri- sâtres dont se repaît le Temps stupide , comme un feu languissant dnn tison blanchi ; et une pyramide aiguë avec sa pointe sublime, servant de pavillon à la pous- sière de celui qui avait rcvéce refuge pour sa mémoire, s'élève comme une flamme transformée en marbre ; et au dessous s'étend un champ, où une bande plus récente a planté dans le sourire du ciel son camp de mort, souhaitant la bienvenue à celui que nous perdons, d'un souffle à peine éteint. LI Arréte-toi là. Ces tombeaux sont tous encore trop jeunes (1) pour avoir oublié le chagrin, qui leur a à chacun confié son fardeau ; et, si le sceau est mis ici sur la source d'un esprit qui pleure, ne le brise pas ! Trop sûrement tu trouveras, de retour à ta maison, ta propre source pleine de larmes et de fiel. Contre le vent amer du monde cherche un abri dans l'ombre du tombeau. Pourquoi craindrions-nous de devenir ce qu'est Adonais? LU L'Un seul reste, le multiple change et passe : la lumière (V> Shelley songe ici à son cher petit William, enseveli dans ce cimetière de Rome à peine deux ans auparavant. 304 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY (lu ciel l)rille pour toujours, les ouibres de hi terre s'ouvolcnt ; lu vie, semblable à un dônic de veri-e aux mille couleurs, tache le blanc rayonnement de réternitc, jusqu'à ce que la Mort la réduise en poussière... Meurs, si tu veux être avec ce que lu cherches ! Suis-le où toutes choses sont envolées ! — Le ciel azuré de Home, les (leurs, les ruines, les statues, la musique, les paroles, sont trop faibles pour dire en toute vérité la gloire qu'ils connnuniquent. LUI Pourquoi attendre, pourquoi retourner en arrière, pourquoi reculer, o mon cœur ? Tes espérances sont parties avant toi ; (îlles se sont séparées de toutes les choses dici-bas ; tu n'as plus <|u"à partir ! L'année qui s'écoule, riionune, la témme ont perdu une de leurs lu- mières ; et ce qui est toujours cher t'attire pour técraser, et te repousse pour te faiie dépérir ! Le doux ciel sou- rit, le vent murmure à voix basse lout près de loi : c'est Adonais qui t'appelle! Oh! hâte-toi de le rejoindre! Que la vie ne sépare plus ce que la mort peut réunir à jamais ! LIV Cette linnière dont le soiniic cnllanune l'univers, cette beauté dans laquelle toutes choses agissent et se meuvent, cette bénédiction (|ue l'analhème ténébreux delà naissance ne peut ('leiiuh'e, cet Amour (jui soutient loiil, (|ui, il iravci's le tissu de lélrr avciigli-nicul tramé I»:ir I liounne et la bête et laleri'c et laiicl lamer, brûle brillant ou obscur, pendant (jue chacun est le miroir de ce feu dont toutes choses sont altérées, rayonne ADONAIS 305 maintenant sur moi, consumant les derniers nuages de la froide mortalité. LV Le souffle dont j'ai invoque la force dans mon chant descend sur moi ; la barque de mon esprit est entraînée loin du rivage, loin de la foule tremblante, dont les voiles n'ont jamais été le jouet de la tempête. La terre massive et les cieux sphériqaes se fendent ! Je suis emporté bien loin, dans les ténèbres et l'épouvante ! Tandis que, brûlant à travers le plus intime voile du ciel, l'âme d'Adonais, semblable à une étoile, rayonne du séjour où habitent les choses éternelles. HELLAS DRAME LYRIQUE Je suis le prophète des généreux combats. (Sopuoci-E, Œdipe à Colone.) A Son Excellence le Prince Alexandre Mavrocordnlo ancien secrétaire pour les affaires étrangères auprès de illospodar de Valachie, le Drame dllellas est dédié, comme un témoignage imparfait de l'admiration, de la sgmpalhie et de l amitié de I/AlTEUR. Pisc, !'■'" noveiiil)re 1821. PREFACE Le poème d'Hellas, écrit sous rinspiralion des événe- ments du moment, est une pure improvisation, et emprunte tout son intérêt (puisse-t-il en offrir de quelque sorte !) à la vive sympalhie que l'Auteur ressent pour la cause qu'il a voulu célébrer. Le sujet, dans son é(at présent, ne pouvait être trailé que lyriquement, et si j'ai appelé ce poème un drame parce que je lui ai donné la forme du dialogue, ce n'est pas une licence plus grande que celle qu'ont prise d'autres poètes, quand ils ont appelé leurs productions des ('popées, uni- quement parce qu'elles étaient divisées en douze ou vingt- quatre livres. Les Perses d'Eschyle ont été le premier modèle de ma conception, quoique la solution encore indécise de la glo- rieuse question (|ui s'agite actuellement en Grèce interdise une catastrophe parallèle au retour de Xercès et à la déso- lation des Perses. Je me suis donc contenté de présenter une suite de tableaux lyriques, et de dessiner sur le rideau de l'avenir qui tombe sur la scène inachevée, des figures indistinctes, de vagues visions, telles que les suggère le triomphe linal de la cause grecque, en tant qu'elle con- court à la civilisation et au progrès social. Le drame (si l'on doit l'appeler drame) est, toutefois, si dei)ourvu d'art, que je doute que, récité sur le chariot de Thespis devant un village athénien aux Dionysies, il eut pu obtenir le pri\ dti bouc, .le me ri'signerai à subir un cbàli- menl plus grajid que la j)erte d'une telle récompense, celui que les Aristar(|ues du jo,ur jugeront à propos de miu- fliifer. 310 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY Lo seul chant du boiw (1) que j"aie essayé jusqu'ici a reçu, je l'avoue, en dépit de la nalure iniirale du sujel, de plus iïraiids et de plus sérieux applaudissements que je ne m'y allendais ou qu'il ne méritait. Le bruil public est la seule autorité que je puisse allé- iîuer pour les détails qui lorment la base de ce poème, cl nïcs lecteurs devront me pardonner l'étalage de l'érudition de journaux à laquelle j"ai été réduit. Sans aucun doute, jusqu'à la conclusion de la guerre, il sera impossible d'ob- tenir des renseignements assez authentiques pour devenir des matériaux historiques; mais les poètes ont leurs privi- lèges, et il est hors de question (|ue les Grecs ont lait preuve du courage le plus exalté, qu'ils ont gagné plus d une victoire navale, et ((uc leur défaite en Yalachie a été signalée par des actions d'héroïsme plus glorieuses même (|ne la victoii'e. Lindill'érence des mailres du monde civilisé, eu présence de cette étonnante révolution des descendants d'un peuple au(|uel ils doivent leur civilisation se relevant [)our ainsi dire des cendres de leurs propres ruines, est quelque chose de parfaitement inexplicable à un simple spectateur des événements extérieurs de notre scène terrestre. Nous som- mes tous Grecs. Nos lois, notre littérature, notre religion, nos arts, ont leur racine dans la Grèce. Sans la Grèce, Home, la maîtresse, la con(|uérante, la métropole de nos ancêtres, n'aurait avec ses armes répandu aucune hnnière, el n(»us aurions pu rester toujours sauvages et idolâtres ; ou, ce (|ui est i)ire, arriver à un état social aussi stagnant et aussi misérable que celui de la Chine el du Japon. La forme humaine el l'esprit humain ont atteint en Grèce une perfection qui a imprimé son image sur ces produc- tions irréprochables, dont les fragments mêmes sont le dé- sesjioir de l'art moderne, et a propagé des impulsions (|ui ne peuvent cesser, à travers mille canaux dariion visible ou invisible, d'ennoblir et île charmer l'cNpere humaine jiis- (|u'à l'extiiidion de notre race. Le (Wrv moderne est le descendant de ces êtres glorieux (I) La liMsédic des Ccnci. HELLAS 311 quo 1 iinaiiiiiaiioii sc refuse presque à se figurer coiiinie apparteiiaiil à noire espèce, et a hérité en grande partie de leur seusii)ililé, de leur rapidité de conception, de leur en- ihousiasnic, de leur courage. Si sous bien des rapports il est dégradé par l'esclavage moral et politique jusqu'à tom- ber dans les vices les plus ignobles que cet esclavage en- gendre, et au-dessous même du niveau de l'ordinaire dé- gradation, il faut songer que la corruption de ce qu'il y a de meilleur engendre ce qu'il y a de pire, et que des habi- tudes qui ne sont dues qu'à un état particulier d'institution sociale peuvent , on peut s'y attendre, cesser avec la situa- tion qui les a engendrées. De fait, les Grecs, depuis que l'admirable nouvelle tVAnnstasius {1} a pu être une peinture Jidèle (le leurs mœurs, ont entrepris les plus imporlanls changenients : les jeunes gens, la (leur de leur âge, leve- nant dans leur pays de- Universités d'Italie, d'Allemagne et de France, ont communiqué à leurs concitoyens les der- niers résultats de cette perfection sociale dont leurs ancêtres furent la source originelle. L'Université de Chio contenait, avant que la révolution éclatât, huit cents étudiants, parmi lesqtiels plusieurs Allemands et Américains. La munificence et l'énergie de beaucoup de princes et de marchands grecs, dirigées du côté de la renaissance de leur pays avec des vues et une sagesse qui oftrent peu d'exemples, sont au- dessus de tout éloge. L'Anglais permet à ses propres oppresseurs d'obéir dans leurs actes à leur sympathie naturelle pour le tyran turc, et de flétrir leur nom de la tache indélébile d'une alliance avec les ennemis du bonheur domestique, du christianisme et de la civilisation. La Russie désire posséder, mais non délivrer la Grèce; et elle est heureuse de voir les Turcs, ses ennemis naturels, et les Grecs, ses esclaves convoités, s'atïaiblir l'un par l'autre, jusqu'à ce que l'un ou l'autre ou tousles deux tombent dans ses filets. Une sage et généreuse politique de ,1) Anmkisiv.s, ou Mémoires d'unGrec, écrils à la fin du wm'' siècle, |)ar Thomas Hope (3 vol., Londres, tSl'J) traduits en Irançais, par Delau- lonprct, 1820,2 v. in-8. 312 OKUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY rAugleterrc aiiiail consisté à établir l'indépendance de la Grèce, et à la niainlenir à la fois contre la Russie et le Turc; mais quand roj)i)resseur a-t-il été généreux et juste? La Péninsule espagnole est déjà libre. La France jouit lran((uillenienl de lexeinplion parlioUe des abus que son liouverncnienl arliliciel et rai])Ie essaie vainement de faire levivre. La semence du sang et de la misère a été semée en Italie, et une race plus vigoureuse s'élève pour la moisson. Le monde n'attend que les nouvelles d'une révolution en Allemagne, pour voir les tyrans qui se sont élevés sur sa lâcheté piécipilés dans la ruine, d'où ils ne pourront jamais sortir. Ces destructeurs de l'humanité connaissent bien leur ennemi, quand ils imputent l'insurrection de la Grèce au même esprit qui les fait trembler dans le reste de l'Europe ; mais cet ennemi connaît bien la force; et la ruse u; ni.Mi-ciKn.i i\ OpcnilanI la Vie serai! un cliarnicr où Icspoirgil en- seveli avec; le désespoir ; cependant la \ eril*' serait un mensonge sacré ; l'Amoui' serait luxure HELLAS 3 1 5 PREMIER DEMI-CHOEIR Si la Liberie ne prêtait pas à la Vie son àmc de lumière, à l'Espérance son arc-en-eiel de délices, à la Vérité sa robe de prophète pour la vêtir, à lAmour sa force pour donner et supporter. CHOEUR Dans le grand rnatin du monde, l'Esprit de Dieu dé- ploya avec puissance le drapeau de la liberté sur le chaos, et tous ses despotes s'enfuirent par bandes comme des vautours épouvantés s'enfuient de l'Imaus, devant les pas du tremblement de terre. — Ainsi du sein de l'orageuse aurore du temps, la splendeur de la Liberté jaillit et brilla; Thermopyles et .Marathon, comme des montagnes illuminées par des fanaux, s'allumèrent à sa flamme jaillissante. La gloire ailée s'abattit à moitié sur les champs de Philippes comme un aigle sur un pro- montoire. Ses ailes infatigables purent éventer les cen- dres inextinguibles de iMilan (l). D'âge à age, d'homme à homme, elle vécut et embrasa de plage en plage Flo- rence, Albion, la Suisse. Puis la nuit tomba ; et comme du sein de la nuit, reprenant son vol enflammé, la rapide Liberté vint de l'Ouest, contre le cours du ciel et du destin, un second soleil revêtu de flamme, pour brûler, allumer, illumi- ner. De la lointaine Atlantide ses jeunes i-ayons chas- (1) Milan fut le ccnlrt* île resistance de la Ligue lombarde contre le tyran austrien. b'reilerio Barberousse brûla la cité jus- qu'à ses fondements ; mais la liberté vécut dans ses cendres, et s'éleva comme une exhalaison de ses ruines. Voir Vllistoirc des Républiques Italioinos de Sisniondi, livre qui a beaucoup concouru à réveiller chez les Italiens le désir de marcher sur les traces de leurs grands ancêtres. S. 316 œiVRES POÉTIQUKS DE SHELLEY sèrent les ombres et les rêves. La France, avec toutes ses vapeurs de sanc^, la cacha, mais sansléteindre ; et la voilà ([iii de nouveau à travers les nuages fait i)l(Mivoir ses traits de gloire des limites de lextrème Germanie à l'Espagne. Connue une aigle, nourrie des rayons du matin, dé- daigne l'avertissement de la tempête rang('>e en bataille, alors qu'elle regagne son aire aérienne suspendue dans la chevelure des cèdres de la montagne, et que sa cou- v(''e attend le bruit de ses ailes à ti-avers l'air sauvage, malade de faim; ainsi à (;e qui reste de la Grèce la Liberté aujourd'hui revient. Ses blanches ruines élincel- lent comme les montagnes de l'Orient perdues dans le jour. Sous le sûr abri de ses ailes, ses nourrissons régé- nérés jouent et dans les éclairs nus de la vi'-rité retrem- pent leurs yeux éblouis. Que la Liberii' laisse partout où elle vole un désert ou un pai'adis ! Que le beau et le bi'ave partagent sa gloire ou son tombeau ! PREMU'.R DEMI-CnOiUR Des dons de l'allégresse la Grèce a semé ton ber- ceau. DEi'xn>,ME DEMi-cnoiun Des larmes de la tristesse la Grèce a ai-ros»' ton lin- ceul. PREMIER DEMI- CIIOErR Avec rafleclion d'ime orpheline elle a suivi la bière à travers le temps. DEixubrE i)EMi-r.n(ii,iR Kt à ta résurrection, elle reparaît, comme toi, sublime ! HELLAS 317 PPxEMIER DEMI-CIIOKLR Si le ciel devait le rciJiendre , son esprit montera jnsqu'au ciel. DEUXIÈME DEMI-CHmiR Si l'enfer devait t'ensevelir, ses cœurs élevés descen- dront jusqu'à l'enfer. PREMIER DEMI-CnœUR Si l'anéantissement.... DEUXIÈME DEMI- CHOEUR Que ses gloires deviennent poussière, et que nom et nation, ô Liberté, soient oubliés avec toi ! l'esclave INDIENNE Son front s'assombrit.... Ne souflïez pas! ne bougez pas !... Il tressaille ! Il frémit !... Vous, qui n'aimez pas, avec vos palpitations bruyantes et précipitées, vous l'a- vez enfin réveillé. MAHMOUD, se réveillant en sursant Qu'on augmente la garde du sérail ! Qu'on fortifie la porte ! Quoi ! pour une canonnade de trois petites heures? C'est faux !... Cette brèche du côté du Bosphore n'est pas encore praticable ! — Qui bouge ? Debout à vos mèches ! et lorsque l'ennemi prévaudra, que la même étincelle puisse réconcilier, confondus dans une même ruine, le vainqueur et le vaincu ! — Jetez la tour dans la brèche ; faites sauter la voûte ! Entre Hassan. Eh bien ! quoi ! la vérité du jour illumine mon rêve, et je suis toujours 3Iahmoud ! HASSAN Votre sublime Hautesse est étrangement émue. 18* 318 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY MAHMOUD Les temps jettent d'étranges ombres sur ceux qui les gardent et doivent régler leur course, de peur qu'étant les premiers au péril comme à la gloire, ils ne soient engloutis dans la murée farouche; et telles sont les ombres de l'heure présente. Trois fois une sombre vi- sion m'a pourchassé comme à présent du sommeil dans le Jour troublé ; elle me secoue comme la tempête secoue la mer, ne laissant auciuKî image sur le miroir du souvenir. Serait-ce?... Peu importe ! Tu mas dit (pie tu connaissais un juif dont l'esprit est une chroni(iue de choses étranges, mystérieuses et oubliées. Je l'ai ordonné de le ftiire venir. On dit que les gens de sa tribu revent, et sont de sages interprètes des rêves. HASSAN Le juif dont j'ai parlé est vieux, si vieux quil semble avoir survécu à la dispai'ilion d'un monde : les blanches montagnes et l'Océan ridé paraissent encore plus jeunes que lui. Sa cbevclnre cl sa barbe sont plus bhuichcsque la neige criblée par la uinpête; ses membres glacés et |»âl('S, et ses artèr(>s sans pulsation ressembh'ul aux libres d'un nuage pénétré de luniièie, et sont, pour l'Ame qui les anime, ce que sont les atomes de l'ava- lanche de la montagne pour le vent de l'hiver. Mais (le son d'il sort un regard vivant de jiensee inextin- guihle, (pii perce \v j)r(''senl, It^ |)assé et l'avenir. niiel(pies-nns (lisent (|uil est celui (jue le grand pro- phète .lésus. le Ills (le .loseph, a pinii en répondant à sa uKxpieiie |)ar. une auti'c ino(pH*rie : la malediction de rinunorlalilé. Dautres prétendent (piil est Enoch. HELLAS 3 1 9 D'autres revent qu'il a été Préadaniite, et qu'il a survécu ù des cyeles de générations et de ruines. Le sage, en vérité, par une forniidaljle abstinence, et une pénitence victorieuse de la chair rebelle, une contemplation pro- fonde et une étude infatigable, dans des années qui remontent au-delà de la date de l'homme, peut avoir atteint à 1 empire et à la science de ces choses et de ces pensées terribles et secrètes que les autres redoutent et ne connaissent pas. MAHMOID Je voudrais causer avec ce vieux Juif. HASSAN On lui a déjà fait connaître ta volonté dans le lieu qu'il habite, une caverne de la mer où il vit au milieu des démons, moins accessible que toi ou Dieu. Celui qui voudrait le questionner doit faire voile tout seul au cou- cher du soleil, là où le courant de l'océan dort autour de ces îles sans écume , quand la jeune lune gagne l'Ouest, comme en ce moment, et que les brises du soir errent sur la vague. Et quand les pins de cette île, pâturage des abeilles , la verte Erébinthe , éteignent l'ombre embrasée de sa proue d'or dans les eaux de saphir, alors le pilote solitaire doit crier bien haut : « Ahasvérus ! » et les cavernes d'alentour répondront : « Ahasvérus ! » Si sa prière est exaucée, un pâle météore s'élèvera, l'éclairant sur Marmora ; et un vent s'élancera de la soupirante forêt de pins, et avec le vent un ouragan d'harmonie ineffablement suave, et il le pilotera à travers le doux crépuscule jusqu'au Bosphore. C'est de là qu'à l'heure, au lieu et dans les circonstances les plus propres au sujet de leur confé- 820 («iTvuES poi^:tiques dk shklley rciicc, 1(> .luir apparaît... Peu ont celte audaee, et peu (rentre ceux (|ui osent obtiennent Tentretien désiré On entend un cri à l'inlùrieur. Mais ce cri présage... MAHMOUD Du mal, sans aucun doute, comme tous les bruits bumains. Je veux converser avec les esprits ! HASSAN Encore ce ci*! ! MAHMOUD Ce Juif que tu as mandé... HASSAN Sera ici... MAHMOUD Quand l'heure toute puissante à laquelle nous sommes attelés, lui, moi, et toutes choses, l'y forcera. Assez ! Fais taii'e ces uuitin(''s, cet éciiiipai»*' ivre cpii s'ameute contre; le pilote dans l'orage. Oui, l'accourcis le (;hef dune tète. Ils me fatiguent, et j'ai besoin de repos. Les rois sont comme les astres : ils se lèvent et se couchent ; ils jouissent de l'adoration du monde, et jamais du repos. Ils sortent séparément. CM<*;ur> (1) Mondes sur mond(>s roulent ('ternellement , de la crc'ation au (h'-cliii, connue les huHes (jui sur une (1) Les notions populaires du clirislianisnit' sont, duns ce ("liirur. représentées eonime vraies tians leur relation avec le tiilte (pi'il a rein|)la(é et avec celui au(|uel, selon toute prolia- hilité. il survivra, sans considéi'cr leurs mérites à un point de vue pins universel. La |»remiére stance met en rinitraste fim- mortalilé des êtres vivants et pensants «pii habitent les jilanetes, HELLAS 321 rivière élincellent, celaient et disparaissent. Mais ils sont loujoui's inunortels, eenx qui, à ti'avers le portail orien- tal de la naissance et le noir abinie de la mort allant et venant dans leur course précipitée, revêtent leur vol incessant de la poussière et de la lumière passagères (jui s'amoncellent autoui' de leurs chars à mesure qu'ils s'avancent ; ils peuvent toujours se tisser des formes nouvelles, recevoir de nouveaux di(;ux, de nouvelles lois ; brillants ou obscurs, comme les vêtements qu'ils ont jetés au dernier moment sur le squelette nu de la ?.ïort. Il vint du Dieu inconnu un pouvoir, un conquérant Prométhéen ; comme un sentier triomphal, il foula les épines de la mort et de la honte. La forme mortelle fut et qui, pour me servir d'une plirase vulj^uire et inexacte, sont rcNHiis (le iiniti/'re, avec l'existence transitoire (les plus nobles manifestations du monde extérieur. Les vers (jui la terminent indicpient un état pros^ressif d'exis- tence plus ou moins élevée selon le deitré de perfection que cliaque intelligence particulière peut avoir atteinte. Que l'on ne suppose pas que je songe à ilogniatiser sur un sujet sur lequel tous les honimessontéi>alementignorants,ou que je pense que le nœud gordien de l'origine du mal peut être dénoué par cette assertion ou d'autres semblables. L'hypothèse reçue dun être ressemblant aux hommes dans les attributs moraux de sa nature, ((ui nous aurait tirés du néant, et après nous avoir coiulaninés à la misère ou à l'erreur, y aiu'ait ajouté le châtiment et les privations qui en sont la suite, resterait toujours inexplicable et incroyable. Qu'il y ail une solution vraie de l'énigme, et que dans notre présent état cette solution soit inaccessible pour nous, ce sont là des propositions qui peuvent être regardées comme également certaines ; en attendant, comme c'est le besoin du poète de s'attacher aux idées ((ui élèvent et ennoblissent l'humanité, (pi'il lui soit permis de conjecturer les conditions de cette vie future vers laquelle nous pousse une soif inextin- guible d'immortalité. .Ius(iu'à ce (pi'on ])roduise de meilleurs arguments (pie les so|)liismes qui déshonorent la cause, ce désir lui-même restera le {tins fort et la seule présomption que l'éter- nité est l'héritage de tout être pensant. S. 322 œiVRES POÉTIQUES DE SHELLEY pour lui comme l'obscure vapeur que la planète de rOrient anime de sa lumière ; l'Enfer, le Péché, l'Escla- vage devinrent semblables à des chiens de sang adoucis et domptés, et oublièrent la proie, jusqu'au jour où leur Seigneur s'envola ; la lune de Mahomet se leva, et elle se couchera : tandis que, armoriée comme sur l'im- mortel midi du Ciel, la Croix continuera de guider les générations. Aussi rapides que les formes radieuses du sommeil s'envolant loin de celui dont les rêves sont un Paradis, quand le pauvre fou séveille pour pleurer, et que le jour commence à ouvrir ses yeux pales ; aussi fugitifs, aussi fragiles, aussi beaux, les Pouvoirs de la terre et de l'air s'enfuirent devant l'étoile levante de Bethléem; Apollon, Panel l'Amour, et rOlyinpicn Jupiter lui-même s'évanouirent sous le regard de la Vérité meurtrière : nos montagnes, nos mers et nos courants, dépeuplés de leurs rêves, leurs eaux changées en sang, leur rosée en larmes, pleurèi'ent leurs années d'or. Eiitront M;ihin(ni(l, Hassan, Daootl et autres. MAHMOUD Encore de l'or ? Nos ancêtres l'achetèrent avec la victoire ; dois-je donc, moi, le vendre poiu' la défaite? DAOOD Les janissaires réclament leur i»aye. MAHMOUD Va Iciu" (lire de se payci' eux-mêmes avec le sang (■lir(''li('n ! N'y a-l-il pbis de vierges grecques, dont les cris, les spasmes e( les larmes juiissent faire leiu" joie ? plus d'«'iilants infidèles à empaler siu' les lances? Plus HELLAS 323 de prêtros aux chrvcux Ijlaucs, après ce Palriai-che (l) dont la malédiclion, lancôc; contre le cœur de son pays, a brisé le sien ? Va, dis-leur de tuer ; le sang est la semence de l'or. DAOOD On Ta semé, et cependant la récolte pour le mois- sonneur équivaut à un grain par tète. MAHMOUD Alors, prends ce sceau ; ouvre la septième chambre, OÙ gisent les trésors du victorieux Soliman, la dépouille d'un empire réservée pour un jour de ruine. 0 esprit de mes pères ! ce jour n'est-il pas venu ? Les oiseaux de proie et les loups sont gorgés et dorment ; mais ceux qui festoient sur la rouge terre sont affamés d'or, qui ne remplit pas. Quand tu verras qu'ils sont rassasiés, alors conduis-les aux fleuves de mort fraîche. Daood sort. Oh ! misérable aurore, après une nuit plus glorieuse que le jour (pi'elle a détrôné ! 0 foi en Dieu ! 0 em- pire de la terre ! 0 parole du grand Prophète, dont les ailes ont obscurci de leur ombre les trônes et les idoles de l'Occident maintenant rendus à la lumière! Que pour lamour de toi soit maudite, comme un père est maudit par son enfant dénaturé, l'heure où la lune (1) Le Patriarche grec, après s'être vu forcé de fulminer un anatlième contre les insurgés, fut mis à mort par les Turcs. Heureusement les (irccs ont ajipris <\i\"\h ne peuvent aciiefer la sécurité i)ar la dégradation, et les Turcs, quoique également cruels, sont moins artificieux que les tyrans à face hypocrite de l'Europe. Quant à lanathème. Sa Sainteté, poin- letfet (juil a produit, aurait tout aussi bien fait de jeter sa mitre au mont Atlios. Les chefs des Grecs sont presque tous des hommes intelligents et à vues éclairées en religion et en politique. S. 324 (HXVRES POÉTIQUES DE SHELLEY orientale de l'Islam roula triomphalement du Caucase au blanc Céraunium ! lluine en haut, et anarchie en bas ! terreur au dehors et trahison au dedans ! L(î calice de la destiuclion plelji, et tous altérés d'y boire ! Et qui parmi nous ose le rejeter de ses lèvres ? Et oii est l'Espérance ? HASSAN Le flambeau de notre empii'e marche toujours haut. Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son prophète ! Quatre cent mille Musulmans, des limites de l'exlrème Asie, se précipitent avec un irrésistible élan, comme des nuai;('s pleins au cri du siro<'co ; mais non pour ])leui'er, connue eux, leur lorce en larmes: ils jjojtent l'éclair destructeur, et leur pas éveille le trendjlemcnt de terre pour consumer et eui^loulir, et régner sur la ruine. L'Olympe IMn-ygien, TmoUis, ei Lalmos, et Mycale se iK'iTsseiil d'aiMnes terrilianles : et en ce moment mènu^ (U' superbes vaisseaux, connue des vapenis ancrt'es à larèle dune montagne, l'rél(''S de l'eu et de lourlullon, attendent à Scala l'escorte du vent toujours inconstant. Samos est ivre de sang ; le Grec a payé une courte victoire dune rajude dè'Iaite et d'un long désespoii". Les traîtres esclaves de la .>h)l(lavie ont lui rapidement et loin, (|uand le rai'ouehe eii d Allah-illa-Allah ! sest elev('' connue le < ri de guerre du veut du Nord, (|ui tue les nuages paresseux et laisse une bande de cygnes sau- vages aux i)rises avec l'ouragan lui. Tels lurent les (Irees (|ui perireiil a la jouiuee du Dantdie! Si la nuit est inuelle. le soleil à sou l'etour ralliuue les voix des oiseaux àle Egée, tandis que la Reine de l'océan , enchaînée sur son trône insulaire, au loin à l'Occident, reste assise en se lamentant de voir ses fils, qui n'ont pour la Liberté qu'un Iront sévère, te garder un sourire. La Hiissie plane toujours, comme un aigle dans un nuage, près ducpiel un vautour et une grue sont sus- pendus entrelacés dans un inextricable combat, tout prêt à fondre sur le vainqueur ; car elle craint le nom de la Liberté, autant quelle hait le tien. La lâche Autriche t'aime comme le Tombeau aime la Peste, et ses lents chiens de guerre, repus de la chasse, abandonnent l'Italie, et hurlent sur leur frontières, car ils voi(Mit la panthère Liberté rentrer dans son ancien gîte, au milieu des mers et des montagnes, et une cou- vée plus puissante se serrer autour d'elle. Quel est le despote portant couronne ou mitre, tenant l'épéeou élrei- gnanl la clef d'or, dont les amis ne soient pas tes amis, et les ennemis tes ennemis ? Nos arsenaux et nos dépôts d'armes sont pleins ; nos forts di'lient l'assaut ; dix mille canons sont couchés en rang sur la plage, et, heure par heure, leurs roues qui ébranlent la terre épouvantent la cité ; le galop des ardents coursiers fait pâlir le marchand çhi-étien ; et le jaune Juif cache plus profon- dément son trésor dans la terre infidèle. Comme des nuages, et connue les ombres des nuages, sur les som- mets d'Anatolie, les cavaliers lartares en troupes immen- ses balaient tout sur leiu" passage rapide ; au loin la lueur (Hincelante de leurs lances étoilées rc'verbère la liAiiiiE. H- — ly 326 OEUVRES poi':tiques de siielley lumière mourante du jour. Nous n'avons qu'un Dieu, un lloi, une Espérance, une Loi ; tandis que l'Insurrection aux mille têtes est divisée dans son propre sein, et bientôt doit succomber. ^lAUMOlI) Les fières paroles sont de saison, (juaud les actes sont à court. Regarde, Hassan, le croissant de la lune là- bas, blasonnant lélendaid d(''(;hiré du nuage enflammé, qui mène 1 arrière-garde du jour fuyant ; pale endjlème d'un empire qui maintenant sévanoiut ! Vois comme il tremble dans lair rouge-sang, et comme, semblable à une lampe puissante dont Ihuile est épuis<'e, il se rape- tisse sur le bord de Ibori/on, laudis que, d'en haut, un(^ étoile avec son insolente et victorieuse lumière, plane sur sa cluUe, et de ses rayons acérés, seinblal)les à des flèches perçant une antilope agonisante, IVappi; à mort sa l'orme dél'aillante. UASSAN Mais de même que celle bine se rl dé'ploie son ('len- (laid dans le di'serl ; il triomphe dans les chaines ; el (|ii:ind le rebelle londie, il crie <(>mme le sang d'Abel du Coud de la poussière ; et les beritieis de la terre, cuunne tics l'auves, lorsipie le tremblement de lerr»' est HEF-L.VS 327 déchuîné, saisis d'une idiote frayeur, se lapisscnl dans leurs royaux repaires — ainsi que je le fais niainlenant. Que serait la Défaite, quand la Victoire abat? ouïe Dan- ger, quand la Sécurité pâlit ? — Que disait le messager qui de l'ile fortifiée dans le Danube a [vu la bataille de Bucharest ?... que... HASSAN Le cimeterre dlbrahim avec sa lueur attira du ciel la rapide victoire, pour étinceler devant lui dans la nuit de la bataille ; une hunière et une destruction ! MAUMOUn Oui ! La journée fut à nous ; mais comment ?... HASSAN Les légers Valaqucs, les alliés Arnautes, Serbes et Albanais fuirent devant l'éclair de noire artillerie, avant même que le son du tonnerre ait éclaté. Une moitié de l'armée grecque se lit un pont de sûre et lente retraite avec les cadavres des Musulmans ; l'autre... MAHMOUD Parle... ne tremble pas ! HASSAN Entourée connue une île de myiiades victorieuses, elle se forma en carré creux otfi-ant un front hérissé et solide, et trois fois refoula le déluge de notre cavalerie écumante. Trois fois leur coin aigu de bataille perça nos lignes. Nos gens déconcertés tremblèrent comme un seul homme devant une armée, et leur ouvrirent l'espace; mais bientôt, des hauteurs environnantes, nos batteries flamboyèrent, les pétiissant dans la poussière 328 œuvRES poétiques de siielley sous une pluie de leu et de ter. Cependant personne n'approchait ; enfin telle qu'un champ de blé sous la faux du moissonneur hàlé, la bande retranchée derrière des i-eniparts de cadavres turcs s'allaiblit et se réduisit à un petit nombre. Alors le Pacha leur dit : « Esclaves, rendez-vous ! On vous a abandonnés! Quel espoir avez- vous de refuge, de retraite ou de secours ? Nous vous garantissons la vie. » — « Garantis ce qui t'appartient!» cria l'un deux, puis il tomba sur son épée et mourut ! L'n autie: « Dieu, les hommes, l'espérance m'abandon- nent ; mais je leur reste fidèle, et fidèle à moi-même ; » et il courba sa tète, et son cœur éclata. Un troisième s'écria : « Il y a un refuge, tyran, oîi lu n'oses pour- suivre, et où, pourrais-tu poui'suivre, tu serais impuis- sant. Là nous nous retrouvei'ons. » Puis, il retint son souffle, el après un courl sj)asme.son âme indignée rejeta S(m vêtement mortel au milieu des morts, — terre moi-te sur la terre ! Ainsi les survivants, chacun par des voies différentes, quelques-uiu's ('tranges, toutes soudaines, aucune déshonorante, se i-encontrèrent dans la mort Iriompliale; et quand notre armc-e eut terminé, pendant (pie rc'tonneinent, la lerreui' et hi honte retenaient encore les ignobles hyènes de la bataille qui se repais- sent des morts et fuient les vivants, une ombre» se leva du chaos des morts ; était-ce un cadavre (j ne (|ncl(|iie esprit leiribh' des anciens sauveurs (hi pays oii nous régnous, errant sur ces bords, avail siiscilc' dans sa ( olèif? ou l)ien (iail-cc riiivinciblc dédain de la mort (pii brûlait là dans ces lioiiimes mourants, cl la loi ci(''aiil ce (|u'<'Ile imaginait? Je ne saurais le dire. Mais elle criait : « (hiibies d«'s Iiouiiik's libres, nous vni<-i! Armées de l'Eternel, vous ipii faites tomber en pous- IIKLLAS 329 sièrc les citadelles des rois sanglants, et secouez les âmes irônant sur leui's cœurs de pierre, et fondez comme de la rosée leurs diadèmes glacés ; ô vous qui flottez autour de ces régions, et lissez la robe de gloire qui les revêt; vous, dont la renommée, quoique la terre trahisse la poussière quelle étreint, gît ense- velie dans une monumentale pensée; ancêtres de tout ce qu'il y a encore de grand, inscrivez-nous dans votre brillant sénat ! Oh ! acceptez-nous dans votre haut mi- nistère, nous, vos fds, nous d'abord, et de plus glorieux qui doivent venir ! Et vous, faibles conquérants! géants qui pâlissez quand le ver écrasé regimbe sous votre pied, les vautours et les chiens, vos pensionnaires appri- voisés, sont gorgés à l'excès; mais, comme les oppres- seurs, ils ne cessent de réclamer les restes de la fête d(^ la Destruction. Les exhalaisons et les vents altérés sont malades de sang; la rosée est infectée de mort; la lu- mière du ciel sest éteinte dans le massacre. Aussi, par- tout où, sur vos camps, vos cités, vos tours, vos flottes, les obcènes oiseaux sèment les débris fumants de ces cadavres, sur vos courants et vos montagnes, sur vos champs, vos jardins, et vos toits, partout où les vents peuvent ramper, les nuages voler, ou les rosées tomber, ou le soleil courroucé darder sa lu- mière empoisonnée, la Famine et la Peste, et la Pani- que, combattront à notre côté ! De tontes ses frontières la Nature marche contre vous ; le Temps vous a trouvés légers comme l'écume. La Terre se rebelle; Dieu et le Mal jouent sur ce seul coup de dés l'empire dun monde humain qui n'est pas encore né. Mais, avant que le dé soit jeté, le génie ressuscité de notre race, le fier arbi- tre de ce jeu impie, descend, une Victoire aux ailes de 330 OKUVRES POÉTIQUES Dli SHELLEY Séraphin, chevauchant la tempête de l'Omnipotence de Dieu, qui pousse toutes choses à l'acconiplissement de h'ur destinée, et vous à l'oubh ! » — Il en aurait dit da- vantage, mais.... MAHMOUD 11 mourut, connue tu aurais dû le faire, avant que tes lèvres aient peint leur ruùie sous les couleuis de notre victoire. Crime d'un rebelle, doré par la langue d'un rebelle ! Votre cœur est grec, Hassan ! HASSAN Ou plutôt un espi'it qui n'est pas le mien ma fait violence intérieurement, et j'ai dit des paroles que je redoute et que j(» hais ; cependant je moui'rais pour.... MAUMOll) Vis! oh vis! survis-nous, à moi et à cet euipire qui sondjre. Mais la flotte.... HASSAN Hélas ! MAHMOUD La flotte, comme un troupeaii de nuages chass('s par le vent, fuit devant l'étenthud insurgé ! Nos citadelles aih'cs devant leurs bal<'au\ marchands ! Nos myriades (levant leurs faibles bandes de pirates ! Nos armes devant leurs chaînes ! Nos années d'empire devant leurs siècles de crainte servile ! La mort est ('veillée ! Les meis nous rejettent ! Elles ne reconnaissent plus la bannière porte- tonnerre de Mahmoud ; mais, semblables à des chiens d'ignoble race, elles mangent dans la main d'un ('li'an- ger, et décliiienl leui' maître. IIELL.VS 331 HASSAN Latmos, Ampelos ct PhniKr ont vu \c naufrage.... MAHMOUD Les cavernes des îles Icariennes se sont raconté l'une à l'autre, avec la moquerie bruyante de leurs mille échos, comment d'abord le combat bouleversa la mer, puis — toi, tu oses le dire — les montagnes sont pri- vées de sens ! interprète leui- voix ! HASSAN Ma présence a porté une part de la honte de cette journée. La flotte grecque déboucha du Nord au lever du jour, et se lint suspendue sur la ligne de l'océan aussi nombreuse que des grues sur le vent sans nuage de la Thrace. Notre escadre, forte de dix mille hommes, se dc'ployait vers Xaïq^lie quand la bataille s'alluma. Llabord, à travers la grêle de noire artillerie, les agiles barques hydriotes s'élancèrent à toute force de voiles ; vaisseau à vaisseau, canon à canon, homme à homme s'accrochèrent dans l'étreinte d'un combat que rien ne peut d(''nouer que la mort ou la vic- toire. L'ouragan de la bataille furieuse bouleversa jus- que dans ses cristallines profondeurs cette mer sans tache, et ébranla la voûte du Ciel formée des nuages d'or du matin, portt'C sur cent îles montagneuses d'azur. Dans les courtes pauses de l'artillerie un cri s'éleva, venant de ceux qui tuaient et de ceux qui tombaient, et un nuage de désolation enveloppa l'événement impré- vu, jusqu'au moment où le vent du Nord s'éleva de la mer, soulevant le voile pesant de la fumée de la bataille, ct alors Victoire! Victoire! Car, ainsi que nous le pensions , trois frégates d'Alger descendaient de 332 ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY Naxos à noire secours; mais bientôt la croix abhorree biilla (lerrièie nous, devant nous, au milieu et tout au- tour de nous ; et ce fatal signe dessécha de ses rayons la force dans les cceurs musulmans, comme le soleil boit la rosée. Quoi de plus? Nous fuîmes! Notre route à midi sur lécume sanglante fut éclairée (et le flam- boiement lit pâlir le soleil) par nos vaisseaux qui brû- laient; sous la farouche lumière les ombres de nos voiles devinrent rouge-sang, et tous les visages blémii-ent. Quelques vaisseaux entretenaient encoi'e le feu dt-vo- rant au niveau même des eaux ; quelques-uns sautèrent; dautres , lourdement immobiles, s'engloutirent ; et les cris de nos compagnons mouraient sur le vent (jui les (Muporlait vite et loin, nuMne après quils étaient morts. Neuf mille périrent ! Nous rencontrâmes les vautours en h'gions par les airs, remontant le torrent du vent «Mupesté ; criant du haut de leurs pics nuageux, ils fon- dirent à travers la sulfureuse fimiée de la balaille, et perchèrent un à un sur chaque cadavre flottant de ceux que nous aimions, comme son mauvais ange ou son âme dauinc'e. chevaucliant le sein de la mer. Nous vîmes le chien de uici' se hâtant au festin. La joie éveilla le jx'uple sans voix de laitiuie, et la Famine d(''voranle laissa sa caverne de roccaii |)our habilei'avei- la ("luerre, avec nous, et avec le Désespoir'. Nous reucouti'âmes la nuit, trois licurcs ;i Iduesl de Pathmos, et avec !;i nuit, la leuq)èle.... MAIIMOUn Assez ! Entre un mcss.igcr. LE >n:ssAr.Eu Suldime llautesse, ce cliicn de (llirt-lien, I ainhassa- HKLLAS 333 deiir moscovite, a quitté la ville. Si la flotte rel)elle avait jeté l'ancre dans le port, si la victoire avait couronné les légions grecques dans l'Hippodrome , la panique serait moindi-e. 01)éissan('e et Mutinerie , comme des géants aux mains, rraj)p('>s par une planète, se tiennent immobiles se regardant l'une l'autre. La paix règne à Stamboul ! MAHMOUD Le tombeau n'est-il pas plus calme encore? Ses rui- nes seront la mienne. HASSAN Ne crains pas le Russe ; le tigre ne se ligue pas avec le cerf aux abois contre le chasseur. Rusé, vil et cruel, il est là,aecroupi,attendantque la proie soit tombée, pour faire payer sa neutralité avec du sang. Quand la guerre sera terminée, abandonne au Russe astucieux ce que tu ne peux conserver, sa part mérit(''e de sang, sang qui ne coulera pas à travers des rues et des champs, des riviè- res et des mers, semblables à celles que nous pouvons conquérir, mais qui croupira dans les veines des escla- ves chrétiens ! Entre un second Messager. SECOND MLSSAGErx Nauplia, Tripolizza, Mothon, Athènes, Navarin, Artas, Monembasia, Corinthe et Thèbes sont prises d'assaut. Tout IMusuhnan qui engraissa ses chiens avec la chair des esclaves galiléens a été passé au lil de l'épéc; l'orgie de sang, qui a soùlé nos guerriers, est éteinte dans la mort; mais comme un fléau brûlant, elle éclate de nouveau dans des actes qui font pâlir la cause chré- tienne dans sa propre lumière. La garnison de Patras 49- 334 œuvRES poétiques de shelley n'a plus de provisions que pour dix jours, et il n'y a d'esp(''iance que du côte du Breton ; à la fois esclave et tyran, ses désirs sont toujours plus faibles que ses craintes, ou bien il voudiait vendre ce qu'il peut lui rester de foi depuis les serments violés à Gènes et en Norvège! Et si vous ne l'achetez pas, votre trésor est vide même de promesses, sa monnaie à lui !... L'allranclii dun chef-poète (1) de l'Occident soutient l'Allique avec sept mille rebelles, et a repoussé le Pacha de ]\(''grepont. Le vieil Ali siège à Janina, métaphore sans couronne d'un empire; son nom, celte ombre d'un pouvoir dispersé, retient comme un charme notre armée assiégante en proie à la famine, à la peste, à la rébellion; enfermé dans les bastions de sa citadelle, il contemple sans joie le lac de saphir qui rellète les ruines de la cité oïl il régnait, sans enfant et sans sceptre. Le Grec a récolté la coûteuse moisson mûrie de son propre sang, et non Ali, rensemenceui-, qui a acheté une trêve d'Yp- silanti, au prix de dix charges de chameau d'or in- dien 1 Entic un Iroisicnic incssagor. MAHMOUD Quoi encore? LE MESSVr.ER Les tribus chrétiennes de Liban et du d<'ser( syrien (t) T'n Grec (jui a fait parlio do la maison th» lord Hyron cnniniaiidc les insnrjj;<''s en Alli»|np. O (irt'c. dapn's les informa- lions di' lord Byron. ([uoicinc porlc cl palriolc cntliousiaslc, lui avail laissi' lidcr dim iKMSonnaj;»' philol limitenips regarder le danger à travers le brouillard de la crainte, et multiplier sur nos espérances dispersées les images de la ruine. Arrive ce qui voudra! Demain et demain sont comme des lamines plac<>es sur notre chemin pour nous éclairer jus(|u"au bord à travers l'orage et le calme, et nous ne pouvons soutïrir que ce que nous inflige Celui dans la main de qui nous sommes. Ils sortent. PREMIEll DEMI-CHOELR Oh! si j'étais le nuage ailé d'une tempête rapide et bruyante ! Je mépriserais le sourire du matin et la vague, oîi s'est levée la lune naissante ! Je laisserais les esprits du soir tisser un linceul pour le cadavre du Jour, avec d'autres fils que les miens !...Ah! qui voudrait se chauffer dans le bleu profond du divin midi? Ce n'est pas moi ! DEUXIÈME DEMI-CIIŒUR OÙ fuir ? PREMIER DEMI-CIKtEUR Là où les rocs qui ceignent la mer Egée font écho au pœan de bataille des hommes libres, je voudrais fuir, héraut orageux de la victoire ! 3Ia pluie d'or pour les morts de la Grèce se mêlerait en larmes avec la mer sanglante, et la cloche de mon tonnerre solennel son- nerait pour le monde le glas de la tyrannie ! 338 (TEUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY nEl XIKME DEMI-CHOEIU 0 roi ! Enchaîneras-tu le nuage et la pluie ? Mettras-tu des fers à l'éclair et à l'ouragan? Les orages sont libi'es, mais nous... CHŒUR 0 Esclavage! toi, gelée blanche de l'aurore du monde, qui tues ses fleurs, et laisses ses épines nues ! Ton attouchemeut a impi'imé sur ces membres le sceau [du crime; ces fronts poilcnt la guii'lande infamante ; mais le cœur libre, l'âme impassible méprisent ton empire ! PREMIER DEMI-Cn(»:iR « Que la lumière soit ! » a dit la Liberté, et comme le soleil levant sortant de la mer, Athènes se leva ! Au- tour de son berceau brillèrent, comme des montagnes dans le malin, de glorieux états : sont-ils donc mainte- nant cendres, décombres et oubli ? DEUXU':ME DEMl-C.UtFAR Allons, où ThernKC et Asopus engloutiront la Perse, comme le sable engloutit r(''cunic, où déluge sur déluge se succédèrent : la Discorde, la Macédoine, et Komc, — et enfin toi ! pnKMU'Jl DKMt-CUOIAR Temples et tours, citadelles et marclu's, et ceux qui y vivent et y meurent, ont été à nous, et peuvent être à t(u, et doivent périr ; mais la Crèce a ses fondations bâties au-dessous des inari'es de la gueri'C, reposant sur la nu'r de cristal de la pens('-e et de son Klernilé". Ses citoyens, esprits souverains, gouvernent le pressent du sein du passé, et sur tout I héritage de ce monde humain ont mis leur sceau. HELLAS 339 DEUXIÈME DEMI-CIIOEUR Enlendcz-vous le souffle puissant, dont le tonnerre orphique fait tressaillir en ('voquant de leur ruine les murs titaniens ? dont l'esprit secoue les os desséchés de l'Esclavage ? Argos, Corinthe, Crète entendent, et de leurs trônes de montagnes les démons et les nym- phes répètent l'harmonie. PREMIER DEMI-r.HœUR J'entends ! J'entends ! DEUXIÈME DEMI-CnœUR Le conducteur sans yeux du monde, le Destin, se hâte de fuir ! Quelle foi est écrasée, quel empire saigne sous le pas de ses coursiers, dont les pieds sont des tremblements de terre ? Quelle victoire aux ailes d'aigle est assise à sa droite ? Quelle ombre voltige devant elle ? Quelle splendeur se déroule derrière elle? La Ruine et la Résurrection crient : « Qui, si ce n'est nous ? » PREMIER DEMI-CHœUR J'entends ! J'entends ! comme le sifflement d'un vent déchauié, comme le rugissement d'un océan écumeux, comme le tonnerre d'un tremblement de terre qui s'ap- proche.... J'entends ! J'entends ! comme le fracas d'un empire qui s'écroule, comme les clameurs d'un peuple criant : « Merci ! Merci ! » Oh ! comme elles font tres- saillir ! Puis un cri : « Tue ! Tue ! Tue !» : et puis une faible voix bien basse, ainsi DEUXIÈME DEMI-CnœUR La Crainte, la Vengeance et le Mal engendrent leur espèce, leurs hideux petits ressemblent à leurs pères ; 340 œUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY leur tanière est dans lànie coupable, et la Conscience les nourrit de désespoir. PREMIER DEMI-CnœUR Dans Athènes sacrée, près du temple de la Sagesse, s'élevait l'autel de la Pitié. Ne servez pas en vain le Dieu inconnu ; mais offrez de nouveau à cet autel brisé amour pour haine, et larmes pour sang. Enlicnl Mahiuouii et Aliasvéïus. MAHMOUD Tu es, dis-tu, un homme comme nous? AHASVÉRUS Rien de plus ! MAHMOUD Mais élevc" au-dessus des autres hommes par la pen- sée, comme moi par la puissance. AHASVÉRUS Tu dis vrai. MAHMOUD 'lu es un adepte dans cette science difficile de la phi- losophie grecque et fran(pie. Tu dénombres les fleurs, et tu mesures les astres; tu sépares l'élément de l'élément ; ton esprit est présent dans le passé, et aperçoit la naissance de ce vieux monde à Ii-avers tous ses cycles de di'solalion el de bcauh', et le temps où 1 liouuni^ iii'tail pas, et conuneut Ihouune devint ]c nionar(|U(' et lesclave de (;etle si)hère iidV'i'ieure et de tous ses cercles étroits. C'est beaucoup ! .le t'iionore et voudrais être ce (|ue lu es, si je n'i'lais ce (juc je suis ; mais l'heure (jui est à naître, heicée dans la crainte el l'espiMance, ouragans toujours aux prises, (|ui la dévoilera ? Ni HELLAS 341 toi, ni moi, ni aucun puissant ou sage. .!«' no conco- vais pas ce que tn mas enseigné ; mais maintenant je comprends que tu n'es pas interprète de songes ; tu ne reconnais pas que cet art, divination ou Dieu, puisse rendre lavenir présent. Il faut le laisser venir! Du reste, lu nous dédaignes, nous et les nôtres ! Tu es pareil à Dieu, que tu contemples. AHASVÉRUS Te dédaigner ? Je ne dédaigne pas même le ver sous mes pieds ! LTnsondable prend soin des plus petites choses que tu puisses rêver : et il a fait l'orgueil poiu- ceux (|ui voudraient être ce qu'ils ne peuvent être, ou paraître ce qu'ils ne sont pas. Sultan ! ne parle plus de toi et de moi, de l'avenir ou du passé ; mais tourue tes regards vers ce qui ne peut changer, l'Unique, celui qui n'est pas né et qui ne doit pas finir. La terre et l'océan, l'espace et les îles de vie ou de lumière enchâs- sées comme des diamants dans l'océan de saphir de l'air interstellaire, ce firmament élevé comme un pavillon sur le chaos avec tous ses phares de feu immortel, dont les murs d'enceinte, bastions infranchissables aux plus audacieuses pensées, les refoulent comme Calpéles nuées de l'Atlantique, — cet univers de soleils, de mondes, dhonnnes, de bêtes et de fleurs, avec toutes les opéra- tions nuiettes ou tumultueuses par lesquelles ils ont été, sont, ou cessent d'être, n'est qu'une vision ; tout ce qui compose son domaine n'est que taches d'un ( cil malade, bulles et rêves ; la pensée est son berceau et sa tombe ; l'avenir et le passé ne sont non plus que les ombres vaines du vol éternel de la pensée ; tout cela n'a pas d'être ; rien n'est que ce qui se sent être. 342 (1EUYUES POÉTIQUES DE SHELLEY MAHMOUD Que Youx-tii (lire ? Tes paroles se précipitent dans ma cervelle comme une tempête dp brume éblouissante ; elles ébranlent la terre sous mes pieds, et sont sus- pendues comme la nuit au ciel sur ma tète. A quoi peuvent-elles servir ? Elles jettent sur toutes choses les plus snres, les plus claires, les meilleures, le doute, linsécurilé, l'étonnement. AHASVÉRUS Comprends-moi bien ! Tout est contenu dans tout. La foret de Dodone est à la coupe d'un gland ce que les choses ([ui ont étc' ou sei'ont sont à ce (|ui est, l'absent au présent. La pensée seule, et ses éléments vivants, la volonté, la passion, la raison, l'imagination ne peuvent mourir. Ils sont ce rpie semble être cetju'iis regardent, létode dont la .Mutabilité peut tisser tout ce (|ui est sous sa domination, mondes, vers, empiresel su- perstitions. Qu'a à faire la pensc'c avec le temps, le lieu, ou les rirconslances ? Tu voudrais voir l'avenir ? De- mande et tu auras ! Frappe, et l'on t'ouvrira! Uegai'de, et vois ! L'âge (jui vient pi'ojette son ombre sur le passé comme sur un miroir. MAHMOID Des pens('es de pins en plus ('M ranges bouleversent mon esprit. .Mahomet II na-t-il pas concpiis Stamboul? AHASM^MIUS Tu voudrais interroger cet csjjril g(''ant sui* les dcsiinc'cs écrites de ta maison cl de la foi. Tu voudiais ('•v(K|M('r (|U('l(|u'un du londtcaii |)oui' le (brc connnciil ce qui est né dans le sang doit mouiùr! HELLAS 343 MAHMOin Tes paroles ont sur moi une singulière puissance ! Je vois.... AHASVÉRtS Qu'entends-lu ? MAHMOUD Un lointain murmure... un terrible silence.... AHASVÉRUS Et quoi ensuite? MAHMOUD Comme le bruit de l'assaut d'une impéiiale cité (1), lo sifdemont d'un feu inextinguil)le, le rugissement de canons géants, la chute d'énormes bastions et de tours vertigineuses ébranlant la terre, le choc de rochers lancés par d'étranges engins, un bruit de roues, le cliquetis de sabots armés, le fracas d'armures d'airain semblable à l'écroulement de montagnes de diamants, le souffle furieux des trompettes, le hennissement des coursiers emportés, et les cris des femmes dont le son perçant fait frémir le sang, et, ce qu'il y a de plus horrible à entendre, (1) Pour la vision de la prise de Constantinople en 1153, voir Gibbon : Dt-cndcnce rt c/nilc de l'ciD/iirc romain, vol. XII, p. 223. La manière dont est amenée révocation de l'esprit de Mahomet II pourra être censurée connue trop subtile. J'aurais pu facilement faire du Juif un maiçicien selon les règles , et du FantiMue un spectre ordinaire. J'ai préféré leprésenterle Juif comme exempt de toute prétention ou même de toute foi à une action surnaturelle, et comme amenant Mahmoud à cet état d'esprit, dans locpiel les idées peuvent être supposées prendre la force des sensations par suite de la confusion de la pensée avec ses propres objets, et de l'excès de la passion animant les créations de l'imagina- tion. C'est une sorte de magie naturelle, qui peut être exercée en quekpie degié par (piiconque se sera rendu maître des secretes associations de pensées d'un autre. S. 344 (h:lyres poétiques de siielley le doux lire d'un joyeux enfant qui s'éveille el joue avec le sein de sa mère morle; — puis maintenant, plus retentissants encore, les cris de bataille confondus ; ah ! n'entends-je point : « 'Ev toûtw viV/j.... AUah-lUa- Allali ! » AHASVÉRUS La brume sulfureuse s'est levée... lu vois... MAHMOUD Un gouffre, comme entre deux montagnes, dans le mur de Stamboul; et sur cette brèche spectrale, les Musulmans, comme des géants sur les ruines d'un monde, dc^bout dans la lumière; du soleil levant. Dans la poussière luit un dia(h''nie sans roi, el un honnne au port royal s'est jeté lui-même au milieu du loricnt de la bataille. Un autre, superbement vêtu sous une armure d'or, éperonne un barbe tartare dans l'intéiieur de la brèche, et, de sa massue de fer, dii-ige le torrent de cette marée d'hommes; il semble être, il est Mahomet! AHASVÉRUS Ce que lu vois n'est i[nv le spectre de ton rêve oublié, un rêve lui-nu*'nie, moins cependant peut-êti'e que C(; (|ue tu app<'lU's réalit(''. Tu [teux voii- connnent les cit(''s, au-dessus desquelles IKinpire doi't sui' son trône, courbent leurs crêtes de tours sous la force du changement. Porté par le courant, de la hauteur même où lu es |)arvenu, tu peux appi'cndre aujourd'hui comment la |)leine mari'c du |)ouvoir rellue vers ses profondeurs. Ib'-rilier de gloire, conçu dans les lénèbres, né dans le sang, nourri de larmes el d'angoisses, tu vois les motlelles agonies de ceux dont la naissance a été HELLAS 345 semblable à la tienne. Le passé en ee moment se dresse devant toi comme une incarnation de Tavenir. Cepen- dant, si tu veux converser avec cette portion de toi-même, qui fut avant Ion entrée dans cette race éphémèi'c dont la vraie couronne est la mort, — avec cette même foi intense et cette ardente passion qui l'a évoqué des abîmes incréés, dissous ce nuage de bataille et ses fantômes tumultueux de mort furieuse, et que ta puissante volonté amène ici l'Ombre Impériale ! Ahasvoius sort. Le Faiitùiuc (le Malinmet II apparaît. MAHMOUD Approche ! LE FANTÔME DE MAHOMET II Je viens des lieux où tu dois aller! Le tombeau est plus disposé à prendre les vivants qu'à rendre les morts. Cependant ta foi a prévalu, et me voici. Les lourds débris du pouvoir qui tomba quand je m'élevai, semblables à des rocs et à des nuages informes, sont suspendus autour de mon trône sur l'abîme, et les voix d'une étrange lamentation bercent mon suprême repos, pleurant sur une gloire qui ne doit plus jamais revenir. Un empire plus récent s'incline vers sa ruine; lautomne dune foi plus verte est venu; et le change- ment, semblable à un loup, hui'le du désir de dépouiller, comme l'hiver, le feuillage où la Uenommée, cette aigle, a bâti son aire, pendant que la Domination mettait bas au dessous. L'orage est dans ses branches, et la gelée est sur ses feuilles, et le blanc abîme attend oubli sur oubli, dépouille sur dépouille, ruine sur ruine. — Tu es lent, mon lils; les despolrs du monde t(''n(''breux gardent poui' toi un trône, autour duquel ton empire 34G ŒUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY gît sans bornes et sans voix; là pour sujets, lu gouver- neras, comme nous, les ombres de ceux dont la vie a été assassinée, les fantômes des pouvoirs qui te gouver- nent maintenant, passions mutines, et craintes sédi- tieuses, et espérances qui se repaissent de poussière et meurent! Tout cela, déj)ouillé de sa force mortelle, comme toi de la tienne! LIslam doit tomber; mais nous régnerons ensemble sur ses ruines dans le monde de la mort; et si le tronc est desséché, la semence cependant se développ(M'a encore dans une forme qui trouvera sa naissances dans sa mort. Malheur! Malheur au j)eni)lc épuisé qui se lord sous l'étreinte de sa suprême agonie ! MAHMOUn Kspril, malheur à tous! Malheur à la viclinie et au vengeur ! Malliein- au destructeur et à cehn (|ui est détruit! Malheur aux diii)és et aux dupeurs! Malheur à lOpprime'' et à rop|)i'ess(>ui'! Malheui' à la fois à ceux (jui soutirent et à ceux qui font soull'iir! A ceux qui sont nés et à ceux qui meurent!... Mais dis, ombre impériale de ce que je suis moi-même, quand, comment, par (|iii la Destruction doit-elle a(;conq)lir son œuvre? Li: lAMOAU, hemande à l'Heure frtiide et pâle, rielie en retours (le la moil toujours prêle, «juaiid lonibera celui doiU les cheveux mûrs et gris abritent le Souci, le Chagrin el rinfirmil('' ; poids (pu* le Crime, dont les ailes s'enq)lu- meut avec les années, laisse, dans son vol de cu'ur en cœur ravagé, sur la lèle des hommes, et sous h'quel ils se courbenl «•ux-niènies juscpi au tombeau, l'auvre mal- heurenv! Il sajtpuie siu' sa bi-quilh', el parle d'années HELLAS 347 à venii', il songe comment aux heures dune jeunesse renouvelée il ressuscitera ses joies perdues, et... VOIX DU DEHORS Victoire ! Victoire ! Le lunloiue s'ùvanouit. M.VTLUOUD Quel bruit de la terre importune a interrompu ma puissante extase ? VOIX DU DEHORS Victoire ! Victoire ! MAHMOUD Faible éclair avant les ténèbres! Misérable et pâle sourire de l'Islam mourant! Voix qui es la réponse dune vide impuissance ! Suis-je éveillé et vivant? A-t-il existé de telles choses, ou ma cervelle inquiète, troubh'C par le langage insensé et sage du vieux Juif, a-t-elle pu se former à elle-même ces ombres de sa crainte? il n'im- porte! Car rien de ce que nous voyons ou l'èvons, de ce que nous possédons, perdons ou désirons d'étreindre, ne peut valoir plus que ce qu'il donne ou enseigne. Quoi qu'il arrive, l'avenir doit devenir le i)assé, et moi, je dois ressembler à ceux pour qui jadis cette heure présente, ce récif ténébreux du Temps auquel je m'ac- croche, semblait une île élysécnne de paix et de joie qu'ils ne devaient jamais atteindre. Je dois réprimer cette ivresse du triomphe avant qu'il ne meure, et qu'en mourant, il n'apporte le désespoir. — « Victoire ! « Pauvres esclaves ! M;tliiii(>ud sort. VOLX DU DEHORS l'oussez des cris daiLS la jubilation de la mort! Les 348 («OUVRES POÉTIQUES DE SHELLEY Grecs sont comme une portée de lions dans un filet, autour duquel les chasseurs royaux de la terre se tiennent en souriant. Despotes, qui faites votre nourri- tur(; quotidienne de malédictions, de gémissements et d'or, le fruit de la mort, depuis Thulé jusqu'à la ceinture du monde, venez, festoyez! La table gémit sous la chair humaine; la coujjc est écumante du sang d'une nation. La Famine et la Soif attendent! Mangez, buvez, et mourez ! PREMmU DEMI-CHOEUR Le Mal victorieux, de son cri de vautour, salue le soleil levant, et poursuit le jour qui s'enfuit! Je l'ai vu, spectre seml)lai)le an rêve d'un tyran, percher sur la tremblante pyramide de la nuit, sous huiuelle, comme sous un pavillon, la tei're et tons ses royaumes sont couchés dans les visions dune aube de misère. Qui arrêtera son vol? Qui lui déi'obera sa proi<>? VOIX DU DKIIOIîS Victoire! Victoire! Les aigles affamés de la Russie n'osent point se jetei' sur la proie sous la lumière du croissant. Empalez le reste des Greeks ! Dépouillez ! Violez! Que leur chair soit plus vile que la poussière! DEUXIÈME DI.MI-CID MUR 0 toi, voix qui es le iK'raul {\\\ mal cache'' dans la splendeur! Toi. ('mIio du eo'ur c!<'ux de la Monarchie, emporte-moi dans ton si'joiir, (juand la (h'-solalion ('clale sur un monde (h'truil: oh! eiiqxtite-moi vers ces îles (h; nuées dentelées (|ui llotteiit connue des montagnes sur h^ Iremhlenieiil de leiii'. :in milieu des oei'ims iusi:m- lanés de 1 éclair, ou vers le sonnuel oiiiueilleux di' HELLAS 349 quelque promontoire dcî solnhî tempête, dont la noire pyramide fendue pend sur les sources flamboyantes de ces déluges de feu aux teintes d'aurore, avant que leurs vagues expirent, quand le ciel et la terre ne sont plus que lumière et feu dans la nuit du tonnerre ! VOIX DU DEHORS Victoire ! Victoire î L'Autriche, la Russie, l'Angleterre, et ce serpent dompté, cette pauvre ombre, la France, crient : « La paix ! » Et cela veut dire mort dans la bouché des rois! Holà! Apportez des torches, aiguisez ces rouges pieux ! Ces chaînes sont trop légères, plus faites pour des esclaves et des emjioisonneurs que pour des Grecs ! — Tuez ! Pillez ! Brûlez ! Que pas un ne reste ! PREMIEU DEMI-CHOEUR Malheur à la Liberté! si le nombre, l'or, ou les années décevantes ou la deslim-e peuvent Irionq^her des hommes libres ! Malheur à la Vertu, quand les (onrments, les outrages ou les railleries de juges égarés peuvent bi'iser le cd'ur où elle habile ! Malheur, si l'Amour dont le sourire fait de ce sombre monde une splendeur, peut changer avec ses marées et ses saisons menteuses comme l'espérance et la crainte, malheur à l'Amour! Et toi. Vérité, qui erres solitaire et sans amis, si lu peux voiler ton miroir (jui consume le mensonge devant les yeux éblouis de l'Erreur, malheur à loi! Image du Très- Haut ! DEUXIÈME DEMr-CHoKUR La l)(''route, avec ses plumes arrachées à la concjuete, conduisit les Dix Mille des liiiiiles du malin à lrav(>rs mainte hostile Anarchie ! A la lin, ils éelalèivnt eu san- glots, et crièrent : « La Mer ! la Mer ! » ^20 350 œiVUES POÉTIQUES DE SHELLEY A travers l'exil, la persécution, le désespoir, Home fut ce que deviendra la jeune Atlantide, letonnement, la terreur ou la tombe de tous ceux dont les pas éveillent le pouvoir endormi bercé dans son sauvage repaire. Mais la (Irèce fut comme une enfant solitaire, dont les pensées et les membres merveilleux atteignirent l'épanouissement de la fennne, sous rinlluenec de rêves si doux, (|u'('lle ne connut ni la douleur ni le crime. Et maintenant, ô victoire, rougis ! et toi, ?'mpire, trem- ble d'abandonner les hommes libres ! Si la (irèce doit être un naufrage, ses débris se réuniront de nouveau, et se reconstruiront inexpugnables désormais dans un climat plus divin, aux accoi'ds d'un nouvel Am|)hion, sur (pu'hiue cap sublime, sourcillant au-dessus d«' la vaine écume du temps. l'UEMiEU DEMi-cnoixn Que les tyrans gouvernent 1(> déseit (|uils ont fait ! Que les libres possèdent le paradis qu'ils appellent ! Que la fortune de nos farouches oppresseurs soil pesée avec notre désastre, notre ri'sislance et notre nom I DEUXIÈME DEMI-CHOELR Nos morts seront la semence de leur ruine ! Nos sur- vivants seront l'ombre de leur orgueil ! Notre malln'ur, un lève «pii fuit : leur déshonneur, un souvenir éternel ! VOIX m DI.IIORS Victoire ! Mctoil'e ! Le llielou acheté einoic j llshiui les clefs de l'Océan ! Maiutenanl le blason de l:i Cittix sera voilé, et l'Iiabih-té bi'ilanni(pie. dirigeant la loree ottomane, foudroiera la victoiic rebelle. V('rsé, une fleur, qui, aussi fraîche (|ue des roses de l.apouie, lève sa tête allière dans l'air glacé du monde, cl lleuril avec le plus d'éclat quand les autres meurent, santé, espérance et jeunesse, et courte prospérité, — sa liMuière et son parfum rayonnent dans le cachot et dans la tombe APPENDICE 357 Si j'avais soiiIciikmU un ami ! Eh quoi ! jcn ai Irois, o( je ravoue Hioi-inêine ! 11 peut y en avoir encore quelques- UMS, à n>a connaissance ; car c'est ma fantaisie d'appeler mes amis tous ceux qui sont sages et bons; et ceux-là, le Ciel le sait, ils sont en bien petit nombre. Mais aucun ne peut m'êlre jamais plus cher que vous ; pourquoi le seraient-ils? Ma Muse a perdu ses ailes; ou, comme un cygne mourant qui plane et chante, je vous chanterais en style héroïque. Mais, quoi qu'il en soit, n'êtes vous pas exemple d'artifice, une âme digne d'amour, formée pour être bénie et pour bénir? Une source de félicité scellée et secrète ; un luth dont les initiés qui ont reçu les leçons de l'amour tirent une musique à adoucir le jour le plus brutal, et à enchanter la tristesse jusqu'à ce qu'elle dorme? Vers l'oubli, moi et toi, tout ce qui aime et tout ce qui est aimable, nous nous batons maintenant avec des pas, h<'las ! Irop iiK'gaux ! Puissions-nous nous rencontrer dans un Elysée ou un linceul ! Si quelqu'un élail curieux de découvrir si je suis pour vous un ami ou un amant, qu'il lise les sonnets de Shakespeare, afin d'y trouver une pierre à aiguiser pour leur stupide intelligence qui déchire sans couper; ou qu'il devine comment Diotima, la sage prophétesse, donnait des leçons à son maître, et pour(|uoi il réprimandait l'esprit enfantin de mélodie sur les douces lèvres d'Agathon. qui, pendant quil parlait, ressemblait à l'aimable étoile, quand le matin apercé la voûte des ténèbres, dans l'aube d'or à moitié cachée et cependant belle encore. Je veux gager mes espoirs du Ciel (vous savez ce qu'ils valent) que les présomptueux pédagogues de la terre, s'ils pouvaient déchiffrer l'énigme qui leur est ici offerte, dédai- gneraient d'être ou de paraître ce qu'à présent ils sont ou paraissent être. Mais laissons-les gronder ! Ils ont peu de plaisirs en ce monde. Peut-être deviendrions-nous stu- pides si nous n'<'tions grondés ; les fruits du paradis sont bien doux, quand ils sont défendus : la folie peut assaison- 358 APPENDICE lier la sagesse, la haine, lamour. Adieu, si l'on peut dire adieu à ceux qui Je ne veux pas, comme la [tlupart des faiseurs de dédi- cace, nvassurer à moi-niênie et au monde entier et à vous que vous êtes sans faute. Pour Dieu ! je voudrais qu'ils le fussent ceux qui me tancent sur votre amour! (Je porterais alors avec un esprit léger ces pesantes chaînes de la vie) et pour Dieu je voudrais l'être, moimème, ou en être aussi près que vous, cher cœur ! Hélas ! que sommes-nous? Des nuages poussés par le vent, en multitudes guer- royantes ; (|ui lomhons eu pluie dans le sein de la terre, pour en sortir encore, et qui à notre mort et à notre nais- sance, tout le cours de notre vie sans repos, revêtons, Comme venant du ciel, des couleurs qui ne nous appar- lieunenl pas en propre, mais qui nous sont données, puis enlevées, et dont linconslaiile lueur rejaillit de lesprit sur noire visage. Il y a une Puissance, un Amour, une Joie, un Dieu, qui lait des cœurs mortels sa courte de- meure ; une exhalaison pythienne, qui inspire l'amour, seulement l'amour ; un souille qui sur les cordes de la harpe géante de Tame... C'est une harmonie sous laquelle le langage est défail- lant ; vous la sentez le dépasser, comme la MorJ loule- puissante son coursier exsangue Et (|uel est ce très court et 1res hiillanl plaisir. (|ui se précipite à travers le toucher et à travers la vue, et se tient devant le irone le plus secret de lesprit, un Séraphin nu? Pei'sonne ne la jamais su. Sa naissance est ténèbres; sa croissance, désir ; indcimplahle et fugitif et violent comme le feu, qu'on ne peut toucher, mais seulement sentir, il remplit le monde de gloire — et il n'est plus ! . Il flotte avec ses ailes d"arc-en-ciel sur le courant de la vie. (|ui coule comme un rêve dans la liimièr»' du matin, vers le tonilicau. ((•innic vers un (»C(''an APPENDICE 359 Quelle est celte joie, que la sereine enfance ne perçoit pas, pendant que les heures pour elle passent dans le contenlenient, chacune avec sa chaîne de fleurs, et qu'elle jouit avec honheur des formes de ce monde nouveau, jouets i{éants et toujours nouveaux f'abri(|ués par laclive « Nature » ? La Souvenance emprunte le Miroir de la Fan- '^aisie, pour montrer ces formes plus vraies qu'elles ne sont maintenant, et (jue peut-être elles n'étaient aloi's, (|nand lout objet familier nous semblait merveilleux, et (|ue l'iinmorlalité de ce i-rand monde, que toutes choses doivent partager, se faisait sentir une même chose avec l'esprit qui s'éveillait, inconscient de lui-même, et des étranges distinctions que dans le cours de ses changements il n'apprend à sentir et à connaître que pour se lamenter à chacune d'elles, comme si elle était un. objet de désolation. N'y aurait-il pas un doux refuge, Emily, pour tous ces exilés, loin de la stupide folie qui tourmente ce monde charmant avec l'orgueil et la douleur, pour toute celte bande d'âmes sœurs, qui se reconnaissent l'une l'autre à des accents sans voix?... 1820. APPENDICE II PROLOGUE POUR L'HELLAS (fragment) "^ UN HERAUT DE L ];TERMTE C'est le jour où loiis les lils de Dieu adeiident dans la chambre du sénat, sans voû(e, dont le |»ar(|U('t esl le chaos, et Tahîme inéhranlahle i^iacé pai' son ininiuahle parole jusqu'à l'hyalin [Je suis] Toinhrc de Dieu, le (IriciiiK- de celui dcvani le souille ducjuel l'univers esl comme uiu' cniprcinlc de rosée. Hiérarques cl rois, (jui de vos (lônes élevés sur le passe iiouvernez le pic'senl rebelle, vous (|ui clos assis sous le pavillon du rayonnement ou de lobscurilé de la morlellc pensée, qui, semblable à un(^ exhalaison évaporée «le la terre, eaciie le [dôme] du ciel (|ui lui a doniK- naissance... assemblez-vous ici devani lelrùne de \:nrne une digne iiis|)iratiiin d'une des plus siildinics cnnirplions do Siielley. et cnniuie un échantillon reniai'pii>itii>us d'i-spiit rliangcanics. et. pal-dessus tout, l'alisciire d'encouragenM-nl liuiM'ul (•lie cniiiplii'S painii les causes (uincipalus <|ui ont juive uuli'u lilliraiure d'un si bel ouviagu. • \PPF.XD1(.F, 361 décret voltige encore et rincariialioii de feu est encore suspendue sous le vêtement de la((uelle il... éclipsera les plus belles de ces lies errantes qui diamantent lespace de saphir de lair interstellaire, cette sphère verte et d'azur, cette terre moins enveloppée dans la beauté de sa tendre lumière que dans Tatmosphère desprit vivant qui pénétrant tout son [être] roule de royaume en royaume et dàge en âge, et dans son tlux et reflux pousse les générations à leur place mar(|uée, taudis que le sublime Arbitre con- temple la lutte, et au temps lixé envoie ses décrets voilés dans réternel [destin]. Dans lenceinte de cet orbe suspendu s'étend une antique région, sur laquelle tombèrent à l'aube dor du monde les rosées de la pensée, les premières et les plus bienfaisantes ; et de cette région jaillirent des temples et des cités et des formes immortelles, et des harmonies de sagesse et de chant, et des pensées, et des actions dignes de pensées si belles. Et quand le soleil de son empire sombra, quand arriva Ihiver de sa gloire, les vents qui la mirent à nu continuèrent à souffler, et balayèrent cette rosée jusqu'aux extrêmes limites du désert en nuages errants de pluie ensoleillée qui dégelèrent le sein non maternel du Noid. Hàtez-vous. tils de Dieu... car vous avez vu, avec répugnance, ou avec approbation ou avec étou- uement, s'accomplir les rigoureux décrets, qui ont accu- mulé sur la Grèce la ruine, la dégradation, et le désespoir. Et maintenant un quatrième fléau attend. Assemblez-vous, fils de Dieu, pour hâter, ou prévenir, ou suspendre (si, comme vous le rêvez, vous avez encore un tel pouvoir) la destinée inaccomplie CIICEIR Le rideau de 1 Tnivers est déchiré et disséminé. les mondes ailés de splendeur s'éparpillent comme de sau- vages colombes dispersées. L'espace est sans voûte et nu. et au milieu s'élève un sanctuaire nuageux, sombre parmi les trônes de lumière. HAIlliL. 11. — -21 362 APPENDICE Dans la tlaniine bleue de Ihyalin des mondes dor roulent et étincellenl De chaque point de llnfini, comme mille aurores dans une seule uuil, les splendeurs sur- gissent et s"épandent. El à travers le tonnerre et de ter- ribles ténèbres la lumière et la musique rayonnent, et dans leurs chars pavillonnés conduits par des ailes vivantes, les Pouvoirs géants s'avancent dans les hauteurs, obscurs ou brillants comme les trônes quils remplissent. Un chaos de lumière et de mouvement sur le limpide Océan... Le sénat des Dieux est réuni, chacun assis à son rang et à sa place ; le silence se fait dans les espaces. Voyez ! Satan, Christ et Mahomet se lèvent en frémissant de leurs sièges ! CHRIST Père tout-puissant ! Agenouillé bien bas aux pieds de la Destinée Il y a deux fontaines dans lesijuelles pleurent les esprils, quand les mortels errent, appelées la Discorde et l'Esclavage; ; et de leur rosée amère deux Destinées emplissent chaciine leurs irrévocables urnes. La troisième, la plus féroce et la plus puissante, a mêlé les deux sources, et y a ajouté le chaos et la mort, la lente lymphe de l'oubli, et la haine et la terreur ; et la pluie empoisonnée. Par ce front, dont les porcs ont [dcnré des larmes de sang; par ces larges blessures; par celte iui|)ériale cou- ronne d'agonie ; par l'iufamie, la solituile el la mort (car j'ai enduré tout cela); [)ar l'angoisse de pitié l'esscnlii; pour •ceux qui voudraient [se donner] pour moi la joie oubliée d'une revanche (car j'ai senti cela) ; par la lumière sacrée de Platon, dont mon esprit ne fut (|u"iin éclatant lende- main ; par la (irèce, et par tout ce ((u'clli' ne peut cesser d'être; ses par()les inextinguibles, étincelles de linimor- telle vérité, étoiles de toute nuit ; ses hainionies et ses formes, échos et ombles de ce que l'Amour adore en toi ; jf t'en adjui-e, énu-ts la Destinée, ton irrévocable enfant ! Quelle descende, Nicloire aux ailes de séraphin, armée de APPENDICE 36;3 la tempête et de lonmipotence de Dieu qui gouverne toutes choses ! Du sein des vaines liiçues ; de la Tyrannie qui arme les anarchies mécréantes et jalouses, pour écraser, comme un nid de serpent ailé, le nom de la Liberté ; du sein de l'ora- geuse l'action, qui semblable à un tremblemenl de terre secoue et soulève le solide cœur de Tentreprise ; de tout ce qui tait des plus saints rêves des plus sublimes esprits autant d'étoiles sous l'aurore la Liberté se lèvera victorieuse, comme le monde jaillit du Chaos! Et de même que les cieux et la terre se parèrent en naissant de la beauté et de la lumière de ton premier sourire, ô Père ; de même qu'ils recueillirent l'esprit de ton Amour, qui pave leur sentier sur les abîmes, jusqu'à ce que chaque sphère ne fasse plus qu'un seul e$[)rit vivant ; ainsi la Grèce SATAN Comme tout ce qui est sous Tempyrée, sois à moi ! Es-tu aussi aveugle que l'antique Destin, toi, roi dérisoire cou- ronné d'une guirlande d'épines, dont le sceptre fut un roseau, le roseau brisé qui te perce, dont le trône est un siège de mépris ? Car, ne vois-tu pas sous ce parquet de cristal les innombrables mondes de lumière d'or qui sont mon empire, et le dernier d'entre eu\... que tu voulais menlever en le rachetant ? Ne sais-tu pas qu'ils sont mon partage ? Ou voudrais-tu rallumer la [terrible] guerre dont notre puissant Père fut alors l'arbitre, quand il assigna à chacun de ses fils rivaux sa part de royaumes ? Et toi, Destinée, qui es armée de l'omnipotence de celui qui t'envoie, quelle que soit ta tâche, hâte-toi, n'hésite pas à l'accomplir ! et que tes trophées soient les miens, soit que la Grèce devienne encore une fois la source du désert où la terre s'abreuvera de la liberté, qui lui donnera la force de souffrir, ou bien un gouffre de mort béante, oii s'engloutisse tout bonheur, toute vie, toute espérance. Viens, toi, l'exécuteur de ma volonté, non moins que de celle du Père. 364 APPENDICE Mais, do peur que lu ne faiblisses, les chiens ailés, la famille et la peste, te surveilleront; le serpent aux cent dards, linsaliable superstition sera toujours... derrière tes pas ; la t^uerre en haut voltigera, et en bas la fraude bâil- lera, et le chant^einent volera devant toi sur ses ailes de draiion, bouleversant et consumant. J'y ajoute trois fioles des larmes que les démons pleurent quand les esprits ver- tueux à travers la porte de la mort passent triomphants sur les épines de la vie, sceptres et couronnes, mitres, épées et pièges, les foulant aux pieds dans le mépris, comme ils ont fait, lui et Socrate. La première est l'anarchie ; quand le pouvoir et le plaisir, la jiloire. la science et la paix pendront à la liberté comme un fruit à l'arbre vert, alors verse-la, et les hommes seront réduits en cendres. La seconde, la tyrannie... CHRIST Esprit endurci ! Tu ne vois que le jtassé dans l'avenir. L'orgueil est ton erreur et ton châtiment. Ne (e vante pas de ton empire ; ne rêve pas que tes inondes soient quelque chose de plus que les étincelles d'une fournaise ou que des gouttes d'arc-cn-ciel devant le Pouvoir qui les gouverne et les anime. La vraie grandeur n'a pas besoin d'espace ; la vraie excellence vit dans l'esprit de toutes les choses qui vivent, (jui la prête aux mondes que tu ajipelles tiens... . M.VHOMET Ilâte-toi, et remplis le croissant qui pâlit de rayons aussi acérés (|ue ceux (|iii percèrent l'oiuitre de la nuit chré- tienne refoulée sur l'Occident, (juaiid la lune orientale de l'Islam triompha du Tmoliis aux neiges Acroci'iidiniennes... Éveille-loi, parole de Dieu, el, du troue de la Destinée aux dernières limites de ta roule, puisse triompher.. Sois une mab'-diction sur ceux doiil la croyance divise et multiplie le Dieu suprême !... 1821 TABLE DU SIXOND VOLUME. Pages. Les Cenci 1 PrOMÉ THÉE DÉLIVRÉ 1 17 La Magicienne de l'Atlas 229 Epipsyciudion 261 Adonais 281 Hellas 313 Appendice. l. Fragments d'études pour l'Epipsychidion 355 IL Prologue pour Hellas 3G0 — IMP. E. AKRAULT ET C" Date Due #7 cy t-* -i pu *^~ «•' tJi .^; *;